Les missions de l'Académie française : définition de la langue et composition du 9e dictionnaire

Le 14 décembre 2014

Hélène CARRÈRE d’ENCAUSSE

Conférence à l’Institut français de Pékin

le 14 décembre 2014

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Allocution de Mme Hélène Carrère d’Encausse,
Secrétaire perpétuel de l’Académie française,

 

Les missions de l’Académie française :
définition de la langue et composition du 9e Dictionnaire

 

 

Nous sommes tous les quatre des représentants de l’Académie française et sommes heureux et honorés de participer à cette séance avec nos collègues chinois que nous remercions de nous accueillir. C’est pour nous un grand bonheur d’avoir un auditoire chinois intéressé par la question dont nous allons débattre. Je vais d’abord vous dire qui nous sommes :

  • M. Gabriel de Broglie, le Chancelier de l’Institut de France et membre de l’Académie française et également membre de l’Académie des sciences morales et politiques ;
  • M. Jean-Marie Rouart, écrivain et, membre de l’Académie française ;
  • M. Jean-Christophe Rufin, écrivain, ses livres ont été traduits en chinois, membre de l’Académie française

 

Nous sommes ici pour dire ce que nous faisons à l’Académie française et partager nos expériences, nos interrogations avec nos collègues chinois, et probablement constater que nous faisons dans des langues différentes la même chose, c’est-à-dire que nous essayons de donner à nos compatriotes les moyens de mieux connaître leur langue et de mieux en profiter.

L’Académie française a été fondée en 1635, c’est-à-dire il y a presque quatre siècles. La France est un pays plus petit territorialement que la Chine, beaucoup moins peuplé, mais elle était, à l’époque un des pays les plus peuplés d’Europe. L’Académie a été fondée parce que la France était un pays divisé, personne ne parlait la même langue. À la cour du roi on parlait la langue française, ailleurs on parlait des langues régionales. En fondant l’Académie française, l’idée du Cardinal de Richelieu a été de rassembler les français autour de la langue du roi, de leur permettre d’acquérir la même langue. La première mission de l’Académie a donc été de faire un dictionnaire, c’est-à-dire de faire de la langue française la langue commune, celle que tout le monde allait parler et, avant même de faire ce dictionnaire, de vérifier qu’il y ait une langue que tout le monde puisse parler en la comprenant bien.

Ce n’est pas la seule mission de l’Académie française. Elle a été chargée presque d’emblée non seulement de veiller à la langue, au développement de la culture française, mais elle a reçu très tôt des dons afin d’encourager l’usage de la langue française. Ces donations lui ont permis d’aider ceux qui portaient la langue française, des écrivains, voire des artistes. Elle a donc une mission de mécénat, extrêmement importante. Je ne sais pas si l’Académie chinoise fait la même chose, mais nous décernons beaucoup de récompenses. L’honorable professeur de l’université de Pékin, M. Dong Qiang ici présent, est un de nos grands lauréats et nous avons eu la joie de le récompenser sous la célèbre Coupole. Nous cherchons à découvrir tous ceux qui servent la langue française à travers le monde. Je voudrais saluer aussi ce qui est fait par les grands professeurs dans cette université pour la langue française, le service que vous rendez à la langue française et la manière dont vous aidez à la faire connaître.

Vous voyez, nos missions sont à la fois ponctuelles : le dictionnaire, établir un dictionnaire, veiller à ce que la langue française puisse servir non seulement à dire les choses ordinaires, mais aussi à faire comprendre la transformation de la culture, la transformation des civilisations, à ce qu’elle puisse dire toutes les réalités, des réalités simples, des réalités compliquées, des arts, de la science, de tout ce qui environne notre monde. C’est un problème d’autant plus compliqué que le monde change très vite et que les réalités qu’il faut nommer doivent changer et par conséquent une langue évolue. Une langue se transforme et l’Académie française n’est pas un gendarme. Elle est l’autorité qui dit ce qu’est la bonne langue. Ce n’est pas très simple.

Je ne sais pas comment en Chine dans votre dictionnaire on se pose le problème de l’adaptation de la langue au monde moderne ou dans la manière dont vous surveillez ceux qui l’enseignent, parce qu’il y a une différence je crois entre notre Académie et vos académies chinoises. Notre Académie n’a pas de centre de recherche, ni d’étudiants. À l’Académie, nous sommes uniquement des académiciens donc nous n’avons pas un contact direct ni avec l’enseignement de la langue, ni avec aucune forme d’enseignement, ni avec aucune forme de recherche. Chaque académicien est à lui tout seul le professeur de ceux qui le lisent et le centre de recherche de ceux qui le lisent. Vous, ce n’est pas pareil, vous avez des centres de recherche, vous avez une prise sur la manière dont, votre langue est diffusée et cela vous donne certainement un autre moyen d’action que nous.

