Notice sur M. de Montyon

Le 25 août 1821

Charles LACRETELLE Jeune

NOTICE SUR M. DE MONTYON

PAR M. CHARLES LACRETELLE,

Lue dans la séance publique du samedi 25 août 1821.

 

 

Dans un jour où la plus douce de nos solennités académiques réunit tant de fidèles amis des lettres, je viens les entretenir de leurs goûts, de leurs études et d’un modèle précieux que leur a offert l’âge présent. Le moment est venu peut-être de ranimer une ferveur, sinon éteinte, du moins affaiblie. Sans doute les esprits n’en sont pas venus à une cruelle indifférence pour les lettres, les sciences, les beaux-arts ; mais ils sont préoccupés par d’autres intérêts et par d’autres passions. C’est aux lettres à dompter ces passions, et non à les servir. Elles trouveront de nombreux et puissants auxiliaires ; leur cause est aussi celle des femmes. Tout ce qui tient à l’élégance des mœurs, aux plaisirs épurés, tout ce qui prête un charme à la pitié, tout ce qui entretient dans l’âme l’exaltation de l’amour et qui l’élève vers Dieu, fait partie de l’empire des femmes et de l’empire des lettres.

J’entends par amis des lettres, ceux qui, sans pouvoir leur rendre un culte assidu, et distraits par d’autres genres de gloire et de travaux, les aiment, les protègent et les inspirent. Éloignés à regret du monde idéal où les gens de lettres se trouvent si bien, ils y font encore des excursions secrètes, et, à leur tour, ils introduisent les gens de lettres dans le monde réel. Doux commerce ! précieux échange de soins et de secours ! Ainsi s’opère une alliance du génie qui se fortifie dans la retraite, avec le goût qui se polit dans la société.

Les gens de lettres ont beau peindre le monde tel qu’il est, ce qu’ils savent le moins bien quelquefois, c’est l’art de s’y conduire. Il leur faut, parmi les amis des lettres, des bienfaiteurs délicats qui cherchent les besoins secrets au fond d’un cœur plein de tendresse et de fierté, des arbitres qui apaisent leurs rivalités souvent trop ardentes, des censeurs courageux et discrets qui harcèlent leur paresse, répriment leur présomption, épient leurs défauts, se désolent de leurs fautes ; des appréciateurs sincères de leurs talents, qui les défendent contre des injustices passagères ; il leur faut surtout de belles âmes à contempler ; elles affermissent leur foi pour les hautes vertus : l’aspect d’une belle âme est la plus féconde des inspirations.

Entre l’homme vertueux et l’homme de génie, il y a une sympathie constante, parce que tous deux étendent les limites de la condition humaine, et sont sans cesse occupés à lui créer de nouveaux titres. Eh ! comment pourraient-ils vivre séparés ? Tous deux se servent tour à tour de modèle. Ce qu’il a dit, je le ferai : voilà le langage de l’un ; Ce qu’il a fait, je l’exprimerai : voilà le langage de l’autre.

Avec quelle tendre prédilection la gloire des amis des lettres n’est-elle pas célébrée par ceux qui les cultivent ! Leur reconnaissance nous a rendus chers les noms d’hommes que, sans eux, l’histoire n’eût jamais aperçus. Cette reconnaissance est solidaire; elle s’étend d’âge en âge elle redit les mêmes noms, sans paraître monotone. Si nous ne nous faisons plus une loi de célébrer dans chacun de nos discours les premiers fondateurs de l’Académie Française, c’est qu’un éloge qui s’échappe a plus de prix qu’un éloge commandé. Il fut un temps d’anarchie, de sombres chagrins, de fureurs extravagantes, où la gloire de Louis XIV, dont les cendres avaient été violées dans leur saint asile, était insultée dans tous les discours politiques. Les gens de lettres et les amis des lettres firent une ligue pieuse et courageuse pour la défendre. Ce grand nom, dès qu’il est ici prononcé, nous fait tressaillir de respect ; les souvenirs s’éveillent en foule nous ne pouvons séparer Louis XIV de ses glorieux contemporains les statues qui décorent cette enceinte semblent s’animer et nous couvrir de la majesté du grand siècle.

