La terminologie de la langue française

Le 14 décembre 2014

Gabriel de BROGLIE

Conférence à l’Institut français de Pékin
le 14 décembre 2014

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Allocution de M. Gabriel de Broglie
Chancelier de l’Institut de France

 

La terminologie de la langue française

 

 

J’exprime le plaisir que nous avons à partager avec vous cette expérience et à vous montrer la diversité des missions de l’Académie française. Je vais vous parler d’une mission relativement récente, la terminologie et la néologie. Elle date de 1996, mais elle a pris beaucoup d’importance et elle en prend de plus en plus. Cette mission consiste à donner à la langue française des équivalents français aux mots qui naissent quotidiennement dans des langues différentes et le plus souvent en américain, donc en anglais. Pour pouvoir conserver sa vocation universelle la langue française doit pouvoir désigner en français toutes les notions, toutes les réalités nouvelles au fur et à mesure qu’elles apparaissent. Il s’agit de choisir le mot ou l’expression qui désignera en français la réalité nouvelle. C’est le travail de terminologie. S’il n’existe pas dans la langue française de mot pour désigner l’équivalent, il s’agit d’un travail de néologie. Toutes les langues éprouvent un problème de terminologie et de néologie qui consiste à créer des mots nouveaux pour désigner des réalités ou des concepts nouveaux. Suivant en cela le Canada et le Québec qui ont un appareil de terminologie et de néologie découlant de la loi 101 du Québec, la France a mis en place un réseau de terminologie qui est le suivant. Il se distingue du dictionnaire de l’Académie française parce que c’est un appareil gouvernemental. C’est l’État français qui donne à la langue française des équivalents pour désigner des réalités nouvelles. Il y a des commissions spécialisées par domaine de vocabulaire. Évidemment les questions ne sont pas les mêmes selon qu’il s’agit d’énergie nucléaire, de transport, de l’ingénierie financière ou de l’architecture, enfin tous les domaines de vocabulaire possibles et imaginables. Il y a donc des commissions spécialisées qui recensent les besoins, qui essayent de les anticiper, de ne pas arriver trop tard. Lorsqu’il y a déjà eu un usage qui s’est établi pour un mot en langue étrangère, en américain le plus souvent, il est plus difficile de revenir sur l’usage. Ayant recensé les besoins, elles recherchent l’équivalent français le plus convenable. C’est une question de connaissance du vocabulaire de la langue française. C’est une question d’une intuition linguistique, quel est le meilleur mot ? Je vous donnerai quelques exemples tout à l’heure. Ces commissions soumettent des propositions à une commission générale de terminologie qui dépend du Premier ministre, c’est-à-dire du chef du gouvernement de la France. Cette commission générale est composée d’une vingtaine de personnes, de grands experts compétents dans plusieurs domaines de vocabulaire, souvent des experts en matière de langue, et présidée par un membre de l’Académie française.

J’ai eu l’honneur de présider cette commission pendant dix ans et c’est une matière enrichissante et intéressante, un peu différente de celle du dictionnaire. Pourquoi ? Parce qu’en présence d’un terme né dans une langue étrangère, il faut d’abord savoir ce que désigne ce terme, ce qui n’est pas toujours facile. La langue américaine est moins précise que la langue française. Souvent les termes nés de l’usage outre-Atlantique recouvrent une notion confuse, difficile à préciser. Cela convient très bien pour l’usage très pragmatique que l’on fait de la langue anglo-américaine, mais ne convient pas bien pour des langues précises comme la langue française. Donc le premier travail est de cerner la notion dont il s’agit. Puis il convient de trouver un équivalent en français. Ce travail étant fait, les travaux de la commission générale de la terminologie sont soumis pour accord à l’Académie française. Là se rejoignent tout le travail traditionnel du dictionnaire et le travail nouveau de la terminologie qui par définition s’applique à des notions nouvelles et à des mots nouveaux, mais qui ne manqueront pas de rejoindre le vocabulaire français. L’Académie française donne son accord ou ne le donne pas. Si elle ne le donne pas, retour à la commission de terminologie qui recommence le travail jusqu’au moment où l’Académie française aura donné son accord sur la proposition. Lorsqu’elle a donné son accord, le gouvernement publie les listes de termes et expressions au Journal officiel de la République, ce qui n’est pas le cas pour le dictionnaire. Cette publication au Journal officiel est rendue nécessaire parce que les mots ainsi approuvés ont un usage obligatoire par les administrations publiques, mais pas par les citoyens. Il n’y a pas pour les citoyens d’obligation d’utiliser un mot. L’usage des mots est libre. De même les mots du dictionnaire ne sont pas d’un usage obligatoire, ils sont là pour servir, pour former l’usage. Pour les néologismes, les termes nouveaux, la France s’est inspirée aussi de la législation du Canada et du Québec qui rend obligatoire l’usage de la langue française. On a ainsi voulu que les administrations au moins, que l’État servent d’exemple et répandent dans l’usage des mots ou expressions nouveaux. Ce mécanisme fonctionne maintenant depuis une vingtaine d’années et fonctionne assez bien.