Je crois qu’il faut que je vous dise quelques mots de la manière dont exactement nous travaillons à faire un dictionnaire, comment nous faisons pour que ce dictionnaire entre dans le XXIe siècle. Nous avons une expérience ancienne, presque quatre siècles. Je vais vous donner quelques détails, parce qu’il est important que vous le compreniez. D’abord il faut que vous sachiez que l’Académie française est composée de quarante personnes seulement, nous sommes quarante à accomplir ce travail depuis notre fondation. Nous avons comme collaborateurs des jeunes professeurs de français, des jeunes agrégés très compétents, mais qui ne sont pas académiciens, qui préparent notre travail, mais c’est nous qui faisons ce dictionnaire tout seuls. Nous en sommes actuellement à la neuvième édition du dictionnaire, la première a commencé à la création de l’Académie Française. Vous allez dire : neuf éditions en presque quatre siècles ce n’est pas beaucoup, nous ne travaillons pas beaucoup. En effet nous mettons à peu près trente-cinq à quarante ans à faire une édition du dictionnaire et la première édition a exigé près de trois quart de siècle. Elle a été commencée en 1615, à la fondation de l’Académie, et s’est terminée en 1694. Elle a été commencée sous le roi qui vivait au temps de la fondation de l’Académie, Louis XIII, et son successeur, Louis XIV, qui était un homme très énergique, a fini par être irrité du temps que l’on mettait à faire le dictionnaire. Après ses admonestations l’Académie a fait un effort et en 1694 la première édition est sortie. À partir de là, chaque fois que l’édition était achevée, on a recommencé.

Alors, de quoi est fait ce dictionnaire ? II a évolué. Neuf éditions, c’est d’abord très intéressant parce qu’on voit comment la conception du dictionnaire change d’une édition à l’autre. Certaines éditions du dictionnaire comportent un nombre considérable de mots, d’autres moins. Maintenant elles sont de plus en plus volumineuses. La précédente édition qui a été faite il y a près d’un siècle en 1935 comportait 30 000 mots. Celle que nous préparons en comportera 60 000. Ce changement numérique est extrêmement important et significatif :

À l’origine, l’Académie au complet était censée participer à la rédaction du dictionnaire. Les lenteurs dénoncées par Louis XIV l’ont incitée à s’organiser et répartir le travail. Au XVIIe siècle elle fut divisée en deux bureaux se chargeant de lettres différentes. Actuellement, une Commission du Dictionnaire de douze membres se réunit, le jeudi matin (jour de la séance) et travaille à la dernière partie du dictionnaire. L’Académie réunie l’après-midi en séance plénière est chargée des mots figurant avant la partie finale, et peut souhaiter revoir aussi ce qui a été préparé par la Commission. La dernière lecture du dictionnaire est assurée par la Commission avant de partir chez l’imprimeur. Cette Commission, on le voit, joue un rôle décisif puisqu’elle assure toutes les étapes de la préparation du texte final.

L’un des problèmes important qui se pose est le choix des mots du dictionnaire. Est-ce qu’on reprend les mots qui y ont figuré dès l’origine et qui avaient de l’importance au XVIIe siècle ? Est-ce qu’il y a des mots qui ne sont plus importants ? Est-ce qu’il y a des mots qui sont complètement oubliés et qu’est-ce qu’on en fait ? Nous sommes partagés, mais notre ligne de partage est en définitive la suivante : quels sont les mots qui ont existé dans la littérature française ? Quels sont les mots qu’un lecteur, qui ouvre un livre du XVIIe siècle ou du XVIIIe siècle, ne comprend plus parce que l’usage en a disparu depuis deux ou trois siècles ? Nous considérons que les mots figurant dans un texte ancien doivent être sauvés, alors que dans certaines éditions précédentes les mots avaient disparu. Nous avons conscience maintenant que nous avons besoin de tout comprendre, précisément parce que les gens lisent moins, font davantage appel à l’internet, et sont fascinés par les tablettes, les ordinateurs. Il est nécessaire de leur rendre les mots écrits. Par conséquent nous avons tendance à retrouver les mots oubliés dès lors qu’ils ont figuré dans un texte. Nous ressuscitons souvent des mots.

Autre problème : est-ce qu’il faut prendre tous les mots que l’on entend dans la rue ? C’est extrêmement difficile. Quels rapports avons-nous avec la langue parlée ? Très longtemps la langue que les gens écrivaient était aussi la langue parlée, ces langues ne se différenciaient pas. Il y a maintenant un divorce en France entre la langue parlée et la langue écrite. Dès lors la question se pose : qu’est-ce qu’on retient des mots que l’on entend, qui sont à la mode mais qui sortiront de la mode dans deux semaines, dans trois semaines ou dans trois ans ? Nous faisons un tri extrêmement sévère. Nous avons des débats sur ces mots qui sont nouveaux. Nous retenons ceux qui sont construits d’une façon correcte et dont nous pensons qu’ils ont un avenir parce qu’ils correspondent à quelque chose qui est utile dans la langue.

