L’Académie et le roman, une longue hésitation

Le 3 décembre 2015

Hélène CARRÈRE d’ENCAUSSE

L’Académie et le roman, une longue hésitation

DISCOURS PRONONCÉ PAR

Mme Hélène CARRÈRE d’ENCAUSSE
Secrétaire perpétuel

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« Académies, prix, récompense, rien de plus idiot que l’éducation et l’encouragement des Lettres et des Arts. On ne cultive pas plus les hommes à talent que les truffes. »

À qui doit-on cette condamnation sans appel des académies et des prix littéraires ? Aux étudiants en colère qui battaient le pavé parisien en mai 68, à tous ceux qui appelaient alors à la suppression des élites et des institutions ? Que nenni. Ce propos est extrait du Journal des Goncourt, il est daté du 16 novembre 1862. Comment ne pas en sourire un siècle et demi plus tard en ce jour de décembre 2015, quand les libraires exposent le livre qui s’enorgueillit de la mention Prix Goncourt, c’est-à-dire décerné par l’académie Goncourt et que l’Académie française est rassemblée sous cette Coupole pour saluer les mérites littéraires qu’elle a découverts par d’innombrables prix. Cette vitalité des prix littéraires constitue, écrit le professeur Sylvie Ducas, auteur d’une brillante thèse consacrée à ce sujet, l’une des exceptions françaises les plus emblématiques. Ils font partie de notre blason national. Le principe des prix, véritable institution littéraire n’est pas pourtant une invention de notre pays ni de notre temps. Il remonte à deux modèles antiques, celui des Jeux olympiques de la Grèce et celui des couronnements d’orateurs et de poètes dans l’Empire romain. Et il a son origine moderne dans notre Compagnie. C’est en effet l’un des premiers académiciens, Jean-Louis Guez de Balzac, qui en 1654 inscrivit dans son testament un legs important à l’Académie, à charge pour elle de décerner tous les deux ans un prix d’éloquence pourvu d’une bourse. Depuis lors, de nombreux mécènes ont suivi son exemple et la lecture du palmarès que vient d’en faire notre agonothète, monsieur Jean-Christophe Rufin, l’a amplement démontré. Aujourd’hui nous fêtons de surcroît un évènement particulier remarquable, le centenaire de la création du Grand Prix du roman.

L’Académie, vieille de près de quatre siècles, attachée au temps long, n’est pas prodigue de célébrations. La dernière eut lieu en 1935, pour le tricentenaire de la fondation de notre Compagnie. Il n’y en aura certainement pas d’autres avant deux décennies et notre quatrième centenaire. Mais pouvions-nous faire silence sur ce siècle d’existence du Grand Prix du roman ? Alors que sa création fut bien plus qu’un tournant, une révolution dans l’histoire de l’Académie. Elle annonçait en effet sa réconciliation avec le roman. L’Académie avait durablement tenu ce genre à l’écart, genre mineur pensait-elle. En créant ce prix elle lui apportait l’aura de la reconnaissance académique, elle l’incorporait dans la littérature telle qu’elle la concevait et la définissait. Réconciliation ? Ou reconnaissance du triomphe du roman ? En tous cas, depuis un siècle, le roman fait pleinement partie de la tradition académique. Pour célébrer ce centenaire, un colloque a été organisé il y a peu à la Fondation Singer-Polignac. Un ouvrage, publié par l’Académie, présente les cent deux romans qu’elle a couronnés, permettant de mesurer la richesse et la diversité des choix de l’Académie, et rend souvent vie à de beaux livres tombés dans l’oubli. Enfin la bibliothèque de l’Institut présente une belle exposition sur ce thème.

Dans son discours de conclusion aux cérémonies du tricentenaire, Paul Valéry disait : « C’est l’un des charmes de notre Compagnie qu’elle ne soit pas une pure compagnie de gens de Lettres, ni d’ailleurs qu’elle ne se restreigne à aucune discipline particulière. Les semblables ne sont pas améliorés par les semblables. » La diversité du recrutement académique sur laquelle Valéry a tant insisté n’a cependant pas empêché l’Académie de s’accorder sur la doctrine classique de la littérature que Boileau avait résumée dans son Art poétique, doctrine qui ne reconnaît que trois genres : éloquence, histoire, poésie. Le genre romanesque y était tenu en mépris et il le restera presque jusqu’à la fin du xixsiècle. N’était-ce pas un genre populaire, souvent répandu par feuilletons auprès du public ? C’était aussi un genre où les femmes excellaient comme auteurs et qu’elles plébiscitaient comme lectrices. Madame de Staël, madame de Duras, George Sand recueillaient une gloire que les notables de l’Académie du Second Empire – historiens, orateurs politiques, critiques – tenaient pour le triomphe du mauvais goût.