L’ami des lettres qui n’y peut consacrer toute son âme, parviendra bien rarement aux profonds secrets d’une haute poésie mais la grâce sera toujours familière à ses paroles, comme l’aménité à ses traits il sera facilement un conteur enjoué. Ses mémoires joindront à des traits vifs et profonds une correction, une élégance, qui ne seront jamais étudiées ; ses lettres seront souvent le modèle le plus exquis de la politesse de son siècle. Homme d’État, appelé au conseil du Prince, son langage aura plus de dignité, plus de précision, et, comme il s’est longtemps plongé dans la source du beau, il pourra souvent en répandre toutes les richesses dans un langage éloquent. Toutes ses études lui parlent du bien il trouvera plus de charme à le pratiquer. Sa bienfaisance aura des secrets délicieux. La retraite, l’exil, l’adversité, la vieillesse, le trouveront mieux préparé que les autres hommes. Il dira quelquefois : « J’attendais ce malheur pour être rendu aux « lettres. »

Tandis que je cherche à désigner ici par des traits généraux les penchants aimables et sereins de l’ami des lettres, un modèle vient s’offrir à la pensée de ceux qui m’écoutent, et surtout des membres de l’Académie Française. Leur reconnaissance a nommé M. de Montyon. Hélas ! c’est la mort de cet excellent Français, de ce bienfaiteur anonyme et constant des lettres et de l’humanité, c’est la seule mort qui nous permet de prononcer ce nom ! Chargé d’être aujourd’hui l’interprète de notre reconnaissance commune, je m’applaudis d’une telle mission, et crains de la remplir, trop faiblement. Heureux l’écrivain qui, pour peindre cet excellent ami des lettres, trouverait des couleurs aussi douces, aussi pures que l’était son âme !

M. de Montyon, né d’une famille distinguée et possesseur d’une grande fortune dès sa jeunesse, joignait à ces avantages des dons plus précieux encore : un esprit sain dans un corps robuste, une disposition presque inouïe à la tempérance, des goûts à la fois aimables et sérieux, un cœur bienfaisant

De la magistrature judiciaire, il passa bientôt à la magistrature administrative. Il en parcourut les emplois les plus importants, toujours occupé, jamais ambitieux, homme d’État sans préjugés, sans systèmes absolus et tranchants. Ses goûts le portaient à la fois vers les sciences et vers les lettres, et l’extrême vieillesse le trouva fidèle aux unes comme aux autres. De la philosophie de son siècle, il n’aimait que ses leçons de tolérance. D’autres les développaient avec fougue il les pratiquait avec un cœur paisible. Ami judicieux des hommes de lettres de son temps, il ne craignait pas d’adresser des avis sévères à ces puissances du jour.

Sitôt que l’une des Académies exprimait le regret de n’avoir pas un second prix à donner, il se hâtait d’en fournir secrètement les fonds. Dans un concours où une Académie, n’ayant qu’un prix à décerner, avait distingué quatre ouvrages, trois prix furent successivement offerts dans trois lettres anonymes. On cherchait les trois bienfaiteurs parmi les plus puissants personnages de ce temps ; il n’y en avait qu’un seul, et c’était M. de Montyon. On lui indiqua un jour un jeune littérateur dont les talents s’annonçaient avec éclat, et qui manquait des dons de la fortune. M. de Montyon lui fit offrir une pension, mais ne voulut point être nommé. « Je n’accepte le bienfait, dit le jeune écrivain, que sous « la condition de connaître mon bienfaiteur, » Le combat dura quelque temps mais il n’y eut aucun moyen de fléchir, ni la modestie de l’homme d’État, ni la délicatesse de l’homme de lettres.

Vers le même temps, M. de Montyon, toujours sous le voile de l’anonyme, fondait à l’Académie Française le prix d’encouragement pour l’ouvrage le plus utile aux mœurs, et le prix de vertu.

Il lui avait été impossible d’échapper, dans ses diverses administrations, à cette reconnaissance, à cette célébrité que dans ses munificences particulières il évitait avec tant de scrupule.