Nous avons par ailleurs un immense souci que vous n’avez pas, et vous avez de la chance, c’est que dans la langue du commerce, de la vie quotidienne, de la communication, les mots anglais envahissent la langue française. Ces mots remplacent des mots que nous possédons, que nous finissons par oublier parce ne nous entendons à la radio, à la télévision des mots anglais et que le mot français disparaît. Le dictionnaire est très attentif à récupérer ces mots français, à les retrouver, à les rendre à la langue française pour qu’elle ne soit pas un simple mélange franco-anglais. La France est un pays de grande circulation et de grande migration actuellement. Chaque peuple, chaque groupe qui s’installe en France a aussi un vocabulaire. Est-ce que nous devons lui faire place ? Et aussi que devons-nous faire une place à la langue que parlent les jeunes gens dans les quartiers ? Nous essayons de savoir. Parfois il y a des inventions extraordinaires. Les gens jeunes inventent des mots qui sont bien faits, qui sont colorés, qui méritent d’être retenus. Nous sommes comme des médecins, nous faisons des diagnostics sur la totalité du mot et ses chances à venir, sur son utilité et c’est, avec ça que nous faisons le dictionnaire. Est-ce que cela explique les 60 000 mots dans le dictionnaire ?

Nous sommes en train de finir la neuvième édition du dictionnaire et nous réfléchissons déjà à la dixième édition : comment allons-nous faire ? Est-ce que nous allons continuer à faire un dictionnaire sur le papier c’est-à-dire un dictionnaire traditionnel ou est-ce que, comme la mode est en train de s’installer, on dira cela n’existe plus. Je crois que l’Académie gardera un dictionnaire sur le papier mais aussi nous fonctionnons avec les moyens modernes et nous avons affiché sur notre site internet, toutes les éditions du dictionnaire, les neuf éditions du dictionnaire. C’eux qui viennent sur le site internet de l’Académie peuvent regarder l’évolution de la langue française au fil des siècles. Nous avons aussi une rubrique qui s’appelle « Dire, ne pas dire » que nous affichons tous les mois et où nous essayons tout simplement d’indiquer d’abord les mots qu’il ne faut pas employer. Nous ne le faisons pas autoritairement. Nous ne voulons pas faire peur. Nous ne disons pas c’est mal. Nous disons voilà ce qu’il faut dire plutôt que de dire autre chose. Nous essayons aussi dans cette rubrique de faire redécouvrir des mots oubliés, cela s’appelle « Au bonheur des mots ». Et nous avons une rubrique pour les curiosités de la langue française.

Nous essayons avec les moyens modernes en même temps que nous faisons un dictionnaire traditionnel d’avoir une communication de chaque instant avec tous ceux qui emploient, et c’est naturel, les moyens de communication modernes de façon à ce qu’ils puissent partager cette curiosité de la langue. Je dirais que ce qui nous impressionne énormément c’est que nos correspondants traditionnels ou internautes sont chaque jour plus nombreux, alors que l’on dit que les Français parlent mal le français, qu’ils emploient un français abâtardi, anglicisé. En réalité les Français ont envie de bien parler leur langue, et nous essayons précisément de les y aider d’une manière assez amusante à travers les moyens modernes. C’est le français classique, un français classique-moderne, mais correct que nous essayons de porter avec tout ce qui s’additionne chaque jour. En même temps se pose la question que je posais initialement, c’est-à-dire la question de l’adaptation en français de tous les mots qui entrent dans notre langue qui sont véhiculés en anglais, c’est-à-dire le monde des sciences et des techniques qui s’exprime surtout en anglais et qui pourrait modifier la langue si on ne trouvait pas des équivalents français pour eux.

Je voudrais dire quelque chose sur la distance entre une certaine littérature vivante et le dictionnaire de l’Académie. L’Académie s’est toujours posée la question de savoir jusqu’où fallait-il aller dans la notion de la langue la plus vivante, la plus immédiate. Je vais expliquer en une seconde la notion d’usage. C’est le maître mot du dictionnaire et de la conception de l’Académie. Il y a un usage, l’usage que l’Académie consacre, celui qui est considéré comme bon ou moins bon, car nous avons des niveaux de langue. Dans le dictionnaire nous accueillons la langue populaire, familière, la langue soutenue et la langue littéraire. Nous signalons à quel niveau les mots appartiennent. Il est certain que l’ouverture actuelle contraste avec la pudeur, les prudences que l’Académie eut dans le passé. Au XVIIe siècle déjà Fénelon avait attaqué le dictionnaire de l’Académie disant qu’une langue doit être ouverte à tout et notamment aux mots étrangers qui peuvent l’enrichir. L’Académie a longtemps mérité cette critique. Actuellement le dictionnaire et le doublement de mots le montre ; l’Académie s’ouvre à la fois à un vocabulaire plus riche, plus quotidien, plus divers.

