Panégyrique du Roi Louis XIV

Le 3 février 1671

Paul PELLISSON

PANÉGYRIQUE du Roi LOUIS XIV, prononcé le 3 Février 1671, par Mr. PELISS0N, lorsque M. de Harlay de Chanvalon, Archevêque de Rouen, depuis Archevêque de Paris, fut reçu à la place de Mr. Hardouin de Péréfixe.

 

MONSIEUR,

CETTE Assemblée extraordinaire, ce concoursde nos Académiciens, leurs yeux, leur visage, leur attention, leur silence même, vous ont déjà dit combien ils se sentent honorés de votre présence, et touchés de vos bontés ; mais ils attendent de moi quelque chose de plus, et veulent que je parle beaucoup moins pour la nécessité, que pour l’éclat, en un jour que nos Registres marqueront à l’avenir entre les plus grands et les plus solennels.

Je ne vois pas un de mes Confrères, maintenant ravis de se pouvoir dire les vôtres, qui par un zèle très juste pour vous, mais trop injuste pour moi, ne s’imagine que je dois dire tout ce qu’il pense, et le dire avec son esprit, ses lumières, et sa délicatesse, que je n’ai pas.

Les uns se promettent que pour la gloire de l’Académie, je relèverai votre auguste caractère, plus relevé de lui-même que tous les discours humains. Les autres ne doutent pas que je ne fasse valoir le sang illustre, les alliances des Maisons souveraines, les honneurs et les emplois, et ce qu’on ne peut oublier en ce lieu, les lettres si souvent et si heureusement jointes aux armes, dans les grands hommes dont vous sortez. Ceux-ci s’arrêtent principalement aux qualités personnelles, soit celles de l’honnête homme, soit celles du Prélat, également accomplies en vous ; ceux-là en particulier au profond savoir à qui l’âge même n’a pas été nécessaire ; un grand nombre à l’adresse judicieuse mêlée de douceur et d’autorité, qui se rend toutes les fois qu’il le faut, maîtresse des Assemblées, des Compagnies, et des Peuples même, pour leur utilité propre, et pour celle de l’État ; tous ensemble, à cette éloquence de toutes les sortes, tantôt privée, tantôt publique, tantôt préparée, tantôt soudaine ; toujours assurée de persuader ou de plaire, et dont vous venez de renouveler l’idée, si belle, si vive, et si noble dans nos esprits.

Pour moi, MONSIEUR, je connais, j’admire, je sens comme eux tous ces avantages, et mille autres que nous pensons posséder nous-mêmes, en vous possédant. Mais quand ils m’auraient prêté toutes leurs voix, pour faire éclater de si grandes choses autant qu’elles le méritent, je ne sais si le concert de tant d’éloges, quelque juste et quelque harmonieux qu’il pût être, ne blesserait point vos oreilles, pour être trop près de vous.

Ne pourrais-je point me soutenir par la nouveauté, et découvrir en quelque partie de l’Art, pour ainsi dire, moins fréquentée, des louanges que votre pudeur écoutât sans peine, qu’elle ne pût refuser, qu’elle fût bien aise de publier elle-même ?

Ou je me trompe, ou j’entrevois quelque jour et quelque lumière à ce dessein ; car quand je regarde quelle est la main qui vous donne à nous, qui nous donne à vous ; quand je vois la place la plus importante du Clergé Français, celle qui demande le plus toutes les grandes qualités, soit civiles, soit ecclésiastiques, vous être déférée à l’instant et sans hésiter, non point par l’ordre de la succession, ni de l’âge, ni par le hasard, ni par la cabale ; mais par le jugement et le choix d’un Prince sage et habile s’il en fut jamais, je me persuade que les louanges infinies et inépuisables d’un si grand Roi, encore que vous les écoutiez toujours avec joie, encore que vous les portiez vous-même plus haut que personne du monde, comme nous venons de l’éprouver, retombent néanmoins toutes sur vous, vous reviennent et vous appartiennent désormais ; et qu’au lieu d’abandonner votre éloge, je le continuerai peut-être d’une manière plus noble si je commence le sien.