Voici quelques exemples permettant de voir comme s’accomplit la mission. Il y a d’abord de grands succès. L’un des premiers grands succès a été de donner un équivalent aux mots américains hardware et software. Comment traduire ? Déjà en américain vous voyez que ce n’est pas très bien défini. Il y a eu un travail de spécialistes et finalement a été proposé pour hardware l’équivalent d’ordinateur. C’est un mot qui a réussi tout de suite dans l’usage. L’ordinateur, on voit très bien ce que c’est. C’est un mot plus expressif que hardware surtout si on le rapproche de l’autre mot software, dont l’équivalent choisi en français a été logiciel, très expressif. Si l’on rapproche les deux, l’ordinateur et le logiciel, ils se complètent, donnent des possibilités d’usage infini et montrent bien l’opération nouvelle que désignent ces expressions. Il s’agissait de traduire des réalités qui existent dans la langue française, ce qui a été fait. C’est un succès, personne ne conteste ces termes et même bien des langues étrangères se sont calquées sur l’équivalent français et ont trouvé elles-mêmes l’équivalent de l’équivalent français.

Maintenant un exemple qui n’a pas réussi. Il y a un mot dans l’usage courant qui est le mot e-mail. Faut-il donner un équivalent français à e-mail ? Oui, il le faut, et pour une raison simple : c’est que e-mail s’écrit e-m-a-i-l et que les imprimeurs, lorsqu’ils impriment ce mot, ne l’écrivent pas en anglais avec le tiret entre le e et le mail. Car il y a un mot français qui correspond à cela c’est le mot émail qui désigne tout autre chose. Pour éviter les confusions il y a donc nécessité à trouver un équivalent à e-mail. Malheureusement cet équivalent n’a pas été bien trouvé et il n’est toujours pas bien trouvé. Comment les choses se sont-elles passées ? Le Canada et le Québec avaient adopté un équivalent bien formulé, intelligent, compréhensible, qui est le mot courriel. Cela veut dire courrier électronique, ce qui est bien la traduction d’e-mail. C’en est même l’exacte traduction et cela devait presque obligatoirement se répandre dans l’usage. La commission française de terminologie a adopté le mot courriel, l’Académie française l’a accepté, il a été publié au Journal officiel, donc il devait être obligatoire dans toutes les administrations de l’État. Que constate-t-on ? Que ce mot a beaucoup de difficulté à entrer dans l’usage. Nous n’abandonnons pas, il ne faut pas abandonner, mais d’autres substituts se sont glissés dans l’usage. Il y a en un qui n’est pas un bon équivalent. C’est tout simplement mail, qui n’a pas de raison d’être. Il y en a un autre qui passe dans l’usage quotidien parlé, tout à fait bâtard, qui est mèle. On est obligé de constater que c’est l’usage qui s’installe le plus. Le mot mèle se justifie parce qu’il a la même terminaison que courriel. On sait qu’il faudrait dire courriel, mais c’est trop compliqué donc on dit mèle. C’est mauvais. Voilà le genre d’exemples de travaux de terminologie et de néologie avec les bonheurs et les échecs il faut bien le dire. Je donne un dernier exemple entre les deux : le mot coach, d’usage quotidien dans tous les domaines de vocabulaire. C’est un mot d’origine française car le mot coach c’est le mot cocher tout simplement, celui qui conduit la voiture à cheval. Quel équivalent français donner au mot coach ? C’est un mot confus dans la langue américaine et en réalité il y a plusieurs équivalents français par domaine de vocabulaire. On peut donner successivement formateur, accompagnateur, mentor. Mentor est le plus abstrait, le plus général qui conviendrait à tous les usages de vocabulaire. Mais il y en a d’autres : dans le domaine sportif, entraineur, c’est le plus classique aussi. Dans ce cas, c’est un demi-succès parce que l’appareil de terminologie a donné le choix entre de multiples solutions suivant les domaines de vocabulaire. Ces choix sont employés, entraineur dans le domaine sportif, mentor dans le domaine de l’éducation, mais le résultat n’est pas complet car le mot coach reste lui aussi dans l’usage courant. Voilà les heurs et malheurs du travail de terminologie.

