Analogies et contrastes entre Olivier Cromwell
et Napoléon Bonaparte
LU DANS LA SÉANCE PUBLIQUE DU 2 MAI 1837,
PAR M. C. LACRETELLE.
Le titre que je donne à ces observations présente, j’en conviens, l’embarras d’une périphrase ; mais j’ai voulu éviter le mot de parallèle, qui aurait indiqué quelque parité, soit de gloire, soit de génie, soit de crimes entre un homme extraordinaire et un grand homme. Je n’établis une balance que pour la faire pencher au gré du sentiment national et de l’équité. On a dit à Napoléon Bonaparte victorieux : Sire, vous avez secoué le joug des parallèles. Le même Napoléon, mourant sur le rocher de Sainte-Hélène, déconcerte encore plus l’esprit de comparaison. Les rigueurs du sort doivent modérer celles de l’histoire et de la philosophie, mais peuvent les forcer au silence. Les jugements qu’on porte sur les personnages qui ont disposé des destinées humaines doivent être soumis à révision. A de tels colosses il faut du lointain et de la perspective.
Voici deux soldats pleins d’enthousiasme pour la liberté qui la détruisent à force de victoires remportées en son nom. Voici deux souverains absolus qui ne sont en effet que des dictateurs. L’un dans sa toute puissance n’ose franchir la dernière marche du trône ; l’autre ne peut s’y maintenir. Leur despotisme à l’intérieur diffère de la tyrannie. Ils ont pu servir d’exemple aux plus grands rois, par leur activité, leur vigilance ; mais ils surpassent les mesures arbitraires des monarques dont ils occupent la place et dont la tête a roulé sur l’échafaud par des formes prétendues juridiques. Leur force fut dans une volonté aussi invariable dans son but que flexible dans ses moyens ; mais l’un connut des limites à la sienne, l’autre n’en connut pas ; aussi le premier mourut dans le palais des rois, et l’autre sous les geôliers d’Albion.
Qui des deux a le plus fait pour la grandeur de sa nation ? Il semble d’abord étonnant qu’un tel problème soit posé, et révoltant qu’on puisse mettre en balance la conquête de la Jamaïque avec celle de plus d’États que n’en soumit Charlemagne. Mais si j’ajoute : Qui des deux a le mieux réussi ? il faut bien se résoudre à nommer Cromwell, l’un des plus puissants fondateurs de la domination maritime de l’Angleterre. Napoléon s’est englouti, et a failli deux fois nous engloutir sous l’éboulement de ses conquêtes. Il a rendu sa chute plus inconcevable encore que la rapidité et l’accumulation de ses triomphes. Mais le protectorat de Cromwell n’égala pas, même en durée, la dictature du premier consul. Aux termes rigoureux de la justice historique, ces deux époques doivent seules entrer en comparaison, et la seconde fut infiniment supérieure à la première, je ne dirai pas seulement en exploits militaires, mais en monuments de sagesse. C’est là surtout qu’il est beau de contempler Bonaparte, quoique la liberté ait peine à supprimer ses murmures, et quoique le consulat se termine par un acte sinistre, déplorable clôture d’un gouvernement où le plus grand des capitaines fut animé de l’esprit de Solon et de la vigilance inventive de Colbert. Cromwell avec des soldats puritain, Bonaparte avec les propres gardes du directoire qu’il venait renverser, ont dispersé sous de sanglants outrages deux assemblées qui n’offraient plus qu’une image faible et trompeuse du gouvernement représentatif ; l’une, faible débris de ce long parlement qui avait compté plus d’années de gloire que de désordre ; l’autre, fille avortée de cette convention qui fit planer sur nous encore plus de terreur que sur les rois et les ennemis de la France. Ce qu’il y eut de plus remarquable, c’est que le général anglais avait d’abord protégé ce long parlement contre les violences démagogiques de son armée de saints, et que le général français avait été le redoutable défenseur de la convention presque agonisante. Voyez ce qu’ils en firent quand l’heure du pouvoir sonna pour eux. Mais combien de différences dans leur avénement à cette dictature déguisée sous les noms dérisoires de protecteur et de premier consul. L’un en prit les faisceaux souillés du sang d’un roi judiciairement égorgé par lui-même ; l’autre n’y fut, promu que par sa gloire. Le conquérant de l’Italie se présentait avec une nouvelle conquête, celle de l’Égypte. Son nom était déjà identifié avec la victoire. Cromwell aussi était un général victorieux, mais seulement dans la guerre civile. Les coups les plus forts et les plus décisifs, il les avait portés sous le commandement de Fairfax, et avait fait sur son général sa première usurpation. Bonaparte à vingt-six ans avait déjà formé l’école de plusieurs généraux dont la gloire ne devait plus cesser de s’accroître avec la sienne.
