HOMMAGE
À
M. René GIRARD[1]
Prononcé par
M. Jean-Christophe RUFIN
Directeur en exercice
dans la séance du jeudi 12 novembre 2015
Notre confrère René Girard s’est éteint le 4 novembre dernier à Stanford, en Californie, où il vivait. Notre Compagnie est profondément affectée par sa disparition et elle transmet ses plus vives condoléances à son épouse et à sa famille.
Il me revient, en tant que Directeur en exercice, de présenter devant vous la vie et l’œuvre de René Girard et de lui rendre, en notre nom à tous, un hommage posthume. Je ne suis pas le mieux placé pour le faire. Il avait parmi nous un ami proche et très cher, en la personne de Michel Serres et nul ne pourrait mieux évoquer la mémoire de René Girard que celui qui en fut l’ami depuis si longtemps. Je vous invite à relire le magnifique discours que Michel Serres prononça sous la Coupole le 15 décembre 2005 lorsque René Girard fut reçu au 37e fauteuil, occupé précédemment par le père Carré.
Évoquant leur errance de jeunesse, Michel Serres s’écriait :
« Vous souvenez-vous des blizzards de Buffalo, des hivers où nous cassions la glace sur la route où les congères, accumulées par la neige des Grands Lacs, nous interdisait parfois de sortir de nos maisons ? Vous souvenez-vous des automnes lumineux de Baltimore, […] des chaleurs humides du Texas, des forêts de Caroline ? Avec quelle tristesse, la vieillesse venue, devrai-je bientôt me passer de vous retrouver, comme depuis plus de vingt ans, sur les bords du Pacifique, entre la baie de San Francisco et l’océan ? »
Qu’il me soit permis d’exprimer les condoléances de notre compagnie à Michel Serres qui perd aujourd’hui l’ami qu’il a amené heureusement parmi nous.
Sans lui, nous n’aurions probablement pas accueilli René Girard et la France l’aurait laissé s’éloigner d’elle à jamais.
Car le destin de cet enfant de Noël, né le 25 décembre 1923 en Avignon, était décidément de prendre le large. Ce n’était pourtant pas évident dès le départ : fortement enraciné par sa famille dans une France marquée par l’histoire, ce fils d’un archiviste paléographe semblait d’abord devoir prendre le même chemin paisible. Il a étudié à l’École des chartes de Paris et soutenu une thèse d’histoire sur « la vie privée en Avignon au xve siècle ». Un choc, pourtant, devait dévier cette carrière qui s’annonçait rectiligne et immobile. Ce choc, c’est le moment où l’historien a rencontré l’Histoire, la Deuxième Guerre mondiale et son immense bouleversement. René Girard, sitôt la guerre terminée, en 1947, a fui la violence du Vieux Continent et il est parti pour les États-Unis. Dès lors, toute sa vie familiale et professionnelle va se dérouler en Amérique.
Pourtant, si la carrière de René Girard fut américaine, son œuvre, elle, resta toujours profondément française.
Cette œuvre prend en effet naissance dans une lecture singulière de la littérature française.
Son ouvrage inaugural, Mensonge romantique et vérité romanesque, publié en 1961, est d’abord un grand livre de critique littéraire qui convoque Cervantès et Dostoïevski mais aussi et surtout les grands auteurs français, de Stendhal à Proust.
C’est par l’étude du désir dans ces œuvres que René Girard découvre ce qui sera au principe de toute sa représentation du monde : la nature mimétique du désir. Le sujet croit à l’autonomie de son désir, c’est le mensonge romantique. Mais la force des grands romans, c’est de dévoiler l’erreur qui se dissimule derrière cette prétention à l’autonomie du désir. Le sujet ne désire jamais que ce qu’un autre désire. Cet autre, c’est le modèle, celui que Girard appellera le médiateur. Ce médiateur, s’il est au même niveau que le sujet désirant, devient immédiatement son rival.
Cette découverte, René Girard va s’employer à en extraire les immenses conséquences. Il est alors conduit à élargir son champ d’étude, à explorer les mythes et les rites, l’anthropologie, l’histoire de l’art, la philosophie.
Devenu une sorte de pèlerin du désir, René Girard va en visiter tous les lieux et toutes les expressions. Cette quête le conduira très loin dans la culture mais aussi très profondément en lui-même. Car pour mesurer l’importance du désir mimétique, il faut pratiquer en soi-même ce qu’il appelle une « conversion ». Ce n’est pas à proprement parler une conversion religieuse mais plutôt une prise de conscience des limites et des illusions de notre moi prétendument indépendant mais en réalité romantique et aveuglé par une illusion d’autonomie.