Pourtant, les auteurs de roman n’ont jamais été absents de l’Académie. Très tôt elle en accueillit dans ses rangs, tels Georges de Scudéry, Desmarets ou Tristan Lhermite. Mais ils n’étaient pas élus à ce titre. Et plus tard Marivaux, auteur de La Vie de Marianne, Voltaire, père de Candide, ou encore Chateaubriand et Hugo ne seront pas entrés à l’Académie pour leurs œuvres romanesques, mais comme auteurs de pièces à succès ou de réflexions philosophiques. Sans doute les romantiques, autre querelle académique que nous n’avons pas le temps d’évoquer, ont-ils finalement réussi, avec Lamartine, Hugo, Vigny, Musset, à pénétrer sous la Coupole, mais ils avaient pour cela réhabilité les grands genres poétiques – épopées, idylles. Quant aux romanciers qui se proclamaient tels, l’Académie continua à les ignorer. Certes, en 1842, elle avait élu Mérimée, auteur de nombreux romans. Mais pour ceux qui l’appelèrent à siéger parmi eux, Mérimée était avant tout l’inspecteur des Monuments historiques et non le père de Colomba. En 1858, il en alla de même pour Jules Sandeau. L’Académie salua le dramaturge et ignora le romancier. Il fallut attendre avril 1862 pour qu’au terme d’une élection difficile, Octave Feuillet, romancier très célèbre en ce temps-là, réussît à s’emparer du fauteuil de Scribe. Mais était-ce le romancier que l’Académie décida d’élire ? Ne serait-ce pas plutôt le candidat qui lui permit d’écarter George Sand, romancière reconnue mais femme et même femme de « mauvais genre » ? Dans son discours de réception Octave Feuillet présenta son élection comme la reconnaissance par l’Académie du roman, accepté dès lors comme « une forme légitime de notre littérature nationale ». Il tenta d’ailleurs d’excuser cette reconnaissance tardive, en posant cette question : « Le roman avait-il auparavant une valeur propre qui permît de le sanctionner ? » Et il conclut : « Rien de plus incertain au début de ce siècle encore. » Mais, poursuivit-il : « Peu à peu, les talents littéraires qui se succédaient en France, autorisés par de si hauts précédents, excités par l’exemple des littératures étrangères, répondant peut-être d’ailleurs à de mystérieuses exigences d’un état social nouveau, inclinaient de plus en plus à encadrer dans la forme du roman leurs dons les plus variés. […] Le roman, par ses mérites et aussi par ses excès, par la complicité ardente du goût public dans toutes les classes de la nation, par son action manifeste sur les idées et sur les mœurs du siècle, témoignait d’une vitalité véritable. Il avait prouvé, dans l’ordre littéraire, qu’il pouvait servir à la gloire du pays ; dans l’ordre moral, qu’il pouvait faire le bien et le mal. »

Vous pardonnerez, je l’espère, cette longue citation, nécessaire à mon propos. Elle témoigne de l’enjeu de l’élection d’Octave Feuillet, l’installation légitime du roman, à l’Académie, comme l’un des genres reconnus de la tradition littéraire française. Les tenants d’une tradition prudente, hostile au roman l’ont bien perçu. Ludovic Vitet qui le reçut était un de ces notables qui peuplaient l’Académie au milieu du xixe siècle : inspecteur des Monuments historiques et conseiller d’État. Il était peu enclin à encourager les illusions de son nouveau confrère sur l’ouverture de l’Académie au roman. Il fit avec courtoisie l’éloge de l’œuvre d’Octave Feuillet, saluant surtout son œuvre théâtrale, mais il commença sa harangue par ces mots : « Vous voudriez n’entrer ici qu’à titre de romancier. N’espérez pas qu’on vous écoute. » Puis il développa sa propre conception du roman, genre mineur : « Je ne m’étonne pas que, dès vos premières paroles, vous ayez salué avec reconnaissance les modernes conquêtes du roman. Je comprends ces hommages qui vous tenaient au cœur, ce tribut amical qu’il vous tardait d’offrir à vos rivaux. On peut vous trouver généreux, peut-être même un peu prodigue, de partager votre couronne en si nombreuse compagnie […].