Toutes les langues connaissent des problèmes de terminologie. L’expérience française est parmi les plus abouties et des démarches tendent à une collaboration entre nations dans les domaines de la terminologie et de la législation linguistique. Cette collaboration est plus facile à établir entre langues de la même famille, par exemple les langues latines, mais elles sont recherchées aussi avec d’autres langues, le russe et le grec par exemple. Je sais que des contacts ont existé à ce sujet entre des universitaires et des spécialistes chinois et les spécialistes français.

Puisse mon propos qui met en valeur les missions nouvelles de l’Académie française dans ce domaine trouver un écho parmi les éminents spécialistes chinois des questions linguistiques.

 

Conférence à l’Université de Pékin (BEIDA)

15 décembre 2014

Conférence de Monsieur Gabriel de Broglie
Chancelier de l’Institut de France

« La beauté de la langue française »

Monsieur le président,

Messieurs les présidents,

Messieurs les professeurs,

Mesdames,

Messieurs,

Je salue également les étudiants qui sont parmi nous.

J’exprime la grande satisfaction et même peut-être l’émotion de m’inscrire dans la lignée, dans la tradition qui a été rappelée il y a un instant, cinquante années de relations diplomatiques et puis beaucoup plus longtemps que cela de relations culturelles, linguistiques et artistiques entre la Chine et la France. Je suis heureux de vous apporter en considération de notre passé, dont le souvenir ne nous quitte pas, le salut de l’Académie française qui elle en effet a été fondée en 1635, c’est-à-dire il y a bientôt quatre cents ans. Ce n’est rien à côté de l’histoire de la Chine et de la France, mais tout de même, au jour où nous parlons, cela représente un poids des années, de la tradition, de la culture et de la langue. C’est donc de la langue française que je vais vous entretenir. Je suis heureux de le faire parce que j’ai voué depuis toujours une grande passion pour elle. J’ai essayé de la faire partager en écrivant un livre qui s’appelle Le français pour qu’il vive qui était l’expérience que j’avais pu avoir comme responsable du point de vue de l’État, du point de vue du gouvernement français dans le domaine de la langue française.

Je précise tout de suite que je ne vais pas comparer la langue chinoise et la langue française. J’en serais bien incapable malheureusement. Mais je vais essayer de vous faire saisir les raisons d’un attachement passionné que nombre de nos contemporains, comme dans les siècles passés, portent au français. Attachement passionné, pourquoi ? Y a-t-il des caractères particuliers de la langue française ? Y a-t-il une beauté de langue française ? Essayons de regarder d’un peu plus près si c’est le cas et quels sont exactement ces caractères et ces beautés.

Les spécialistes des langues décrivent de manière générale les langues par des caractères généraux. L’espagnol est considéré comme une langue noble, l’italien comme une langue harmonieuse, l’allemand comme une langue précise, l’anglais comme une langue naturelle et pour le français on met généralement en avant la qualité de la clarté.

La clarté d’une langue, qu’est-ce-que cela signifie ? Paul Valery disait « Le langage n’a jamais vu les idées ». Voilà qui déjà met dans un certain doute. Mais aussitôt après, un autre écrivain français Jean Paulhan disait « Les mots sont aussi des idées ». Pour faire la synthèse je citerai un troisième écrivain, Jacques de Lacretelle, qui écrit : « La place privilégiée du français vient de ce qu’il a toujours offert au monde quelque chose de clarifié ».

L’expression « quelque chose de clarifié » est peut-être plus importante que le mot plus général de la clarté. Clarifié désigne une action. C’est en effet ce caractère souvent célébré comme le génie de la langue française qui lui a permis, pendant quelques siècles, de succéder au latin, même avant le latin au grec, je veux parler des XVIIe et XVIIIe siècles.

Des quantités d’écrivains et de professeurs ont insisté sur ce caractère du français. Cette continuité, cette force aussi engendrent, avec le poids de la littérature qui nous précède, un français moderne héritier non seulement de la clarté mais d’une conséquence de la clarté, qui est l’abstraction. Le français moderne est une langue plutôt abstraite. Mais surtout le français tend à l’abstraction du langage. Il possède des qualités d’expression, de transmission, de précision et de synthèse qui ont fait qu’il a été pendant quelques siècles la langue mondiale de la diplomatie. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, mais cela a été le cas jusqu’en 1914, précisément pour ces raisons-là.