L’intendance de M. de Montyon en Auvergne fut un enchaînement de soins paternels, de combinaisons savantes et de bienfaits. Quand les fonds publics lui manquaient pour réparer un désastre local, il y suppléait par sa fortune. Dans une année de famine, il fit ordonner à ses frais des travaux publics, pour, l’embellissement de la ville d’Aurillac. Tous les indigents reçurent par lui du pain, et la ville profita du malheur même qui avait désolé ses murs. Quand il quitta cette intendance, les habitants d’Aurillac adoucirent leurs regrets, en élevant un obélisque à la gloire de leur excellent magistrat, qui ne pouvait plus s’opposer au témoignage de leur reconnaissance. Plus de trente ans après, en 1802, cette même ville, où M. de Montyon faisait encore parvenir quelques secours, du sein même de l’émigration, ne craignit pas de lui rendre de nouveaux honneurs publics. C’est une jouissance pour le cœur, que de voir, à travers les obstacles du temps, de l’exil et de la révolution, cette fidélité réciproque du bienfait et de la reconnaissance.

M. de Montyon, peu courtisan, obtint une charge à la cour, et voici à quelle occasion. Comme il attendait un jour une audience du roi, de jeunes seigneurs remarquèrent son costume antique, et surtout l’ampleur surannée de sa perruque, et ne purent s’abstenir de quelque innocente espièglerie. Un prince, alors d’une extrême jeunesse, se sentit entraîné par leur gaîté contagieuse. Le roi le sut, parla sévèrement au jeune prince, insista sur le caractère et l’esprit distingués du magistrat auquel on avait pu causer quelque peine. Le prince réfléchit, et le lendemain il vint trouver le roi. « J’imagine, lui dit-il, un bon moyen pour réparer mon tort envers M. de Montyon. Votre Majesté n’a point encore nommé à l’emploi de chancelier dans ma maison je viens le demander pour lui. » La place fut accordée. À ce trait d’un excellent naturel, qui ne croirait entendre une de ces anecdotes qui ont rempli la vie si courte, hélas ! de monseigneur le duc de Berry ?... Ce fut le prince, son père et son modèle, qui sut réparer un tort si léger avec tant de grâce et d’empressement.

Il arriva qu’un prince si aimable, si digne dès lors de tout l’amour que nous lui portons aujourd’hui, fut inscrit le premier sur les listes de proscription que la révolution à dresser dès le commencement de son triomphe. M. de Montyon ne tarda pas à venir retrouver dans l’exil le prince auquel il s’était attaché dans les jours de bonheur. Quel exil, grand Dieu ! que de traverses ! que de courses incertaines que d’asiles peu sûrs ! que d’espérances renversées ! que de malheurs qui n’étaient rien encore auprès de ceux dont on apprenait les foudroyantes nouvelles, et dont la patrie était le théâtre et la victime ! La religion, les lettres et la philosophie soutinrent l’âme de M. de Montyon. Il eut encore le moyen d’être bienfaisant sur la plage étrangère. Heureusement on n’avait mis en France qu’un séquestre tardif sur ses biens il put sauver et transporter une grande partie de sa fortune. Ses besoins, si bornés, étaient encore réduits. Il ne vivait plus que de légumes, de fruits et de laitage. Cette abstinence pythagoricienne prolongea ses jours et entretint la sérénité de son âme, en fournissant de nouvelles ressources à sa bienfaisance. Alors ses dons, ou caches, ou embellis par une délicatesse ingénieuse, vinrent chercher dans de pauvres et obscures retraites des familles françaises qui avaient autrefois pratiqué les mêmes vertus que lui. Il remplissait alors les nobles fonctions de conseiller du malheur, de courtisan d’une puissance exilée. Je me souviens de l’impression que produisit en France, en 1796, pendant la domination du Directoire, la lecture d’un rapport adresse au roi par M. de Montyon. Nulle œuvre ne fut plus propre à donner des forces au royalisme renaissant. Le cœur du roi proscrit et le cœur du magistrat son interprète s’étaient admirablement rencontrés dans cet écrit conciliateur. Nous admirions le calme de ces raisonnements si opposé à nos délibérations fougueuses, et ce style sans artifice, et dont la pureté égalait la noblesse. M. de Montyon parlait de liberté au roi qui devait seul nous la faire connaître; mais il se gardait bien de ne l’envisager que comme un don nouveau, subitement éclos dans la révolution, comme un fruit de la tempête il la voyait dans nos constitutions antiques, en suivait les progrès, et ne s’opposait pas à ses nouvelles conquêtes, pourvu qu’elles fussent raisonnées et consenties pourvu qu’elles prissent leur source dans le pouvoir royal, constant bienfaiteur des communes, et qui n’avait acquis des sujets qu’en formant des hommes et des citoyens.