Mais voyons, et ceci est important, combien la France était plus excusable que l’Angleterre d’avoir accepté et même appelé par ses vœux un dictateur : la guerre civile était terminée dans les trois royaumes ; la marine anglaise avait déjà commencé sous l’amiral Blacke le long cours de ses triomphes ; la dette de l’État était faible ; la république n’avait plus rien à craindre que des soldats armés pour la défendre, et déjà l’autorité civile pliait évidemment sous l’autorité militaire. Le long parlement subissait les outrages que l’on garde à la vieillesse impuissante. De la part d’une assemblée élective, un règne de quinze ans était une usurpation flagrante que les nécessités de la guerre civile avaient pu seules faire tolérer. Elle absorbait tous les pouvoirs, puisque la chambre des lords avait été entraînée dans la chute du trône. C’était un despotisme chaque jour insulté par l’anarchie militaire. Qu’étaient devenus les principes de liberté conçus par les Pym et les Hampden ? La nation désabusée laissa faire Cromwell par lassitude et sembla dire : « Un despote intelligent, brave et cher à l’armée, pèsera moins sur nous qu’un despotisme multiple et caduc. » On ferma les yeux sur le crime qui l’avait élevé si haut, en se disant : « Maintenant, il n’aura plus besoin de crimes. »
En France, dans la dernière année du dernier siècle, le mal était beaucoup plus grand, et le remède devait beaucoup moins révolter les esprits. Nos armées avaient encore à repousser l’effort de toute l’Europe avec un courage entier, mais avec une fortune souvent infidèle. L’Italie était perdue : Souwaroff y régnait au lieu de Bonaparte. Il est vrai que le héros moscovite avait rencontré Masséna au pied des alpes helvétiques, et que celui-ci avait appris aux Russes, par un sanglant revers, que le génie de son général n’était pas tout entier absent de la patrie. Au dedans, l’anarchie servait de relâche à la terreur et la terreur de temps en temps servait de correctif à l’anarchie. Par une humanité ironique, ou envoyait mourir dans le désert pestilentiel de Sinnamari ceux qui auparavant eussent suivi sur l’échafaud Malesherbes et Bailly, Vergniaud et Barnave ; et la philanthropie prétendue religieuse jetait encore, mois par mois, dans ces brûlants marécages, de lamentables cargaisons de prêtres échappés au massacre des Carmes. Le brigandage et l’assassinat organisés dans un quart de la France, comme ils le sont aujourd’hui dans l’Espagne, présentaient l’image d’une de ces guerres civiles sans vigueur et qui se perpétuent parce qu’elles forment un peuple fait pour elles. Cependant à Paris on faisait un appel aux plaisirs ; ils avaient leur refuge dans l’un des cinq palais directoriaux. La république, qui tout à l’heure avait prétendu être romaine, mais qui avait trop longtemps copié dans l’intérieur les crimes de Tibère et de Domitien, tandis qu’au dehors elle répétait les exploits des héros de la Grèce et de Rome ; cette république revenait aux mœurs de la régence, auxquelles on avait donné par complément les honteuses facilités du divorce. La probité était encore plus en souffrance que la pudeur. Le gouvernement roulait sur les violations de la foi publique. La banqueroute des deux tiers de la rente avait suivi de près l’effroyable banqueroute de vingt-deux milliards d’assignats. Depuis près d’une année les Pentarques subissaient une partie des violences arbitraires qu’ils avaient fait éprouver, le 18 fructidor, à la majorité des deux chambres et à deux de leurs collègues. Les révolutions étaient devenues trimestrielles, à peu près comme nous voyons se renouveler aujourd’hui celles de mainte république de l’Amérique du Sud. Quels ne durent pas être nos espérances et nos transports, lorsqu’au milieu de ces angoisses tristement égayées, nous vîmes reparaître un héros, jeune d’années et vieux de gloire, narrateur, plein des flammes de ses propres exploits et de ceux de ses soldats, presque miraculeusement échappé aux croisières des vainqueurs d’Aboukir, et qui avait appris le secret de parler en maître et d’administrer dans les lieux on avaient régné Trajan et Sésostris ! L’esprit militaire avait pris le dessus sur l’esprit républicain ; tout paraissait possible avec le héros d’Arcole et des Pyramides. Surtout le besoin d’ordre absorbait les pensées et dominait jusqu’aux esprits les plus rêveurs. Si quelquefois nous entendions murmurer le nom de Cromwell nous repoussions avec feu cette analogie. Des amis passionnés et crédules de la liberté se disaient : Bonaparte se gardera bien de descendre de sa hauteur de grand homme pour tomber au trône des despotes.