Une caractéristique du dictionnaire de l’Académie est qu’il n’y a pas de citations littéraires, les exemples ne sont pas des citations littéraires. L’instruction a été donnée à l’Académie à l’origine d’inventer elle-même ses exemples précisément pour qu’ils aient une valeur grammaticale, pour qu’ils expliquent comment on utilise grammaticalement les mots. Tous les exemples du dictionnaire sont donc inventés par nous et ils ne sont pas inventés n’importe comment, ils sont inventés pour que l’on sache aussi ce qu’est la grammaire.

À l’origine, l’Académie devait aussi produire une grammaire, mais elle n’a pas su le faire. Celle qu’elle avait publiée n’était pas bonne, elle a fait rire toute la France et depuis on en laisse le soin aux grammairiens de métier. Mais nos exemples sont en réalité une grammaire. Ils sont littéraires, ils s’appuyent sur la littérature, toute la littérature de Corneille à Céline. Nous donnons aussi des titres célèbres et dans l’édition actuelle nous citons très volontiers des ouvrages de Carco, de Simonin, c’est-à-dire de la langue argotique. Nous essayons par cos exemples d’attirer l’attention du lecteur du dictionnaire sur tout ce qu’il est possible de dire et qui l’enrichirait ou tout ce qui éclaire les usages innombrables le la langue française.

Je voudrais encore vous donner une indication et poser un problème que nous n’avons pas posé. C’est le rapport entre la langue et le contenu de la langue. C’est une question intéressante du dictionnaire. On peut dire que les mots que nous définissons ont toujours été sous-tendus par le système politique dans lequel nous vivons. Sous la monarchie, les mots « monarque », « autorité » ... avaient le contenu qu’on leur donnait sous la monarchie. À l’époque de la Révolution française qui a supprimé l’Académie, la Convention a décidé qu’il fallait faire un dictionnaire du français de la Révolution. Elle a confisqué le dictionnaire de l’Académie, brisé ses symboles, emprisonné quelques académiciens, voire décapité certains. La Convention ayant confisqué le dictionnaire l’a poursuivi dans un « sens révolutionnaire ». C’est ainsi que l’on a supprimé des mots comme « royauté », introduit des mots comme « citoyen » ... et au fond on a donné aux mots un contenu adapté à l’époque que l’on vivait à ce moment-là. Cela n’a pas duré parce qu’il y a eu la Restauration et on est revenu à un dictionnaire plus soucieux de neutralité. Je voudrais souligner, car c’est très important, le rapport entre les mots et la conception politico-idéologique de la société. Nous sommes très attentifs à essayer au moins de ne pas tomber dans quelques travers et je vais vous en donner deux exemples. Nous essayons de rendre compte des débats qui ont lieu autour de mots et de concepts. L’exemple le plus saisissant : le mot race était, dans le dictionnaire dans sa définition « il y a tant de races dans l’univers… » et puis nous avons constaté que ce n’était pas scientifique et nous ayons travaillé sur une définition plus rigoureuse. Claude Lévi-Strauss, qui était un de nos très grands académiciens, a été le maître d’œuvre de notre réflexion sur le mot race. Nous avons travaillé des semaines dessus et abouti à une définition équilibrée. Je ne suis pas sûre qu’elle soit satisfaisante encore et je pense qu’il faudrait y réfléchir mais elle marque un progrès, c’est-à-dire notre désir de nous détacher de toutes les doctrines et débats qui ont eu cours depuis très longtemps autour de ce mot. Je dirais qu’un mot comme colonialisme, qui a été rédigé par nos prédécesseurs, devrait être revu car il y a incontestablement un contenu nouveau à lui donner. De même le mot paix nous a invités à une nouvelle réflexion.

L’intérêt du travail du dictionnaire est précisément d’affiner notre pensée, de nous montrer que tout ce qui nous paraissait acquis n’est plus acquis. Nous y sommes d’autant plus sensibles qu’au XXe siècle nous avons vu des exemples de manipulation politique de la langue, le plus saisissant étant la langue soviétique. C’est là l’urgence décrite par Orwell. Nous nous rendons compte qu’en effet on peut jouer de la langue et nous essayons de la débarrasser de tous les oripeaux et pesanteurs idéologiques. On n’a pas le temps de débattre de ça mais c’est un vrai sujet de débat, qui est, je crois d’une importance capitale.