Peu de temps après, l’Académie de Gœttingue couronna un mémoire sur l’assiette de l’impôt, où M. de Montyon traitait ce sujet, non-seulement avec les vues d’un homme d’État exercé, mais avec celles d’un profond moraliste. Il écrivit ensuite un mémoire historique sur les ministres des finances, depuis. Colbert jusqu’à M. Necker. Dans cet ouvrage, plein d’esprit et d’intégrité, M. de Montyon, toujours fidèle à la justice, aux convenances, au bon goût, sait souvent s’élever jusqu’à l’énergie pittoresque de Saint-Simon.

La restauration seule rendit M. de Montyon à sa patrie. Les années s’étaient accumulées sur sa tête, sans lui faire sentir ni le poids ni les chagrins de la vieillesse. Par ses récits, qu’il aimait à faire remonter jusqu’à Fontenelle, jusqu’au chancelier d’Aguesseau, ce Nestor de la magistrature semblait tenir comme eux au siècle de Louis XIV. Par son régime de vie particulier, par sa candeur, par son inaltérable bienveillance, il semblait un homme de l’âge d’or. Les lettres ne lui avaient jamais été plus chères. Chaque jour, il écrivait le journal de sa vie, et, à en juger par les anecdotes qu’il racontait si bien, ses mémoires qui seront recueillis ne peuvent nous faire craindre la stérilité désespérante du journal volumineux de Dangeau.

Comme le prince qu’il avait accompagné dans son exil et à son retour, il trouvait rien n’était changé en France. Rien ne change en effet pour celui qui revoit les objets avec la fraîcheur des premiers sentiments. Il aimait à voir les Académies restaurées ; mais la révolution avait emporté les fondations qu’il avait faites pour encourager les talents utiles, et pour la salutaire proclamation des actes de vertu pratiqués dans les classes obscures. Un anonyme nous apprit que, grâce à des fonds déposés, nous pourrions encore décerner ces deux genres de palme. L’Académie des Sciences recevait aussi des dotations pour des prix nouveaux et permanents. Le roi sanctionna le vœu d’un anonyme que son cœur avait facilement reconnu. En même temps, M. de Montyon entretenait une correspondance active et noblement mystérieuse avec tous les bureaux de bienfaisance. Il avait eu le malheur de survivre à toute sa famille: les indigents lui en formaient une nouvelle.

Au commencement de cette année 1821 ([1]), M. de Montyon, qui comptait moins d’années que de bonnes actions, arriva plein de sérénité à ce moment fatal qui, pour le sage, est le soir d’un beau jour, et pour le sage chrétien, l’aurore d’un jour sans un. Les secrets de sa bienfaisance sortirent en foule de sa tombe. Son testament révèle et l’emploi de sa vie et la puissance que donne une sage économie pour opérer un bien immense. Les hospices reçoivent une des plus amples dotations que leur ait fait encore aucun particulier on l’estime à près de trois millions de francs. Nous voyons extraordinairement accrus par le même testament, les fonds dont il nous avait laissé la noble distribution. O vous, qui, tout a l’heure, allez recevoir un prix de l’ordre le plus élevé, puisque c’est celui de la vertu, vous, dont on va proclamer, tout à l’heure, les actions généreuses, qu’il vous sera doux de dire à ceux dont, presque indigent vous-même, vous avez secouru l’indigence : Grâce à M. de Montyon, je pourrai vous secourir encore !

 

[1] M. de Montyon est mort le 29 décembre 1820.