Les souvenirs de Cromwell durent pourtant se reproduire plus d’une fois jusque sous le consulat immortalisé par les victoires de Marengo et de Hohenlinden, par deux traités de paix trop peu durables, et bien plus encore par de sages lois qui n’avaient pu éclore dans des assemblées révolutionnaires. Le premier consul nous avait tellement entraînés hors des voies de la liberté, qu’on osait à peine entrevoir comment on pourrait y rentrer. Il était triste de se voir si loin du point de départ si judicieusement marqué par les cahiers de 1789. Mais l’ordre, la religion et même la concorde renaissaient au delà de toute espérance, et l’on se détournait timidement des pensées qui troublaient la joie de cette triple résurrection. Cromwell et Bonaparte se sont joué tous deux de la liberté. L’un ne se fit pas scrupule de briser un parlement de son choix qui voulut colorer sa servilité par quelques humbles représentations et l’autre brisa un tribunat commode où l’esprit le plus ombrageux n’aurait jamais pu discerner des Gracques et des Saturninus.
La politique devint bientôt toute leur âme ; elle dirigea leurs actes de sévérité aussi bien que leurs actes de modération. Leur clémence ne fut pas assez empreinte de cette magnanimité que Cicéron célébra si éloquemment dans Jules César, en ajoutant à la gloire de ce grand homme, et en diminuant la sienne. Bonaparte se fit un jeu de tromper les peuples, et surtout les rois, qui le lui rendirent bien. Cromwell voulut tromper jusqu’à Dieu même ; chez lui, l’hypocrite couvre le héros d’un masque hideux et ridicule. Il transforme les casernes en oratoires, et ses soldats en prêtres, en inspirés, en saints. Jamais il n’est plus à craindre que quand il cherche le Seigneur. S’il s’attendrit, s’il pleure, c’est que le Seigneur lui a commandé des actes inhumains, tels que ceux qu’il commit en Irlande où, pour venger le massacre de cinquante mille protestants, il se montra en Attila, en fléau de Dieu, et fonda une oppression qui a duré deux siècles, n’est pas tout à fait terminée. En proposant une abnégation perfide de toute pensée ambitieuse dans la cause du Seigneur, il veut que les généraux de la guerre civile laissent à d’autres le commandement. Qu’arrive-t-il ? Les généraux, ses supérieurs, renoncent à leur emploi ; lui ne renonce à rien, et succède à tout. Il vole un trône, comme Tartufe vole un héritage ; c’est du moins en prononçant les mêmes paroles d’humilité et de componction. Tout lui sert à déguiser son âme, jusqu’à sa jovialité platement bouffonne. Il vient de signer la sentence de mort d’un roi sur lequel il pleurait tout à l’heure. C’est le moment où le juge le plus aguerri aux rigueurs de son office éprouve quelque frisson, c’est le moment où Néron, jeune encore, regrette de savoir écrire : que fait Cromwell ? de la plume qui lui a servi pour un régicide, il barbouille d’encre le visage de l’un des terribles commissaires, et le décide au crime par des éclats de rire, témoignage menteur de sa sécurité.
Cromwell fut un général d’inspiration soudaine, et surtout un soldat d’une rare intrépidité ; mais il n’a rien inventé dans l’art militaire. Il dédaignait les beaux-arts qu’avait noblement protégés Charles Ier, et souvent il en parlait comme d’une invention de Baal. La Bible paraît avoir été tout le fond de sa littérature. Son intolérance puritaine prononçait l’anathème sur les drames de Shakspeare, qui avaient fait les délices de trois cours, et qui font l’éternel honneur de l’Angleterre. Il fit de Milton son secrétaire, et malheureusement l’apologiste de son crime ; mais il ne sut pas en faire son ami ; ainsi, la haute puissance du génie s’inclina vainement devant celle d’une volonté tyrannique. L’historien français de Cromwell, qui certes se connaît en éloquence, démêle, à travers les discours amphigouriques du Protecteur, des passages qui paraissent heureusement inspirés ; j’en serais ému si je ne connaissais le fourbe : l’éloquence disparaît où la perfidie se fait sentir.