Autant que vous j’admire les créations vraiment nouvelles qui, de nos jours, ont enrichi ce genre de littérature, si modeste autrefois, aujourd’hui si puissant. J’accepte ses conquêtes […]. Mais les vrais conquérants sont ceux qui se modèrent ; je voudrais donc que le roman, dans l’intérêt de sa gloire, et même aussi de nos plaisirs, fût un peu moins ambitieux. »

Même si Ludovic Vitet fut courtois, comment ne pas évoquer en entendant ce discours la manière brutale dont Victor Hugo fut reçu à l’Académie par Salvandy, réception relatée dans Choses vues. En recevant Hugo, Salvandy déclara tout de go que l’Académie n’accueillait ni le romantisme, ni le libéral qu’il était. Mais comme l’élection d’Hugo pour les romantiques, celle de Feuillet signalait que le roman allait pouvoir pénétrer sous la Coupole. En quelques années en effet, la Compagnie accueillit Victor Cherbuliez, Jules Claretie, Pierre Loti qui succéda à Octave Feuillet en 1891, Paul Bourget puis Anatole France. Dès la fin du xixsiècle, l’Académie comptait ainsi plusieurs romanciers dans ses rangs, même si lors de sa réception aucun d’entre eux ne se hasarda à revendiquer sa qualité de romancier, ni surtout son élection comme une étape de la légitimation du roman comme genre littéraire. L’admonestation courtoise mais ferme adressée à Octave Feuillet avait servi de leçon. Des romanciers étaient accueillis à l’Académie, le roman ne l’était toujours pas et son statut n’y était pas défini. Pourtant l’Académie ne pouvait ignorer le succès grandissant du roman en France, ni être insensible au prestige de ce genre dans toute l’Europe. En Angleterre, la gloire du roman et des romanciers était éclatante. Les héros des romans historiques de Walter Scott avaient fasciné le public et impressionné les romantiques. Dickens, Thackeray, George Eliot jouissaient d’une influence considérable et leurs romans étaient accueillis avec faveur en France. Et surtout le roman russe va séduire alors les esprits. Mérimée en avait proposé quelques traductions. Mais c’est Eugène-Melchior de Vogüé qui fera découvrir au lecteur français la littérature russe du xixe siècle. En 1886, il publie Le Roman russe, consacré aux maîtres du roman Pouchkine, Tourgueniev, Tolstoï et surtout aux plus russes d’entre eux, Gogol et Dostoïevski. Quel tableau éblouissant des lettres russes caractérisées avant tout par l’éclosion du roman. Le succès que rencontre d’emblée son livre témoigne de la curiosité du public pour une culture encore mal connue. Mais aussi ce succès montre que le roman est le genre littéraire à la mode, un genre difficile à contester. L’Académie française ne s’y est pas trompée qui va élire Vogüé le 22 novembre 1888. L’heureux élu a tout juste quarante ans, son rôle de passeur littéraire est considérable. Il faut signaler au passage qu’Eugène-Melchior de Vogüé est aussi romancier, auteur de Jean d’Agrève, un beau roman qui rencontra un succès public certain. Le roman aurait-il trouvé enfin place à l’Académie grâce à la caution des grands Russes et de leur porte-parole Eugène-Melchior de Vogüé ? On peut en douter en lisant le discours prononcé en 1912 par le comte Albert de Mun qui reçut sous la Coupole le successeur de Vogüé, Henri de Régnier. Un demi-siècle pourtant s’était écoulé depuis qu’Octave Feuillet avait été tancé pour avoir prétendu être reçu parmi les immortels en qualité de romancier. Henri de Régnier était un poète délicat qui s’était illustré dans le roman tout autant et peut-être plus que par ses vers. Contre tous les usages, Albert de Mun prononça son discours debout pour bien marquer sa réprobation. Et ce fut un éreintement en règle, rappelant celui qu’avait subi Alfred de Vigny qui ne le pardonna jamais à l’Académie. Les romans d’Henri de Régnier retinrent l’attention de l’orateur : « Je les ai lus ces romans, je les ai tous lus et jusqu’au bout car j’ai été capitaine de cuirassiers. Mais pour parler davantage des aventures [de vos héros], je ne suis plus assez cuirassier. L’art, disiez-vous, n’a pas à être moral, et ne risque jamais d’être immoral quand il demeure strictement objectif et impersonnel, c’est-à-dire quand il ne prend pas parti. »