Le plus fameux des Anciens en l’art du Panégyrique, avait à parler de la plus grande Beauté du monde célèbre par ses aventures, sortie, comme il disait, du sang de leurs Dieux, reçue après sa mort entre les Déesses, et donnant sans cesse des marques de son pouvoir. Il passe légèrement tant de grands endroits que chacun voyait comme lui ; mais il s’arrête au Jugement de Thésée, qui crût devoir tout entreprendre pour elle ; puis décrivant en particulier toutes les autres actions de ce grand homme, les Monstres domptés, l’injustice et la violence réprimées, les lois établies, les villes fondées ou délivrées de la servitude ; il croit avoir assez élevé l’Héroïne, en élevant le Héros.

J’essayerai, quoi qu’avec un génie bien diffèrent quelque chose de semblable. Vous me le permettez, MESSIEURS. Il y a des temps et des matières au-dessus des lois : il y a, vous le savez, des irrégularités plus heureuses que les règles mêmes. C’est d’ailleurs louer, selon nos coutumes, notre Auguste Fondateur Louis XIII, que de parler d’un tel Fils, la plus haute et la plus durable récompense qui ait été accordée sur la terre à sa sagesse, à sa tempérance, à sa justice, à sa piété. C’est louer sans affectation et sans envie, nôtre grand Protecteur à présent, la voix, mais la digne voix d’un si grand Maître, l’interprète aussi vénérable qu’éloquent et que fidèle, de ses pensées Royales, le premier dépositaire de ses volontés et de son pouvoir. C’est louer en même temps l’illustre Confrère, dont nous réparons si heureusement la perte, qui a travaillé durant tant d’années, à former avec la nature, avec Dieu même, l’ouvrage le plus parfait que nous puissions admirer aujourd’hui. C’est vous louer enfin, MESSIEURS, et tous les membres de ce Corps, qui partagent si diversement, et en tant de sortes, ou la confiance du Monarque ou ses bonnes grâces, ou ses bienfaits ou son approbation et son estime.

Ne pensez pas toutefois, MESSIEURS, que je veuille vous prévenir en sa faveur par cette espèce d’intérêt. Oubliez, pour un peu de temps toutes les grâces que vous en avez reçues, et toutes celles que les belles Lettres en reçoivent tous les jours. Ne vous souvenez plus que vous êtes né Français. Effacez même de votre imagination, si toutefois il est possible, cette bonne mine digne de l’Empire, comme parlaient les Anciens, cet air, ce port, cette majesté si douce et si redoutable, ce mélange d’humanité et de grandeur qui éclate dans ses yeux, qui échappe à tous les efforts de la peinture, et de la sculpture, et qui s’imprime si vivement dans les cœurs. Il me suffit que vous connaissiez la France, et que vous l’ayez connue autrefois. En quel lieu de cette vaste Monarchie ne le trouverez-vous point lui-même plus grand que la Monarchie, et tel que je voudrais vous le pouvoir représenter ?

Je ne prétends pas cependant ne rien oublier d’une si ample matière, dans un discours d’aussi peu d’étendue que celui-ci, ni parcourir également avec vous toutes les parties de l’État. Au contraire, j’éviterai, MESSIEURS, je le déclare, plutôt que je ne chercherai dans mon sujet tout ce qu’on y a le plus remarqué, le plus loué jusqu’à cette heure. Je passe à dessein une infinité de choses, dont chacune à part serait tout l’ornement d’un Panégyrique, pour un Prince moindre que le nôtre. Je laisse la Noblesse ou purifiée, ou soumise aux ordres de la Justice ; une partie du Tiers-État occupée aux travaux utiles, inconnus auparavant dans le Royaume, et le partage des Étrangers ; tout ce qu’il y a de plus difficile et de plus grand entrepris pour le bien du commerce, jusqu’à la jonction des mers déjà si avancée, et qui passait auparavant pour le vain discours des gens de trop de loisir ; le peuple en général soulagé ; la fécondité récompensée ; les procès abrégés ; les lois reformées ; l’économie servant à la magnificence et à la libéralité.