Est-il utile devant un public aussi averti d’essayer de préciser un peu en quoi consiste cette clarté ? Le principal caractère c’est l’ordre direct. Le français obéit à l’ordre direct. La phrase possède une souplesse, une harmonie, mais une organisation. Elle procède par ordre de détermination croissante du particulier au général. La langue française commence par ce qui commande la compréhension, le sujet, puis par ce qui découle de ce qui vient d’être dit, c’est-à-dire que l’ordre rigide des mots est régi par leur fonction et leur rapport. La proposition principale vient avant la proposition subordonnée. Le sujet vient avant le verbe qui exprime l’action et le verbe est suivi de ses compléments directs, puis indirects qui indiquent les conditions dans lesquelles le sujet a agi. C’est cela l’ordre direct.

Un autre caractère de la langue française est l’équilibre entre le nom et le verbe. Le nom exprime les formes stables, ce qui est fixe, les concepts, ce qui est constaté. Les verbes expriment la forme en mouvement, l’action, la modification. Il n’échappera à personne que l’anglais privilégie le verbe, l’allemand le nom et la langue française équilibre les deux et assure une finesse d’expression précisément grâce à cette force des verbes, mais qui n’agissent pas sans le nom, grâce à cette relation étroite qui existe entre le nom et le verbe. De même les verbes français ont plus de formes, plus de combinaisons que les verbes dans d’autres langues et on a souvent remarqué qu’en conjugaison, en mode et en temps, les verbes français étaient plus riches que dans d’autres langues. Le verbe français prévoit, ordonne, désigne, précise, commande mais en même temps doute, émet des conditions, des suppositions. Il y a des modes pour cela et le verbe français est extrêmement fin dans son maniement. Je devrais dire tout de suite était fin, avait beaucoup de finesse car de nos jours, il n’est pas sûr que toutes ces possibilités, toutes ces finesses, toutes ces subtilités soient encore en usage dans la langue courante.

J’ai beaucoup de scrupules à parler devant vous du vocabulaire français, je veux dire face au vocabulaire de la langue chinoise. En effet le vocabulaire français est peu abondant, par rapport aux autres grandes langues et notamment par rapport à l’anglais et même à l’allemand, que dire par rapport à la langue chinoise. Le vocabulaire français a été abondant autrefois. Du temps de Rabelais, le vocabulaire français était extrêmement abondant. L’évolution au cours du XVIIe et du XVIIIe siècle a fait que le vocabulaire s’est rétréci, les Français auraient tendance à dire « s’est purifié ». Mais qu’est-ce-que c’est que purifier un vocabulaire ? Heureusement les choses évoluent et pendant la période romantique la langue française a retrouvé l’abondance du vocabulaire avec la reprise de beaucoup de mots anciens et la création de beaucoup de mots nouveaux. Cette évolution continue et soulève des polémiques pour savoir s’il est intéressant d’élargir le vocabulaire d’une langue. Oui, à condition que les mots soient bien choisis. Non, si les mots sont des imperfections et ne contribuent pas à la qualité et à la précision du langage. Mais en tout cas le vocabulaire français ne s’appauvrit pas, il continue à s’enrichir même si globalement, la langue française continue à être une langue de vocabulaire peu développé.

Pour donner un point de vue global sur les qualités de la langue française, je dirais que la langue française donne l’avantage à l’activité intellectuelle sur les impressions et les sentiments, à l’abstraction sur le mouvement des faits. Elle offre probablement le meilleur outil au service de la pensée, de la raison. Elle favorise au mieux l’expression des vérités acquises, la recherche des choses invariables, la découverte des lois d’un univers qui s’ordonnerait autour de l’homme. Son pouvoir est clarifiant on l’a dit et unificateur. Elle a des domaines de prédilection qui sont le droit, l’enseignement, la recherche, l’administration. Donc le français est une langue d’institution plus que d’intimité. C’est une langue verticale plus que de rapports horizontaux comme l’anglais qui s’échange mais qui est moins directif. Il y a dans le français quelque chose de gouvernemental qui facilite l’autorité et il y a dans l’anglais quelque chose d’horizontal qui facilite l’échange. La question qui se pose maintenant est de savoir si ces caractères possèdent une valeur esthétique ? Nous changeons de registre, nous ne regardons plus les qualités de langue, mais sa beauté. Le français est-il une belle langue ?

