Réponse au discours de réception de Étienne Aignan

Le 18 mai 1815

François-Auguste PARSEVAL-GRANDMAISON

Réponse de M. Parseval-Grandmaison
au discours de M. Aignan

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 18 mai 1815

PARIS PALAIS DE L'INSTITUT

     Monsieur,

La place que vous venez remplir était occupée par un de ces hommes dont les rares talents ne laissent que peu d’espoir de réparer leur perte. Ses ouvrages, où partout un style enchanteur représente, par sa variété, celle de la riche nature qui fut l’objet de ses méditations profondes, son attachement pour ses confrères, et l’éclat de sa renommée qui se réfléchissait sur eux ; tous ces titres à notre estime, à notre attachement et à nos regrets, nous ont fait éprouver, en le perdant, l’impression d’une vive douleur.

Il n’est plus, mais la plus précieuse partie de lui-même nous reste, ainsi qu’à la France, que ses écrits ont illustrée. En murmurant contre la mort qui nous l’enlève, applaudissons-nous de ce que les merveilles de la nature l’ont entraîné, par un charme invincible, dans une route bien différente de celle qu’il s’était proposé de parcourir. Il aspirait à la gloire des armes, et il obtint celle des lettres ; il voulait faire sa fortune, et il ne fit que celle de ses ouvrages. Tandis qu’il méditait, dans l’Île de France, son roman de Paul et Virginie, le Tibulle français, dans une île voisine, soupirait ses élégies enchanteresses. Ainsi les mêmes lieux eurent le bonheur d’inspirer à la fois les chefs-d’œuvre de deux écrivains auxquels la prose et les vers sont également redevables des ouvrages les plus distingués. S’il m’était permis d’emprunter le langage de M. de Saint-Pierre lui-même, j’oserais dire que ce rapport si heureux de temps, de lieux, de talents et de succès, peut être considéré comme une des plus douces harmonies de la nature.

Je n’ajouterai rien à vos réflexions sur la grâce de son style plein de naturel et de vérité, où nulle phrase ambitieuse, nul tour forcé, nulle expression recherchée, ne blessent le goût le plus délicat ; et, malgré, cette simplicité, qu’il est riche et fécond ! soit que sa dialectique renverse les arguments tirés des désordres du globe et que l’athéisme élève contre la Providence ; soit qu’il ouvre à la vertu les portes d’une éternelle vie ; soit qu’il, montre à notre fière raison l’abîme sur le bord duquel il faut qu’elle s’arrête, si elle ne veut pas devenir folie ; soit qu’il parcoure rapidement la chaîne de toutes les idées qui naissent de l’ordre, de l’harmonie, des sentiments, des formes, des couleurs, des analogies, des contrastes ; soit que, s’élevant de la plante jusqu’à l’homme, et de l’homme jusqu’à Dieu, il poursuive l’infini dans l’immensité comme dans les divisions les plus imperceptibles de la matière ; soit qu’examinant notre instinct, nos passions, nos lois et nos institutions diverses, il passe de l’examen, de la nature, qui est l’ouvrage de Dieu, à celui de la société, qui n’est que l’ouvrage de l’homme. Le voyez-vous, tour à tour théologien, moraliste, peintre, poëte, orateur, et naturaliste, parler à l’âme, à l’imagination, à l’intelligence ; et même, lorsque ses systèmes l’égarent, .quel attrait ne répand-il pas sur ses erreurs ! On les observe en passant, comme ces belles illusions d’optique dont le charme séduit les yeux, quand l’esprit en reconnaît la chimère.

Également doué d’un esprit observateur et d’une imagination brillante. M. de Saint-Pierre sourit à la fiction, quand la vérité l’attire, et souvent il emprunte les charmes de l’une pour consacrer les principes de l’autre. Si le genre de ses études le classe parmi les savants, la beauté de sa diction le range parmi les littérateurs ; et, s’il tient à la prose par les formes de son style, il appartient à la poésie par l’éclat de ses images. Fidèle aux lois de la première, quoique épris de la seconde, il se fraye une route entre elles ; mais, en communiquant avec l’une et l’autre, il ne les confond jamais.