Il faut une fois encore en revenir aux réticences de l’Académie à l’égard du roman qui avaient incité les romanciers, pour se faire accepter d’elle, à entourer leur œuvre de précautions, à l’inscrire dans un cadre dépassant le roman proprement dit. Balzac, acharné à entrer à l’Académie, illustre ce malentendu. La Comédie humaine a été délibérément présentée par lui comme une épopée sociale et non comme une suite de romans. Il y étudie la société, ou bien il aligne des scènes de la vie sociale et il se pose en historien, en philosophe, en économiste évitant soigneusement de qualifier son œuvre de roman. Par ces artifices, Balzac tentait d’adapter ses écrits à l’univers des notables qui peuplaient l’Académie. De même qu’à la fin de son existence, en épousant madame Hanska, en s’installant luxueusement dans le réputé quartier Beaujon, il essaya de s’agréger à l’univers des salons, celui des notables académiques qui le tenaient à distance. Il avait entendu le propos de Sainte-Beuve : « L’Académie a une grande peur, c’est la bohème. Quand ils n’ont pas vu un homme dans leur salon, ils n’en veulent pas, ce n’est pas un homme de leur monde. » Sa mort prématurée, celle d’un homme épuisé par les efforts accomplis pour atteindre au statut de notable qui pouvait, pensait-il, lui ouvrir la porte du quai Conti, ne lui permit pas de savoir s’il eût pu, avec un petit peu plus de temps, gagner ce pari.

Au xxe siècle, lorsque les romanciers auront enfin réussi à établir le genre à l’Académie, ils devront encore subir la critique d’Albert de Mun. Ils doivent, leur dit-il alors, prendre parti. Et pour quoi ? Les débats de l’Académie éclairent sa conception du roman après qu’elle lui eut ouvert ses portes. Il est significatif qu’en 1935 encore, lors des célébrations du tricentenaire, Paul Bourget, reprenant le propos d’Octave Feuillet, rappelât que « le roman dans l’ordre littéraire pouvait servir à la gloire du pays, dans l’ordre moral qu’il pouvait faire le bien et le mal ». Exiger du roman qu’il soit au service de l’ordre moral resta une constante académique entre l’élection d’Octave Feuillet et la première décennie du xxe siècle. Chaque année, les discours prononcés lors de la séance publique de rentrée rappelaient que « le roman est une œuvre d’imagination d’inspiration élevée », qu’il n’est pas « littérature brutale », qu’il porte « les convenances, le respect, la dignité des choses légitimes et régulières ».

Mais en dépit de ce discours convenu, l’Académie au début du xxsiècle était fort troublée. Elle entendait maintenir une conception élevée du roman, porter des jugements et attribuer des récompenses témoignant de son rôle normatif, et dans le même temps elle était confrontée à une extraordinaire transformation des mentalités et à l’épanouissement de la littérature romanesque qui en rendait compte. Le succès du roman naturaliste qu’applaudit un large public est ressenti par l’Académie comme un véritable défi. Et son hostilité au naturalisme sera exprimée même par de nouveaux élus qui parfois en avaient été proches auparavant. Ce sera le cas de Pierre Loti, ami d’Edmond de Goncourt et d’Alphonse Daudet qui, le jour de sa réception en 1892, condamna « la peinture des bas-fonds, la lie du peuple, où ses auteurs se complaisent ». Une véritable apostasie propre à convaincre Daudet qu’il a eu bien raison de publier trois ans plus tôt L’Immortel, un étonnant pamphlet qui ridiculise l’Académie, décrite comme le royaume du mensonge, du mirage et de l’illusion. Ce qui sous-tend le roman de Daudet est l’opposition entre l’Académie, monde du faux, et les romanciers naturalistes, peintres du vrai. Dans un article intitulé « Le nouvel immortel », Zola insista lui aussi sur l’opposition entre l’art de la nature, le naturalisme et les conventions académiques. Et l’on peut penser que les vingt-quatre échecs de ce grand romancier à l’Académie ont pour explication première son attachement au naturalisme condamné par les immortels. Il faut rappeler ici une confidence d’Edmond de Goncourt : « En 1862 après l’apparition de notre Marie-Antoinette, Montalembert nous a dit que l’Académie ne tarderait pas à nous admettre si nous renoncions au roman. » Il n’était même pas question à cette date de naturalisme ; seule leur qualité de romanciers condamnait les Goncourt à être repoussés par les académiciens.