Beauté de la langue avec un point d’interrogation. J’imagine la surprise que des auditeurs chinois peuvent éprouver à cette question. Nous avons des siècles de littérature superbe devant nous, langue chinoise et langue française. Comment peut-on s’interroger sur la beauté ? Et cependant au XXIe siècle, il est peut-être bon de se demander : la langue française est-elle belle ? La question s’est toujours posée justement parce qu’elle était rationnelle et claire. Pour en juger, il faut pénétrer ce mystère de la langue française qui est la phrase. Toute la langue française s’ordonne autour de la phrase, ce qui n’est pas le cas d’autres langues, pas de toutes les langues. La phrase est infiniment souple, riche, utile, elle reflète la pensée. Si la langue voit la pensée et si la pensée voit la langue c’est bien à travers la phrase, c’est là que se situe le point de contact. La phrase française est probablement l’essentiel de la matière littéraire, de la création, de la beauté. Dans la phrase française, il y a la phrase en prose et il y a la phrase en vers évidemment et ces deux parties de la littérature s’équilibrent en qualité. Toute la qualité n’est pas concentrée dans la poésie, dans la phrase en vers. La beauté de la prose française est au moins équivalente et procure au moins autant de jouissance que la poésie et d’ailleurs la poésie classique française, qui a procuré tant de jouissance au cours des siècles, a considérablement changé au XXe siècle pour devenir un moyen d’expression beaucoup plus intime, beaucoup plus rapide, peut-être impressionniste et transmettant peut-être moins de beauté plastique que précédemment avec la versification française.

Nous en arrivons à cette question : le français est-il une langue musicale ? Il est intéressant d’aborder cette question. Autrement dit, cette question évoque-t-elle des échos auprès des auditeurs de langue chinoise ? Évidemment ne s’agit-il pas de la même musicalité, mais aussi de musicalité. Dans les deux cas, elle est subtile et elle est peut-être moins apparente, moins compréhensible que dans d’autres langues qui sont connues pour leur musicalité, parmi lesquelles l’italien et l’anglais. La question de la musicalité de la langue française est un peu compliquée parce que la prononciation est monotone. La prononciation française est subtile. Il n’y a pas d’accent tonique. Elle ne comporte pas beaucoup d’interruption. Elle contient des sons assez doux comme l’e muet. Autrefois on le faisait entendre dans la phrase et c’est devenu assez difficile ou assez délicat de faire entendre un e muet. On le faisait du temps de la versification car le e muet prenait la place d’un pied du vers. Une autre prononciation subtile est celle des liaisons entre les mots. Là aussi il y avait des règles extrêmement fines qui faisaient partie de la musicalité de la langue française et malheureusement l’art des liaisons, des jolies liaisons bien prononcées a un peu disparu, soit que les liaisons utiles aient disparu de l’usage, soit que des liaisons malencontreuses soient introduites là où il ne devrait pas y en avoir. Il s’agit d’un art qui s’est un peu affadi avec des exemples très différents donnés chaque fois par les médias de masse, les radios et la télévision, par cette élocution très rapide, mais qui n’est pas du tout une élocution poétique. Il faut donc se poser la question de savoir si le français est une langue musicale.

Je vais prendre quelques exemples, peu nombreux. Au XVIIe siècle de grands écrivains français ont été l’objet de débats de la critique littéraire. Ce sont La Fontaine et Racine. Tous les deux ont été critiqués pour leur absence de musicalité. De nos jours La Fontaine est un très grand écrivain, très élégant et le vers de La Fontaine a une musicalité évidente, c’est d’ailleurs pour cela que les enfants l’apprennent si facilement et le retiennent par cœur. On a trouvé que La Fontaine était trop simple parce que sa phrase était subtile et aérienne. On a dit la même chose de Racine, qui a lui aussi une musique particulière. Mais Racine, c’est un diamant. On peut donc dire que La Fontaine c’est la fleur du jardin et Racine c’est la pierre précieuse. Cependant on a trouvé que Racine avait un vocabulaire trop pauvre et l’on a prétendu que tout le théâtre de Racine n’était fabriqué qu’avec 1 200 mots, ce qui est très peu évidemment. Ce n’était pas vrai, il y en a beaucoup plus, le décompte avait été mal fait, mais la critique a été faite et cela veut dire que la question se pose : cette langue est-elle musicale ou non ? Alors on répond tout de suite par un vers célèbre de Phèdre : « Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ». Est-ce que c’est musical ou non ? Voici un autre vers alexandrin, c’est-à-dire en douze pieds, et qui n’est composé que de mots qui n’ont qu’une syllabe : « Le ciel n’est pas plus pur que le fond de mon cœur ». Est-ce musical ou non ? Il faut savoir apprécier cela, l’aimer pour affirmer que c’est musical ou non.