Quelque peu scrupuleux que l’on soit à ranger au nombre des grands hommes d’illustres coupables, je ne puis y placer Cromwell. On n’arrive pas plus au temple de la vraie gloire qu’à la béatitude céleste sous le manteau de l’hypocrisie : je l’abandonne pour parler de Napoléon.
*
* *
L’imagination la plus poétique ne saurait rien inventer de tel que les destinées de Napoléon. Il y a cent épopées dans son histoire ; s’il est Achille, il est encore plus Ulysse ; s’il est Alexandre, il devient Charles XII ; on l’a comparé au Jupiter de la fable, et puis à Prométhée. Mort à l’âge de cinquante-trois ans, mort au monde politique pendant les longues années de sa captivité il semble avoir vécu trente vies d’homme, et même de grand homme. On ne conçoit pas qu’une même aine ait suffi à tant de travaux de courses de méditations, à des triomphes si accumulés, à trois désastres épouvantables, à tant d’ivresse, à un si long supplice. Il met au défi la poésie de l’atteindre, et l’histoire de le juger. Son moi domine tout ; la nation française semble s’absorber dans ce moi. Il l’a délivrée d’une anarchie vivace, mais il finit, et finit deux fois par en faire la proie de l’invasion étrangère. C’est l’esprit le plus positif, et en même temps le plus chimérique puisqu’il a rêvé la conquête du monde au XIXe siècle. Fils de la république, il tue toutes les républiques en Europe. C’est le fléau des rois, et c’est pourtant l’appui des trônes ; il ne fait qu’en changer les maîtres. Il veut que tous les souverains ne forment qu’une famille, pourvu que ce soit la sienne. Pas un homme n’est plus simple dans ses habitudes, et n’est plus prodigue de magnificence autour de lui. Il ne marche qu’entouré de prestiges. Il fait un peuple conquérant d’une nation à laquelle la philosophie venait tout à l’heure d’apprendre à maudire les conquêtes. Il semble marcher avec son siècle ; mais il veut et sait longtemps le pétrir à son gré. Vous diriez que sa cour est un temple de la concorde, en y voyant parés des mêmes titres et des mêmes insignes, de fiers républicains et des vétérans de la Vendée ou de l’armée de Condé : mais ou sent que c’est une concorde imposée. Ce serait la plus froide des cours, si elle ne resplendissait de sa gloire et de celle de ses lieutenants. Il fait marcher d’un côté des juges de Louis XVI, et de l’autre le saint-père à son sacre. L’armée l’idolâtre, même en mourant sous le ciel glacé où il l’a conduite, Le peuple des campagnes lui garde une affection tenace, après lui avoir livré le tribut annuel de ses fils. Quand il n’a pas à parler en maître, il montre tout l’art du séducteur. En amour, il court à la victoire, sans employer une tactique fort délicate : la galanterie n’était pas son lot. Il pense toujours en homme d’État, et s’exprime souvent en poète. Sa parole saccadée, ses missives tronquées répandent des oracles épars comme ceux de la sibylle. Son regard porte la terreur, et bientôt après il est plein de charme et d’artifice. Il s’amuse des hommes, et en fait des acteurs auxquels il distribue les rôles qu’il juge convenir à son drame, ou il en fait les pièces de sa partie d’échecs. Aucun observateur du cœur humain, fût-ce Molière ou Shakspeare, n’en connut mieux toutes les parties faibles ; mais il en étudia mal les parties fortes et généreuses, et c’est ce qui le perdit.
Quand il tient ses bras croisés, tout le monde s’ébranle ; c’est son attitude quand il voit venir la victoire : il la garde encore sur les ruines menaçantes de Moscou embrasé ; il la garde dans son île de Sainte-Hélène, où son plus grand tourment sans doute devait être le souvenir des fossés de Vincennes. Il a dompté les hommes à l’aide du destin, et finit par vouloir dompter le destin même. Ille regarde comme un vassal indocile qu.il faut ramener à l’obéissance. Deux fois sur la Méditerranée il s’est joué des dominateurs des mers, et l’Océan le verra leur captif. Mais l’heureux fugitif de l’île d’Elbe s’est-il cru renfermé sans retour dans l’île de Sainte-Hélène, et ne s’est-il pas dit : Plus les rois me craignent, plus les peuples m’appelleront. On ne répand pas tant d’illusions dans le monde sans en être soi-même fortement fasciné. Il nous avait versé à longs traits la coupe de la gloire, et il a fini par y boire le dernier, quand la plupart des Français étaient fatigués du breuvage et disaient : Il y a trop de sang dans les bulletins d’Eylau et d’Essling. Nos oreilles étaient persécutées par le bruit des 1,200 pièces d’artillerie de Wagram.
