Allocution à l'Université de Pékin (BEIDA)

Le 16 décembre 2014

Jean-Christophe RUFIN

Interventions dans le cadre du Dialogue de haut niveau à l’Université de Pékin (BEIDA)
sur la langue : sa présence et son futur
le 16 décembre 2014

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Allocution de M. Jean-Christophe Rufin,

de l’Académie française

 

 

Bonjour à tous. Je suis tout à fait d’accord avec Madame le secrétaire perpétuel quand elle a dit qu’il ne faut pas parler de défense d’une langue et en particulier de la langue française, mais plutôt de présence parce qu’il ne doit pas y avoir de combat entre les langues.

J’aime les langues étrangères, malheureusement je ne parle pas le chinois mais j’en parle d’autres, et il n’y a pas de choix à faire entre une langue et une autre. Chaque langue a sa littérature même si, comme l’a souligné Jean-Marie Rouart, en France elle joue un rôle particulier. Il faut accepter cette coexistence des langues et les Européens le savent bien puisque nous habitons un continent où en faisant 100 km, en passant une frontière, on peut changer de langues. Il n’y a pas du tout chez moi l’idée de défendre une langue. En revanche la notion de présence en particulier pour le français est intéressante parce qu’au fond, ce qui fait la puissance et peut-être la nécessité d’ailleurs du français dans le monde, ce n’est pas le nombre de gens qui le parlent, c’est l’étendue mondiale de gens qui partagent cette langue. Les Africains nous disent beaucoup, à la suite de Léopold Sédar Senghor, que nous avons cette langue en partage. C’est quelque chose de très important. Si vous prenez une langue comme l’allemand, beaucoup de gens parlent allemand, mais ils sont concentrés sur trois pays : l’Allemagne, l’Autriche et la Suisse.

Le français est parlé sur l’ensemble de la planète. C’est quelque chose d’extrêmement important et qui nous donne une responsabilité : aujourd’hui ce monde de l’univers francophone, c’est un monde de solidarité, c’est un monde qui partage des valeurs communes, c’est un monde qui essaye de s’organiser. Il y a une Organisation internationale de la francophonie qui est présente dans les conflits, dans les situations de guerre à travers le monde. Au-delà de la langue, il y a avec le français une communauté de valeurs, une communauté de pensées, une communauté d’idées qui est très vivante. Il faut être tout à fait confiant.

J’aime beaucoup l’idée de traduction, et ce n’est pas à vous cher Dong Qiang que je dirais l’importance de la traduction. Ce qui est important c’est qu’une langue ne reste pas enfermée en elle-même. En particulier pour des écrivains il très important d’être traduits. Aller vers les autres grâce à la traduction, c’est merveilleux. Lorsque vous allez présenter vos livres dans un pays étranger et que vous êtes traduit, vous avez un auditoire beaucoup plus large. C’est très important aussi qu’une langue se nourrisse de la culture des autres grâce à la traduction, c’est-à-dire qu’elle fasse entrer sur son champ de compréhension des créations qui viennent d’ailleurs. Il est quand même plus intéressant, plus agréable, de lire dans sa propre langue une traduction. Il y a là une sorte de dynamique, d’échange et il ne faut surtout pas concevoir cette question de la défense de la langue sous la forme d’une guerre. Il n’y a pas de guerre, il y a vraiment une interaction et notre rôle, notamment à l’Académie française, c’est de faire vivre la langue. C’est de faire en sorte que cette communauté francophone par exemple soit représentée en notre sein.

Nous avons parmi nous des écrivains qui viennent d’autres champs linguistiques, d’autres champs culturels : François Cheng, Amin Maalouf ou encore Dany Laferrière. Nous sommes ouverts à des champs littéraires différents et je crois que c’est très important d’avoir cette idée d’une langue qui accueille le monde, qui s’ouvre au monde et qui ne soit pas du tout défensive, parce que c’est comme ça qu’elle survivra.

Je voudrais revenir un instant à la question de la création. Je suis romancier, donc j’ai ce souci d’une langue qui est un outil ; c’est un instrument dont on se sert pour exprimer ce que nous voulons exprimer. Ce qui me frappe depuis d’ailleurs ces derniers jours en Chine, et c’est vrai dans beaucoup de pays, quand on parle de la culture française on parle évidemment des grands classiques de Victor Hugo, de Balzac, de Flaubert, de Zola et on en parle avec beaucoup de respect. J’ai l’impression qu’on en parle avec plus de respect qu’en France. Aujourd’hui chez nous à cause d’écoles de recherche, d’écoles littéraires comme le nouveau roman ou à cause d’écrivains comme Céline, l’écrivain français d’aujourd’hui est un peu gêné pour dire qu’il écrit dans la tradition d’Hugo ou de Balzac. La pire insulte aujourd’hui quand on critique un romancier, c’est de dire que c’est un romancier dix-neuviémiste, comme si la fidélité à ces modèles était une sorte de gage de ringardise, de peu de sérieux.

Quand vous interrogez un écrivain américain, un écrivain anglais et que vous lui demandez ses sources, il vous dira sans aucun problème Victor Hugo ou Balzac. Ils n’ont pas de honte à se situer dans la filiation de la culture française, c’est tout à fait honorable. Nous, on a du mal, car si on n’est pas dans la lignée du nouveau roman, si on a une histoire et des personnages, si on n’a pas une écriture complètement adaptée au langage parlé dit moderne, on a l’impression qu’on ne fait pas une œuvre de création. Je ne crois pas du tout à ça. Pour exprimer le monde d’aujourd’hui il est très utile et extrêmement puissant d’utiliser tout ce que notre culture d’origine nous a légué. La puissance du romanesque telle qu’elle a été illustrée, créée par des gens comme Dumas ou Balzac, reste vraiment pour nous un outil très important, y compris pour parler de choses tout à fait contemporaines, tout à fait actuelles, tout à rait internationales.

J’ai l’honneur d’être traduit en chinois. L’un de mes livres Katiba parle d’une réalité extrêmement contemporaine qui est la naissance du terrorisme dans la région africaine du Sahara. Pourtant, la forme du livre est une forme extrêmement classique, dans la filiation assumée pour moi des grands écrivains du XIXsiècle. C’est pourquoi je pense que nous sommes victimes de notre propre manque de confiance en nous. Nous n’assumons pas notre propre héritage culturel. Il faut le réhabiliter. Dernière petite remarque : quand j’écoutais tout à l’heure Jean-Marie Rouart parler de ces couples entre des chefs d’État français et des écrivains, je me disais : quel bonheur. Si cela n’existe plus aujourd’hui ce n’est pas forcement que les écrivains ne sont plus à la hauteur. C’est peut-être aussi que les chefs d’État sont devenus analphabètes. Depuis le président Mitterrand, nous n’avons plus guère en France, je ne sais pas ce qu’il en est ailleurs, de chef d’État porté sur la littérature. Cela ne les intéresse plus. Ils se vantent de ne pas lire de roman pour la plupart. Alors comment voulez-vous former avec eux le couple que faisait Malraux avec le général de Gaulle ou que Chateaubriand faisait avec Napoléon ?