Au XIXe siècle je choisirais l’exemple de Victor Hugo, c’est un immense poète qui a fait chanter la langue dans tous les registres. La même critique littéraire reprochait à Victor Hugo de ne pas connaître le vocabulaire reconnu figurant dans les dictionnaires de la langue traditionnelle. En effet il crée des mots. Il a d’ailleurs revendiqué la liberté de créer des mots pour formuler sa pensée ou simplement sa phrase. Mais on a même dit que la poétique de Victor Hugo était au fond de l’artisanat, qu’il y avait un côté de recette préfabriquée et que c’était toujours le même mécanisme qui jouait avec une introduction, des grandes orgues, puis la chute finale qui donnait au poème sa force et sa vivacité. Alors qu’au contraire, la poésie de Victor Hugo est une des plus riches et des plus belles qui soit. C’est toujours le même procès qui est instruit, c’est-à-dire le procès de la pureté, d’un âge d’or initial de la langue, d’un état de perfection antérieur, indépassable et qui ne devrait pas être modifié, qui ne peut pas l’être si ce n’est de manière respectueuse. Ce procès-là est perdu parce que personne ne peut fixer la langue. Victor Hugo lui-même a été, avec le romantisme, le créateur de toutes les perspectives et possibilités du français et de la poétique moderne. Il l’a fait dans un texte célèbre qui est la préface de Cromwell en 1830 et depuis toute la littérature française en découle.

Je voudrais pour le XXe siècle citer deux noms d’auteurs que peut-être vous vous étonneriez que je ne cite pas, ce sont Proust et Claudel, deux exemples de la musicalité de la langue française, pas la même musicalité bien sûr. Je commence par Proust dont la phrase innombrable, extrêmement variée a un charme très difficile à définir. On a reproché à Proust de ne pas maîtriser sa phrase et c’est vrai, mais cela fait partie de sa musique personnelle. Je disais, il y a un moment, l’importance des verbes, des modes et des temps des verbes. Proust a insisté sur ce sujet souvent. Il a insisté notamment sur la poésie propre de l’imparfait, le temps imparfait. Je vous donne une citation de Proust qui montre la force de l’imparfait : « J’avoue que certain emploi de l’imparfait de l’indicatif – de ce temps cruel qui nous présente la vie comme quelque chose d’éphémère à la fois et de passif, qui, au moment même où il retrace nos actions, les frappe d’illusion, les anéantit dans le passé – sans nous laisser comme le parfait, la consolation de l’activité – est resté pour moi une source inépuisable de mystérieuses tristesses. Aujourd’hui encore je peux avoir pensé pendant des heures à la mort avec calme ; il me suffit d’ouvrir un volume des Lundis de Sainte-Beuve et d’y tomber par exemple sur cette phrase de Lamartine (qui parlait de Mme d’Albany) : « Rien ne rappelait en elle à cette époque… » C’est le « rappelait » qui est suspendu entre ce qui n’est pas encore le passé et ce qui est le présent en train d’advenir.

Je voulais terminer par une dernière notation. Si nous avons encore des doutes sur la beauté de la langue française, il y a un moyen de s’en assurer : c’est de constater le nombre d’écrivains de langue maternelle étrangère qui ont choisi le français pour leur création littéraire. Ce phénomène est très particulier. Il s’est répété au cours des siècles derniers, en particulier au cours du XXe siècle et il est extrêmement significatif. De nombreux écrivains ont choisi la langue française pour exprimer leur œuvre littéraire. C’est un phénomène beaucoup plus important en signification que par exemple la francophonie, c’est-à-dire le fait que d’autres pays aient la langue française comme langue maternelle officielle ce qui est au fond un phénomène assez naturel. Mais l’adoption de la langue française pour écrire, pour créer une œuvre littéraire est un phénomène très curieux.