Cependant Napoléon, par le rétablissement de l’ordre, a seul rendu la liberté possible pour nous, et certes elle ne l’était plus à la fin du siècle dernier. Pour jouir de la liberté, pour connaître le gouvernement représentatif dont nous n’avions vu que le fantôme trompeur et sanglant, il fallait n’être plus déchiré par des haines atroces, et Napoléon les avait presque éteintes. Il fallait renaître à des habitudes d’ordre, et l’administration de Napoléon en était, à beaucoup d’égards, un admirable modèle. Il fallait retrouver des finances, et Napoléon les avait rétablies bien plus florissantes et mieux réglées qu’elles ne le furent sous la vieille monarchie, si l’on en excepte la courte époque de Henri IV, et vingt ans du règne de Louis XIV. Il fallait des croyances religieuses : elles étaient revenues d’elles-mêmes par l’insupportable fatigue d’une morne incrédulité, et Napoléon les avait affermies par le rétablissement du culte dont Chateaubriand, autre espèce de puissance, avait provoqué le retour. Les lois révolutionnaires n’avaient fait que lutter de barbarie avec les coutumes féodales qu’elles avaient détruites ; il fallait retrouver et fonder une jurisprudence conçue par les Romains, et glorieusement perfectionnée par la philosophie nouvelle. Le conquérant se mit à l’école de profonds jurisconsultes, et parut quelquefois leur émule. Son Code civil le suivit dans ses conquêtes, comme pour en réparer les désastres parmi les vaincus. Elles sont perdues pour nous ces conquêtes, et ses codes survivent. Le prisonnier de Sainte-Hélène pouvait se rappeler ces monuments de sa vigilance et de sa sagesse, avec une satisfaction plus profonde et phis philosophique que ses plus sanglantes victoires : car il n’y a point de revers à côté de ces nobles travaux ; point de Moscou, point de Leipzig, point de Waterloo. Ces bienfaits furent réels, quoique souvent rendus à coups de sénatus-consultes despotiques. Je ne sais si cette grande ombre s’étonnera d’être remerciée au nom de cette liberté à laquelle il fit tant d’outrages ; pour moi, je suis convaincu qu’une liberté vraie n’était possible pour nous que précédemment posée sur les bases de l’ordre.
Je sens que ce grand sujet m’entraîne ; mais qui parle de Napoléon voit s’étendre les limites de son discours, comme autrefois les limites de son empire s’étendaient toujours devant lui. Je parle en présence d’une illustre assemblée qui doit à l’empereur Napoléon plusieurs bienfaits, et qui se souviendra toujours qu’il se nomma, dans ses proclamations, membre de l’Institut et général de l’armée d’Orient, et qu’il fit retentir de ces deux titres noblement unis, les échos des Pyramides. Il sut, par un culte intelligent, ranimer le pur amour des lettres, et faire tomber cette rhétorique de clubs qui roulait le limon révolutionnaire. Rendons-lui grâces ; mais quel insensé regrettera cette faux du conquérant, qui, surtout dans les temps de revers, était toujours levée sur l’âge adulte J’aime mieux une nation qui grandit par ses lumières, par sa constance et la force de son bon sens, qu’un grand homme à qui la fortune tend un piége inévitable, et qu’elle conduit au délire, à un véritable suicide par l’excès même de ses faveurs. J’aime mieux un ciel serein qui mûrit lentement les fruits de la terre, que le plus magnifique météore qui luit sous un ciel orageux, et ne parait écarter une tempête que pour en amener une autre. Soyons à nous-mêmes les gardiens vigilants de notre liberté conquise et reconquise ; sauvons-la par une fermeté calme, et de tous les moments, des rêves frénétiques du crime et de ces explosions funestes que le premier consul prévenait par un flot de déportations arbitraires, et craignons, par nos fautes, par notre mollesse, par des dissentiments futiles et funestes, d’appeler des libérateurs qui vendent si cher leurs bienfaits : et encore faut-il dire que le ciel irrité envoie plus souvent un Sylla qu’un Napoléon, pour faire cesser le bruit des discordes civiles.