Mais ni le grand Archevêque que nous recevons aujourd’hui parmi nous, ni mes propres sentiments ne me permettent de passer aussi légèrement sur l’Église, pacifiée depuis peu, florissante depuis longtemps par l’application du Prince, par ses soins, et par sa piété. Vous, MESSIEURS, à qui tous les siècles sont présents comme le nôtre, et qui voyez avec honneur les vicissitudes humaines s’étendre à tout ce qu’il devrait y avoir de plus immuable parmi les hommes, jusqu’à la Religion, jusqu’aux Autels, remontés à huit ou neuf cents ans dans nos histoires, plus loin encore, presque jusqu’au temps heureux et malheureux tout ensemble des Martyrs et de leurs miracles ; vous ne trouverez point ailleurs, je ne crains pas de le dire, les premières places de l’Église, remplies en France de plus excellents sujets, le mérite plus distingué par la récompense, l’indignité plus flétrie et plus éloignée par le mépris. Si quelqu’un en peut douter, qu’il regarde seulement les victoires non sanglantes, que le travail, que le savoir, que la piété de nos Prélats et de leurs troupes sacrées, remportent à toute heure sur ceux que des temps tout différents, et le malheur de nos pères, avaient séparés de la Foi. Heureux les captifs volontaires qui suivent avec joie le char de ce triomphe ! mais ingrats en même temps, ou obligés de reconnaître, que si c’est l’ouvrage des Pasteurs, le choix des Pasteurs est l’ouvrage du Roi, comme le Roi celui de Dieu même !

Je ne finirais point, MESSIEURS, si je ne me renfermais désormais dans quelques réflexions particulières, simples et abrégées, sur les travaux de notre Monarque. Je veux bien, et il est juste, qu’on admire dans ses Maisons Royales la nature surmontée par l’art ; les fontaines, les canaux, ou plutôt les rivières et les mers, par des conduits souterrains, occuper la place des sablons stériles, et des terres altérées. Mais qui ne l’admirera lui-même infiniment davantage, si par les voies plus secrètes, plus obscures et plus inconnues du gouvernement, dont il est lui seul l’ouvrier, le conducteur et le maître, il a su corriger, surmonter et changer en mieux, les mœurs, les inclinations, et le génie de ses peuples ?

Vous avez vu, MESSIEURS, sous la Régence d’une Reine très pieuse, l’impiété se montrer quelquefois hardiment, aujourd’hui morte ou muette à la Cour.

Vous avez vu auparavant sous le règne d’un Roi très sobre, ce que nous ne voyons plus, l’excès opposé à cette vertu, passant du bas peuple aux personnes de qualité, déshonorer la France comme quelques-unes des Nations voisines.

La fureur des duels invétérée et confirmée par tant de siècles, était en notre seule nation un mal incurable, dont la guérison est maintenant si parfaite, que nous commençons à l’oublier avec le mal même.

Le commerce maritime était impossible aux Français, incapables, disait-on, de chercher un profit où l’on commence presque toujours par des pertes, où l’on ne s’avance que par le bon ordre, par la persévérance, et par le travail. Ce commerce, cependant, aussi bien que mille autres avantages, nous fait aujourd’hui autant de jaloux, que nous avons de voisins.

En quel lieu du monde était-il autrefois plus permis et plus facile aux particuliers ? En quel lieu du monde leur est-il aujourd’hui plus difficile et moins permis, de ne point faire leur charge, d’abuser de leur autorité, d’être dispensés des lois, de se dispenser eux-mêmes de leur devoir ?