Je termine en évoquant la figure de Léopold Sédar Senghor. C’est peut-être lui qui a le mieux évoqué cette universalité de la langue française. Senghor est un ancien président de la République du Sénégal, donc Africain, professeur de français à l’Université française, homme politique français puis au Sénégal, grand poète et grand chantre de la langue française qu’il a qualifiée de « langue des dieux ». Senghor a œuvré pour la langue française comme moyen de transmission entre les cultures et entre les différentes langues. Il s’exprimait ainsi : « Le français ce sont les grandes orgues qui se prêtent à tous les timbres, à tous les effets, des douceurs les plus suaves aux fulgurances de l’orage. Il est, tour à tour ou en même temps, flûte, hautbois, trompette, tam-tam et même canon. »

Ce bref tableau des beautés de la langue française déborde largement la France et s’étend à d’autres pays étrangers de langue maternelle française et bien d’autres pays étrangers aussi qui ne sont pas de langue maternelle française mais qui ont un intérêt passionné pour le français. Nous avons une belle expression je crois pour désigner cet attachement, c’est : « qui ont le français en partage ». La francophonie est l’ensemble des pays, des nations ou des personnes qui ont le français en partage. Ils sont très nombreux et cela m’amène à une réflexion finale. S’il se lève dans l’avenir un génie universel de la langue française, il est possible qu’il ne soit pas français.

 

Interventions dans le cadre du Dialogue de haut niveau à l’Université de Pékin (BEIDA) sur la langue : sa présence et son futur

16 décembre 2014

Allocution de Monsieur Gabriel de Broglie
Chancelier de l’Institut de France

« Les industries du langage »

Tout d’abord bonjour. Je voudrais dire que je m’émerveille du plaisir que nous prenons à la célébration de nos langues. Nous nous livrons à cet exercice avec délectation et nous ne sommes pas prêts d’y renoncer et c’est tant mieux. Nous sommes conscients de détenir des trésors d’une richesse incalculable qui nous nourrissent, qui sont en même temps source de plaisir et dont on peut vivre. Nous voulons préserver ces trésors. Nous les connaissons, nous essayons de les connaître le mieux possible et nous voulons les faire connaître. Cela nous ramène peut-être à l’idée qu’il y a un paradis des langues, de la littérature. Ce paradis serait plutôt derrière nous et pas forcément devant nous. La question serait de le retrouver et de savoir s’il a atteint une perfection dans le passé qui serait un point indépassable par la qualité de nos langues ? J’exprime là des préoccupations qui peuvent être communes au français et au chinois.

Vous me posez la question qui nous préoccupe beaucoup qui est de savoir au XXIe siècle comment se présentent les choses. Très conscients de la tradition, nous avons le devoir de maintenir dans l’état d’exercice les trésors dont nous héritons et nous avons le devoir d’innover. Nous savons déjà très bien ce qu’il faut pour innover, mais il n’est pas sûr que nous réussissions très bien à exploiter toutes les ressources possibles. Nous avons la chance d’avoir une reconnaissance officielle de nos langues par l’État, par le monde officiel, par les règles générales et par un enseignement qui est aussi généralisé, ce qui n’est pas le cas de tous les pays au monde.

L’enseignement de la langue reste une priorité, un puissant appareil d’État. Nous portons nous Français des jugements assez péjoratifs et assez négatifs sur la qualité de l’enseignement du français par rapport à ce qu’il a été et ce qu’il devrait être encore maintenant. C’est un sujet très préoccupant. Je ne me prononce pas sur la qualité d’enseignement du chinois. Nous, nous sommes sévères et nous considérons qu’il y a là un enjeu très important pour l’avenir évidemment. L’avenir de la langue française dépend beaucoup de son enseignement. On peut constater que l’enseignement de la langue française est peut-être mieux assuré dans des pays de langue française qu’en France même.

Il y a d’autres enjeux qui sont aussi importants. Pour affronter les difficultés de l’avenir, il faut que la langue soit diffusée dans tous les médias nouveaux, ce qui est un sujet de vraie préoccupation. Il faut donc s’adapter à cette nouvelle situation. Le livre numérique va venir, viendra certainement, mais de toute façon l’univers numérique existe. Quel est le sort de la langue française, quel est le sort de la langue chinoise dans l’univers numérique, par l’internet et par les moyens de communication en particulier des sms et des nouveaux tics de vocabulaire, des nouvelles manies de vocabulaire qui se développent sur l’internet ? Est-ce dangereux pour nos langues ? Je suis de tempérament optimiste en général sur l’ensemble de ces questions et j’ai l’impression que la numérisation et l’internet sauvent les langues beaucoup plus qu’ils ne les menacent.