La longue opposition de l’Académie au genre romanesque sera tout à la fois renforcée et brisée par le conflit latent qui l’oppose aux Goncourt. En se faisant les champions non seulement du roman, mais aussi d’une écriture artiste, qui rejette l’idée d’une langue littéraire universelle, en proclamant la diversité du beau, les Goncourt ont pris la tête du combat contre l’institution qui prétendait définir les normes en matière de langue. L’anti-académisme sera à l’ordre du jour et il nourrira le Journal des Goncourt. L’Académie était sous le feu de nombreuses critiques. Certains, tel Maxime Du Camp qui rejoindra ensuite l’Académie, proposaient de la supprimer purement et simplement ; Victor Hugo, autre académicien à venir, voulait en faire une compagnie de trois cents membres élus au suffrage universel. Plus modéré, Sainte-Beuve proposait de la reconstruire en l’organisant en sections et en y introduisant le roman à part entière. Toutes ces critiques, tous ces projets peuvent cependant être ramenés à une seule question, celle du roman : l’Académie devait-elle le reconnaître comme genre littéraire noble, à part entière ? C’est dans ce contexte de mise en cause violente de l’Académie, de son magistère, que naîtra en 1903 l’académie Goncourt. Pour éviter le terme académie jugé par trop institutionnel, Edmond voulait nommer cette création société ou fondation tandis que Daudet proposait le « déjeuner des Goncourt ». À la fin de l’année 1903 le premier prix Goncourt fut décerné. Il devait récompenser une œuvre d’imagination en prose, publiée dans l’année. Société littéraire des Goncourt ou académie Goncourt, academiette diront ses détracteurs, la création des frères Goncourt a entraîné aussitôt un mouvement général de création de prix littéraires qui va profiter au roman. Dès 1905, à la suite des Goncourt et par réaction contre ce jury masculin, Anna de Noailles fondait le prix Vie heureuse, qui sera décerné par un jury de femmes et deviendra ensuite le prix Femina.

Dans ce temps où le roman envahit toute la vie littéraire, où il paraît en devenir le genre principal, l’Académie française ne pouvait camper davantage sur une position intransigeante. Elle devait d’autant plus s’adapter qu’elle constatait dès 1900, comme en témoigne le discours de son Secrétaire perpétuel, Gaston Boissier, que la production romanesque était considérable et que le nombre d’ouvrages relevant de ce genre, candidats à ses divers prix ne cessait de croître. Sans doute, déplora l’orateur, la qualité n’était pas toujours à la hauteur des exigences académiques, mais la Compagnie pouvait-elle ignorer leur audience ? Il était temps de reconnaître et de récompenser ce genre littéraire qui attirait un public toujours plus nombreux et passionné. Certes l’Académie disposait déjà d’un prix créé par le baron de Montyon, fondateur des prix de vertu, un prix « destiné aux ouvrages les plus utiles aux mœurs » qu’elle attribuait souvent à des romans sans toutefois le dire. En 1904, était-ce sous l’influence de la création du prix Goncourt, ce prix fut décerné à ce que l’on nomme aujourd’hui un document humain, voire sociologique, et aussi roman, La vie d’un simple, mémoires d’un métayer, d’Émile Guillaumin, que la postérité a sans doute oublié. Le Secrétaire perpétuel commentait : « Lisez ce livre si simple, si vrai, si sincère où l’art parvient si bien à se dissimuler et vous jouirez pleinement du plaisir dont parle Pascal quand il dit : “ On s’attendait à voir un auteur, on trouve un homme.” » L’Académie a certes récompensé cette année-là un roman mais elle a refusé tout risque en ne l’appelant pas roman mais en insistant sur le document qui donne « une idée vraie de la condition actuelle du paysan, les petites joies et les misères de la terre ».