Je dois maintenant résister au désir de parler de ses ouvrages, dont vous venez- de nous faire une analyse si lumineuse. Mieux vous avez su les apprécier, plus je dois borner mes observations. Toutefois, avant de quitter ce sujet intéressant, qu’il me soit permis de citer, comme un témoignage du charme qui s’attache au style de M. de Saint-Pierre, l’empire que la lecture de ses ouvrages prit sur l’imagination d’une jeune personne qui, franchissant l’intervalle de l’âge, espéra le bonheur dans les liens qui l’enchaînèrent à ce respectable vieillard. S’il fut heureux par le choix de sa compagne, il ne le fut pas moins par celui de ses amis, dont les noms seuls font son éloge. Qu’il dut être épris de la nature, celui que l’auteur d’Émile admit à ses promenades solitaires et à sa difficile confidence ! Qu’il dut être vertueux, celui que l’auteur d’Œdipe et d’Hamlet jugea digne de son amitié ! On aimait à voir ces deux vénérables vieillards appuyer leur génie l’un sur l’autre, et le fortifier sans cesse du commerce de leurs pensées. Il semblait que, rassasiés de la gloire qu’ils avaient acquise dans deux genres différents, ils eussent échangé leurs goûts pour varier leurs jouissances : tant M. de Saint-Pierre aimait les beautés mâles de la scène tragique, tant M. Ducis se montrait épris des beautés simples de la nature ! L’un, objet de nos regrets, vient de succomber sous le poids de l’âge ; l’autre, dont l’âge semble avoir augmenté l’énergie, siège au milieu de nous, et déploie un talent dont la vigueur semble appartenir encore aux fougues de la jeunesse. La pureté de sa morale et son respect pour les principes religieux l’unissaient étroitement à M. de Saint-Pierre, qui, ennemi constant des doctrines antireligieuses, ne le fut pas moins des abus inséparables du pouvoir arbitraire. Quand ce dernier vit s’élever les principes révolutionnaires, cherchant à favoriser les idées de liberté dont il était le prosélyte, il cultiva les opinions utiles et dirigea celles qui s’égaraient ; mais quand le règne de la terreur menaça de tout dévorer, se retirant dans son ermitage, il imita les plantes dont il fut l’aimable historien. Il s’était tourné comme elles vers les rayons qui lui promettaient un beau jour, et comme elles il se replia sur lui-même, pour se dérober aux influences de la nuit et de la tempête.

Je ne le suivrai point vers la fin de sa carrière, pour ne pas réveiller le douloureux souvenir de sa perte, et je m’empresse de tourner mes regards vers un autre peintre de la nature, dont le chef-d’œuvre fut l’objet de vos travaux constants et de vos méditations profondes. La France réclamait une Iliade en vers français, vous l’avez entreprise, et c’est cet heureux fruit de vos efforts qui vous a placé parmi nous.

Une traduction en vers est le travail le plus ingrat qu’un littérateur puisse entreprendre, s’il ne l’envisage que sous le rapport de sa gloire présente ; mais il peut le considérer comme l’un des plus utiles, s’il ne se propose que de jeter les fondements de sa gloire future. Il soutient une lutte pénible contre un puissant athlète qui le renverse le plus souvent, mais auquel il est glorieux de résister quelquefois ; il combat, comme Antée, contre un Hercule qui le terrasse, mais, comme Antée, il se relève toujours avec des forces nouvelles. Ces réflexions vous ont soutenu, Monsieur, dans le travail immense que vous avez entrepris ; et quand votre ouvrage s’est produit au jour, loin de vous irriter contre la critique, vous en avez profité pour faire disparaître les négligences qu’elle vous reprochait ; vous vous êtes servi de sa sévérité contre sa malveillance, vous vous êtes fait un bouclier de ses propres armes, et maintenant encore vous avez recours à ses conseils pour améliorer votre ouvrage par des corrections nombreuses. Cette estimable persévérance à le perfectionner est la meilleure réponse que vous puissiez faire à la persévérance de la critique. Et pourquoi seriez-vous à l’abri des traits qu’elle décoche ? Les traducteurs de l’Iliade n’ont point le privilége de son héros, de cet Achille que Thétis plongea dans le Styx pour le préserver des mortelles blessures ; la critique peut les atteindre, et quoique trempés dans la source poétique, ils ne sont point invulnérables. On sait d’ailleurs que les productions les plus faibles ne sont pas celles que l’on blâme le plus, mais dont on parle le moins. M’étant imposé comme vous le pénible devoir de traduire des chefs-d’œuvre de l’antiquité, quoique j’aie reconnu trop souvent l’impuissance de mes efforts, j’ai peut-être acquis quelques droits d’apprécier les vôtres et d’applaudir à vos succès. La carrière dramatique où vous êtes entré depuis vous en a procuré de nouveaux. Poursuivez, Monsieur, et, comme les tragiques grecs, répandez dans vos ouvrages l’inspiration du chef-d’œuvre que vous avez traduit, et qui produit sur l’âme une impression si profonde. Eh ! quel moment plus favorable à l’essor de votre talent, que l’époque même où le souverain de la France vient délivrer les productions du génie des entraves de la censure ; où, nous annonçant qu’il veut borner le cours de ses victoires, il ne prescrit aucunes bornes aux conquêtes de la pensée ! Enfin les lettres ne gémiront plus des mutilations qui les ont flétries si longtemps ; l’âme du monarque et celle de son peuple n’auront plus d’intermédiaire ; leur alliance deviendra intime et féconde ; et nous verrons s’ouvrir la seule route qui permet à la vérité de s’élever jusqu’au trône. Puissent toutes les idées libérales se précipiter dans cette route salutaire ; puisse la paix si nécessaire au salut de la France et du monde, nous garantir enfin la durée de ce bienfait ; et puissent tous les souverains reconnaître un jour que leur bonheur, inséparable de celui des nations, n’est jamais de longue durée sans la libre communication de leurs pensées avec celles des peuples confiés à leurs soins paternels !