Ils sauvent les langues minoritaires et qui pouvaient être en voie de disparition et qui le sont moins à partir du moment où elles sont fixées sur internet. Ils sauvent aussi peut-être la reproduction de la langue chinoise grâce à la multiplication des caractères qui sont sur internet, ce qui n’a jamais été rendu possible avec les machines à écrire. Il y a donc là une étape qui est passée qui ouvre à la langue chinoise l’assurance que la richesse de son caractère idéographique n’est pas menacée par la technique, ce qui est très important. Nous devons donc veiller à ce que nos langues soient présentes sur l’internet, utilisent tous les moyens de communication et ne se laissent pas dépasser par les technologies. Je crois qu’il y a pour nous Français un grand effort à faire encore dans ce domaine.

Il y a une autre question qui est rarement évoquée. J’ai un peu de scrupules à l’évoquer devant vous mais c’est important. C’est la question des industries de la langue. Qu’est-ce que c’est que les industries de la langue ? C’est le prolongement de la numérisation et de l’internet. Les ordinateurs permettent de rendre des services considérables en matière de langue. On s’en servira de plus en plus. Le premier service évident, c’est celui de la traduction. La traduction automatique existe mais elle n’est pas de bonne qualité. Elle pourra devenir de bonne qualité, ce n’est pas très compliqué. Il faut simplement investir dans les industries de la langue. C’est un grand investissement industriel et financier. Les services que l’on peut attendre de cela sont assez importants. Il y a aussi la correction des erreurs de langage par la voie automatique. Vous savez qu’il y a des correcteurs automatiques d’orthographe pour l’écriture alphabétique et ça marche à peu près bien. Il y a aussi des correcteurs automatiques de syntaxe, c’est-à-dire qui rectifient la construction des phrases lorsqu’il y a une erreur de la part du rédacteur.

Il y a aussi des logiciels automatiques de résumé de textes. Vous mettez un texte de cinquante pages dans l’ordinateur, puis vous demandez un résumé en quinze lignes et l’ordinateur le fait. Plus étrange encore vous avez des logiciels de développement des textes, cela sert pour les affaires industrielles, commerciales. C’est-à-dire j’ai un objectif commercial en quinze lignes, mais cela n’est pas suffisant ; développez-le moi en trente pages pour être répandu auprès de tous les agents de la firme. Voilà des industries du langage. Quelle est la condition pour qu’elles fonctionnent ? C’est de rentrer dans l’ordinateur suffisamment de données pour que l’ordinateur ait la matière suffisante pour procéder à toutes les opérations qui lui sont demandées. Pour cela il faut que les matières mises dans l’ordinateur soient immenses, considérables. Un exemple : pour la langue française qu’est-ce que l’on met dans l’ordinateur ? On met dans l’ordinateur tous les dictionnaires, le Trésor de la langue française, ce magnifique instrument qui fait le recensement de tous les usages des mots de la langue française dans le passé avec les centaines de milliers de citations qui font référence pour différents usages des mots de la langue française. Cela ne suffit pas.

Il y a la langue d’aujourd’hui : comment entrer dans l’ordinateur la langue d’aujourd’hui ? Tout simplement en prenant la collection des journaux depuis par exemple 1945. Toute la collection des journaux, des quotidiens est entrée dans l’ordinateur pour qu’ils servent de référence pour que si l’ordinateur cherche des exemples il arrive à les trouver. Maintenant il y a le français parlé qui n’est pas tout à fait le même que celui du français écrit dans les journaux. Le français parlé on le trouve dans la radio. Pour avoir un bon investissement dans les industries de langage, il faut équilibrer le français écrit par le français parlé grâce à une quantité presque équivalente d’enregistrements à la radio qui sont passés dans l’ordinateur pour servir de référence. À quoi servent ces immenses références ?

Un exemple concret qui permet de comprendre facilement. Il y a des logiciels d’ordinateur pour jouer aux échecs et la grande question est de savoir s’il y aura enfin un ordinateur qui sera sûr de gagner toutes les parties d’échecs contre tous les plus grands champions d’échecs. Pour cela on a entrepris d’insérer dans l’ordinateur toute les parties d’échecs qui ont été jouées jusqu’à présent et on pense qu’avec cette immense quantité de documentation, d’information, l’ordinateur qui aura intégré toutes les parties d’échecs qui ont été jouées jusqu’à présent sera sûr de gagner la partie. On n’est pas encore arrivé à ce résultat-là ce qui est une très bonne nouvelle pour le cerveau humain, mais on y arrivera peut-être. Pour les industries du langage, c’est la même chose. Lorsque l’ordinateur aura toutes les données du langage, il pourra faire toutes les opérations et il gagnera la partie.