Quelles histoires, quels livres, quelles Nations, et quelles langues n’ont parlé de l’insolence du soldat Français, et du peu de discipline de nos troupes ? Elles vivent maintenant ; nous l’avons vu de nos yeux en Flandre, elles vivent, même dans les villes conquises, plus régulièrement que leurs propres habitants, pendant que les sujets d’Espagne, tremblants, captifs, et renfermés dans leurs murailles, n’osent les perdre de vue, et s’écarter à la campagne par la seule crainte de leurs propres garnisons.

D’où viennent, MESSIEURS, tant de changements à la fois, et si remarquables ? Y a-t-il quelque révolution extraordinaire, quelque conjonction et quelque constellation nouvelle dans le Ciel ? Dispensons-nous de l’observer : laissons-en le soin à ces nouvelles Académies Royales, filles ou sœurs de la nôtre, ouvrages encore de la même révolution, ou plutôt de la même main si magnifique et si puissante. Ce qu’il y a de certain et d’indubitable, c’est que nos Rois sont nos astres ; leurs regards, nos influences ; leurs mouvements et leur conduite, la première source sur la terre de nos vices et de nos vertus.

Mais peut-être que le Roi, dont nous parlons, s’est borné même au dedans de son État. Demandez-le, MESSIEURS, à toutes les Nations du monde, à qui l’on peut dire qu’il est et qu’il a toujours été presque aussi présent qu’à nous, ou par la protection, ou par l’amitié, ou par la crainte, ou par l’hommage libre et volontaire que les plus éloignées rendent si souvent à sa réputation, et à sa vertu.

Je ne puis encore, MESSIEURS, toucher ici que rapidement et comme en courant, la matière de plusieurs volumes. Je ne dirai rien des victoires et des progrès avant la paix des Pyrénées, où sa modestie lui fait prendre bien moins de part qu’il n’en doit avoir. Il commence à gouverner lui-même, ayant désormais pour premier Ministre, le génie, joint au courage, au travail, au secret, à la fermeté, à la ponctualité, à l’exactitude. L’Espagne veut usurper sur nous, dans une Cour voisine, une égalité injurieuse, et qu’on ne lui peut jamais accorder. Elle est aussitôt contrainte, ce qu’on n’avait jamais vu encore, de céder la préséance par une déclaration solennelle et publique. Dunkerque et la Lorraine cependant se réjouissent de revenir à l’Empire François. On viole à Rome la dignité d’un Ambassadeur : le Roi en tire une double gloire, et de faire hautement réparer l’offense, et de l’oublier. La Pyramide, toute abattue qu’elle est par lui-même, subsistera deux fois dans l’histoire, monument de sa puissance et monument de sa bonté.

Un Prince Ecclésiastique son Allié ne peut dompter une ville aussi forte que rebelle, obstinée dans sa faute par un faux amour de Religion et de liberté. Tout le parti Protestant se doit émouvoir pour elle dans l’Empire. Elle se rend toutefois à la vue de nos troupes, ou plutôt au seul nom de nôtre Monarque comme si elle venait de voir tomber ses bastions et ses murailles ; et chacun approuve ce qu’il n’a pu empêcher.

Le Turc est déjà bien prés de Vienne avec cent mille hommes : il n’a plus de rivière qui l’arrête. Toute l’Allemagne tremble, presque toute la Chrétienté. Six mille Français d’une valeur héroïque la vont délivrer, et dissipent cette épouvantable armée, méprisant leur vie, par la noble ardeur d’obéir et de plaire à leur Roi.

Les Hollandais ses Alliés se trouvent pressés par un ennemi voisin et plein de vigueur. Il les sauve avec générosité d’un péril extrême ; n’ignorant pas, mais ne mettant pas en compte ses intérêts à venir. Ils sont en même temps engagés en une guerre cruelle avec l’Angleterre. Il se déclare pour eux comme il l’a promis : il conserve néanmoins le pouvoir et l’autorité d’arbitre entre les deux Nations, et se départ magnanimement de ses propres avantages pour leur donner la paix.

