Remise du Prix Fu Lei 2014
le 16 décembre 2014
Allocution de M. Gabriel de Broglie,
Chancelier de l’Institut de France
Hommage à Jean-Pierre Angremy
J’ai rencontré Jean-Pierre Angremy en 1972. Jeune diplomate avide de parcourir au pas redoublé toutes les étapes de la carrière diplomatique ou de toute autre filière de l’État, dans le domaine culturel, il était auréolé déjà du succès littéraire obtenu l’année précédente par son roman Le Sac du Palais d’été, couronné du prix Renaudot, vaste fresque où le néophyte découvre l’Empire du milieu et son histoire complexe, la révolution culturelle et ses violences. Son livre était nourri de son expérience en Extrême-Orient, où il avait séjourné en 1963 à Hong-Kong, comme vice-consul archiviste, puis de 1964 à 1966, comme second secrétaire d’ambassade à Pékin.
Il se situe alors dans le sillage d’un de ses prédécesseurs diplomates, Paul Claudel, le Claudel de Connaissance de l’Est, pas encore celui du Partage de Midi. Le jeune fonctionnaire auteur ne cache pas sa fascination pour un autre de ses prédécesseurs, Stendhal qui ne cessera de l’attirer, par la passion, par les passions qu’’il partage, et par la désinvolture de son comportement dans de nombreuses circonstances. Il est aussi inspiré par Segalen, qu’il met en scène dans Le sac du Palais d’été, et qu’il édite en 1973. Mais il est alors trop fougueux pour se laisser enfermer dans un ou quelques modèles. Ambitieux ? certes, mais à la fois comme Rastignac, sans scrupule, et comme Rubempré, sans caractère trempé.
Nous ne nous sommes jamais perdus de vue pendant ces quarante ans, et j’ai assisté, à la fois admiratif et médusé, à cette impressionnante succession de livres, de fonctions au service de l’État et de passions personnelles. Sous plusieurs pseudonymes, ce sont plus de soixante livres, essentiellement des romans, qui « se succèdent sans se ressembler, comme les vagues de la mer » (Jacques de Bourbon Busset).
On peut soutenir que, dans cette œuvre foisonnante, la Chine est souvent présente, soit comme inspiration, soit comme mode de construction complexe de l’intrigue, soit par des personnages chinois, soit enfin comme sujet même.
Après Le sac du Palais d’été, Jean-Pierre Angremy a publié en 1990 un livre de 800 pages, Chine, le retour d’un universitaire désenchanté qui ne reconnaît plus ce qu’il a connu. En 2004, un roman, Chambre noire à Pékin ; en 2008 le journal très précis et très personnel de ses voyages en Chine de 1963 à 2008. Enfin en 2010, son dernier livre, l’année de sa mort, Voyages présidentiels, l’un des plus remarquables. Un ancien président français, malade, — on aura reconnu François Mitterrand —, s’est fait offrir par ses collaborateurs un immense périple suivant l’itinéraire de la Croisière jaune, qui s’achève en Chine. L’auteur est l’un des accompagnateurs, comme Jean-Pierre Angremy a accompagné Mitterrand dans certains voyages. La veine chinoise se clôt aussi sur une étrange, sombre et profonde méditation sur la Chine.
Curieusement, la carrière de Jean-Pierre Angremy se déroule sur le même rythme accéléré, réunissant une collection variée de postes prestigieux, et encadrée également par deux épisodes chinois marquants.
J’énumère : l’ambassade à Pékin, l’ORTF comme directeur chargé des programmes, l’ambassade à Londres, directeur du théâtre, une mission pour l’Opéra-Bastille, consul général à Florence, directeur général des relations culturelles aux Affaires étrangères, le plus beau poste de l’administration, dit-il, mais il a exercé toutes ses fonctions comme les plus passionnantes qui soient, ambassadeur de France à l’Unesco, Directeur de la Villa Médicis à Rome, président de la Bibliothèque nationale de France.
La dernière mission de Jean-Pierre Angremy : président français de l’Année de la Chine en France en 2003-2004 et de l’Année de la France en Chine en 2004-2005.
C’est la première fois que la Chine organisait une année culturelle avec un pays étranger, alors que la France avait déjà eu ce type d’échanges culturels avec de nombreux pays. Mais ce sont celles qui ont connu le plus grand succès en France. L’Année de la Chine s’est achevée par un feu d’artifice au Château de Versailles. Plus de 400 manifestations organisées en France ont attiré un total de plus d’un million de visiteurs. Le défilé du nouvel An chinois sur les Champs Elysées lors de la visite en France du Président chinois et du 40e anniversaire des relations diplomatiques franco-chinoises, a réuni plus de 200 000 personnes.
L’Année de la France en Chine a été inaugurée avec le président Jacques Chirac. Plusieurs centaines de manifestations ont été ainsi organisées à travers le territoire chinois et ont présenté au public chinois les différentes facettes de la création française, les chefs d’œuvre du patrimoine et les grandes réalisations scientifiques et techniques françaises. La presse chinoise a souligné que l’Année de la Chine en France constituait un événement culturel sans précédent, mais aussi le premier échange culturel de cette envergure organisé à l’étranger depuis la fondation de la République Populaire de Chine.
Ces deux années de présidence des années croisées France-Chine ont été extrêmement actives pour Jean-Pierre Angremy. Il se rendait en Chine chaque mois et a rencontré de très nombreux responsables chinois dans toutes les disciplines. Le souvenir de ces manifestations a encore été évoqué cette année même par des dirigeants chinois en visite à Paris.
Si j’essaye, pour terminer, de dégager le trait dominant d’une existence si riche, je dirais que c’est la passion, les passions multiples. Jean-Pierre Angremy a autant aimé Londres et l’Angleterre que l’Italie, Rome et Florence, et que la Chine et Pékin. Mais il avait aussi la passion de la musique, de l’opéra en particulier, il fut un critique musical très remarqué dans la Revue des Deux Mondes. Il avait la passion des livres anciens, de l’exotisme, de la compagnie des femmes qui, dans la foule des personnages de ses romans, occupent une place considérable, supérieure à celle des hommes qui, dans leur chasse inlassable, n’ont pas toujours le beau rôle.
Comme beaucoup de romanciers, il avait la passion des lieux, des paysages, des villes surtout, dans lesquelles il plongeait avec délices. Pékin fut la ville source, pour laquelle il eut un véritable culte. Sa dernière compagne était chinoise. Sa fille Bérénice est installée et collabore à l’Institut français qui fut une des dépendances de son ancienne immense direction générale.
Oui, la Chine fut une des veines majeures de cette bouillonnante existence. Ayant entretenu avec lui pendant ces années d’étroites relations d’amitié, je n’imaginais pas qu’en évoquant ici, parmi vous, sa mémoire, nous nous trouverions aussi complètement en boucle. C’est une profonde satisfaction qu’à l’occasion de notre visite académique, vous nous ayez donné l’occasion de rendre hommage à un confrère dont nous sommes nombreux à conserver le souvenir attachant.