Ce désir mimétique, que la littérature présente dans sa version individuelle, à petite dose en quelque sorte, René Girard va en comprendre l’effet destructeur lorsqu’il se déploie à grande échelle et envahit les sociétés humaines. C’est alors que le désir mimétique, par un effet de contagion, met en mouvement d’immenses masses d’hommes rivaux et déchaîne la guerre de tous contre tous. Ce nouveau palier dans la pensée de René Girard lui fait envisager ce qu’il appelle « les crises mimétiques ». Lui le fugitif de l’Ancien Monde, il sait à quel paroxysme peut aller la violence de ces sociétés consumées par le désir mimétique. Il a gardé le souvenir des tranchées de 14 et des foules de Nuremberg. Il se trouve alors devant une énigme : le désir mimétique n’est pas mauvais en soi, il est même nécessaire pour l’apprentissage par exemple, mais comment peut-il être compatible avec la survie de l’humanité ? Comment des multitudes de rivaux peuvent-ils vivre ensemble dans une relative paix et « faire société ».
Il trouve alors la réponse dans les mythes et l’anthropologie : c’est le sacrifice d’un seul qui sauve le groupe. Le désir mimétique, lorsqu’il se déchaîne en crise, ne s’apaise que par l’immolation d’un bouc-émissaire.
Il décrit ce mécanisme dans des livres essentiels, en particulier celui qui présente sa théorie à son stade de maturité : La Violence et le Sacré, publié en 1972.
Il aura fallu dix ans pour que cette pensée originale se construise dans toute sa cohérence. Dès lors, les ouvrages ultérieurs de René Girard vont s’employer à en décrire les applications dans les différents champs du savoir. Cette description prendra souvent la forme d’une critique et certains ne le lui pardonneront pas.
Critique de la pensée structuraliste et en particulier de l’anthropologie structurale de Claude Lévi-Strauss. Controverse avec la psychanalyse à propos de la nature mimétique du désir. Relecture de la Bible, présentée comme une science de l’homme, dévoilement des processus mimétiques et sacrificiels. Analyse de Clausewitz et de la « montée aux extrêmes » de la violence dont il fut le théoricien.
Le rapport de René Girard à la foi est sans doute un des points qui a suscité le plus de controverses. Lui qui était le fils d’un père laïc plutôt anticlérical et d’une mère fervente catholique, n’a eu de cesse que de réconcilier, par le biais de sa théorie, raison et foi. Mais il l’a fait d’une manière radicale et certains ont pu lui reprocher de vouloir donner à la foi un fondement scientifique, allant même jusqu’à l’accuser de créer une nouvelle gnose…
Disons-le clairement : la puissante œuvre de René Girard a beaucoup dérangé. Elle a suscité des débats et déchaîné parfois des passions sombres. C’est en France, paradoxalement, que sa pensée a eu le plus de mal à s’imposer.
En revanche, l’œuvre a connu un exceptionnel rayonnement dans le monde entier. Aux États-Unis, bien sûr, mais aussi en Amérique latine, dans toute l’Europe et bien plus loin encore. Avant-hier par exemple, alors que le chancelier de l’Institut recevait une délégation chinoise, nous avons eu confirmation par nos interlocuteurs que René Girard était traduit, étudié et respecté dans les universités chinoises. En outre, le succès de cette théorie se mesure à son influence hors du champ des sciences humaines. Des recherches en neurobiologie sont menées sur la base des travaux de René Girard. La découverte des neurones miroirs a été considérée par certains comme l’amorce d’une vérification expérimentale de ses hypothèses sur le mimétisme.
Malgré tout, le monde universitaire français a continué à montrer un certain scepticisme à l’égard d’un penseur pourtant reconnu dans le reste du monde. Et c’est finalement peut-être l’entrée de René Girard à l’Académie française qui a contribué à le faire, au sens propre comme au figuré, revenir en France. L’auteur des Choses cachées depuis la fondation du monde avait certainement observé avec attention les traditions et les rites sacrificiels de notre Compagnie. Il avait compris qu’elle est capable, en convoquant le sacré de ses lieux et de ses règlements, de neutraliser la violence mimétique de ses membres. Ainsi, par-delà les controverses qui ont pu les opposer, René Girard, Claude Lévi-Strauss et Mgr Lustiger ont pu siéger sur les bancs de la même assemblée. Ce seul résultat devrait nous inciter à ressentir une légitime fierté.
René Girard a apporté à l’Académie française le prestige de son œuvre riche, vaste, pénétrante et qui marquera son siècle. Sa disparition nous affecte. Mais il reste vivant dans nos mémoires et dans nos cœurs.
Nous espérons qu’il a emporté avec lui le souvenir, non seulement des blizzards de Buffalo, mais aussi du petit vent qui siffle sur le pont des Arts et fait entrer sous notre Coupole l’air d’une France qui ne l’a pas oublié.
[1] Décédé le 4 novembre 2015 à Stanford (États-Unis).