L’année suivante, elle alla beaucoup plus loin car un véritable romancier retint son attention, Maurice Barrès, à qui fut attribué le prix Alfred Née destiné à « l’œuvre la plus originale comme forme et comme pensée ». Il venait de publier Les Déracinés. L’Académie a-t-elle couronné cet ouvrage ou bien, comme le dit dans son discours annuel le Secrétaire perpétuel, « des ouvrages sur des évènements qui nous passionnaient hier […] ? On y trouve, avec une grande sincérité, des sentiments honnêtes et de bons conseils. Le meilleur, le plus utile de tous, celui sur lequel M. Maurice Barrès revient sans cesse, c’est qu’il faut résister à cet environnement de jeunesse qui nous porte à croire que tout recommence avec chacun de nous, qu’il n’y a point de solidarité entre le passé et le présent, et qu’à chaque fois, du pied jusqu’au faîte, tout doit être rebâti à neuf. Lui, au contraire, pense, et ne se lasse pas de redire, que nous sommes le prolongement et la continuité de nos pères, que ce serait la plus grande des folies de renoncer à ces réserves de bon sens qu’ils nous ont laissées […]. Voilà les conseils bienfaisants que donne M. Maurice Barrès dans ses livres. Partout il glorifie la Lorraine, le pays où ses aïeux ont vécu. Le patriotisme est le seul sentiment dans lequel puissent s’unir et communier toutes les âmes. »

Cet éloge est significatif. Ce n’est ni le romancier, ni le grand roman publié cette année-là, Les Déracinés, qui n’est d’ailleurs pas cité, mais les sentiments élevés de Barrès que l’Académie entendait récompenser.

En 1909 c’est Henry Bordeaux que salue l’Académie. La Croisée des chemins, ouvrage couronné alors, inspire au Secrétaire perpétuel ce commentaire : « Partout derrière le conteur se cache le moraliste. Dans le roman ainsi compris les personnages ne sont plus les fantoches dont se contentent trop d’auteurs, mais des êtres pareils à nous qui ont part à nos défaillances, qui sont accessibles à tous les sentiments nobles et généreux. » L’insistance à souligner ce qui donne une légitimité au roman, son élévation, son inspiration morale, est révélatrice des réserves persistantes de l’Académie. Mais ce sont les derniers feux de son opposition au roman. L’Académie a pris conscience que l’heure était venue de le reconnaître comme genre littéraire égal aux autres, à ceux qu’elle a toujours salué. Elle sait que faute d’une telle reconnaissance, l’opposition entre la jeune et si active société littéraire des Goncourt et la Compagnie fondée par Richelieu la condamnerait à une marginalité littéraire.

Dernière hésitation, le Grand Prix de Littérature est fondé en mars 1911 pour couronner « un roman ou toute œuvre d’imagination en prose d’une inspiration élevée ». Le mot roman est bien inscrit au programme du prix, mais sous le couvert du concept plus large de littérature. Et Jean Richepin complique la situation en exigeant que le Grand Prix de Littérature soit ouvert aussi aux poètes, sinon quel sens donne-t-on au mot littérature ? demande-t-il. Ainsi mise au pied du mur, l’Académie décida enfin d’accorder une pleine reconnaissance au roman en créant – de sa propre initiative, et sur ses fonds propres, ce qui était exceptionnel – un Prix du roman doté de 5 000 francs, « destiné à récompenser un jeune prosateur pour une œuvre d’imagination d’une inspiration élevée ».

Cette décision fut prise le 19 mars 1914. Le roman était enfin accepté et salué comme genre littéraire noble, à part entière. Restait à le faire vivre à travers son Prix. Mais la guerre commençait. Et il faudra attendre 1919, année de la Victoire, d’une France victorieuse, sûre d’elle-même, pour que le Prix du roman consacre enfin la volonté de la Compagnie d’étendre son magistère à ce genre qu’elle avait si longtemps tenu en piètre estime. Cette année-là le prix fut donc décerné à l’Atlantide de Pierre Benoit. Avec ce prix c’était bien le genre romanesque que l’Académie reconnaissait, et elle le dit clairement. Le palmarès précisait que l’œuvre couronnée était un roman, son titre était cité, et le commentaire était : « Ce pourrait être une histoire licencieuse qui par la vivacité du récit garde son ingénuité, échappe à l’obscénité comme à la niaiserie, reste vraisemblable, intéressante, faut-il le dire amusante… Cette fois le Prix du roman annonce un romancier. » Est-il conclusion plus nette, il n’est plus question dans le choix académique de morale, de sentiments nobles, mais de l’imagination romanesque. L’Académie a, elle le proclame, couronné un roman et un romancier.

En décernant le Grand Prix à l’Atlantide, l’Académie mettait fin à la longue querelle – véritable roman – qui l’avait opposée au genre romanesque. Le riche palmarès du Grand Prix depuis un siècle, l’entrée de si nombreux romanciers dans la Compagnie, témoignent que cette reconnaissance du roman – qui fut un encouragement pour ce genre et pour les romanciers – suscita un grand élan et apporta une nouvelle jeunesse à la Vieille Dame du quai Conti.