On refuse à la Reine ce que le sang et les lois lui donnent. Après avoir combattu par les raisons, le voilà qui marche à la tête de ses armées, qui étonne les plus vieux et les plus sages Capitaines par sa conduite, les plus braves et les plus déterminés soldats par sa valeur ; qui force, qui gagne, qui inonde places et provinces entières, comme un torrent que l’hiver même rend plus rapide, sans qu’il manque rien à sa gloire, que ce qui manque toujours à celle des Héros. C’est qu’on se résout avec peine à leur résister et à les attendre, et que leur réputation laisse beaucoup moins à faire à leurs armes.

Mais ce torrent va noyer et ravager comme l’on pense, amis et ennemis avec la même fureur. Il surprend à la vérité amis et ennemis, mais d’une autre sorte. Il se retire beaucoup au deçà de ses justes bornes : le Conquérant est au-dessus de ses conquêtes. Ni ces belles et grandes possessions, ni les espérances infiniment plus belles et plus grandes, ne lui persuadent ou de violer ou d’éluder une parole donnée. Rare exemple d’honneur, de modération et d’équité !

Parmi tant de prospérités et de triomphes, s’il faut que la fortune, ou plutôt cette sagesse supérieure, qui ne semble aveugle qu’à l’aveuglement humain, le traite une fois ou deux comme tout le reste des plus grands hommes, et ne se montre pas toujours également favorable aux bons desseins, on croirait qu’elle ne veut humilier la Nation que pour relever davantage le mérite du Prince. Aussitôt que nos troupes, et nos troupes les meilleures et les plus fortes, séparées de la France par des mers, et éloignées des yeux du Maître, manquent à exécuter ses ordres, ou n’en peuvent recevoir de nouveaux, ce n’est plus ce que c’était auparavant. L’Afrique et Candie voient deux entreprises contre les Infidèles, grandes, généreuses, pieuses, à jamais louables en tout ce qu’elles ont de lui, être néanmoins suivies d’un succès contraire ; comme pour faire sentir aux Français, ce qu’ils savaient seulement jusques alors ; que leurs victoires étaient beaucoup moins un effet de leur valeur, qu’un effet de sa conduite.

Qu’ajouterons-nous à cet éloge, MESSIEURS, ou plutôt qu’en pourrions-nous retrancher ? Ce Prince ne serait-il point comme tant de Princes, moindre que lui-même à ceux qui l’approchent ; autre en ses discours qu’en ses actions ; tellement attaché au devoir de Roi, qu’il en oublie tous les autres, celui de père, celui de particulier ; sans magnanimité pour ceux qui le servent ; sans considération et sans bonté pour tout ce qui est au-dessous de lui ; de difficile accès à ses peuples ; impatient du moins, et chagrin, par la multitude des occupations importantes ; qui est de tous les défauts le plus pardonnable, et celui que les grands hommes surmontent peut-être le dernier ?

Rien moins, MESSIEURS. De près plus que de loin on découvre à tous moments davantage sa véritable grandeur. Jamais que des sentiments, jamais que des expressions de Roi. J’ay crû mille fois qu’il n’était pas né, mais qu’il avait été fait notre Maître, comme sans comparaison, plus raisonnable que pas un de ses sujets. Quelque autre par une politique basse et maligne ; mais qui n’a que trop d’exemples dans les histoires, porterait envie à son successeur, ou se contenterait d’avoir mis au monde, un Prince en qui la nature lui représentât déjà d’elle-même tous les premiers traits de ses propres vertus. Il choisit au contraire pour cette éducation Royale tout ce qu’il peut découvrir de plus éclairé, de plus sage, de plus droit, de plus ferme, de plus généreux, de plus honnête, de plus savant, comme s’il n’y devait plus penser lui-même. Il y pense, comme si personne ne le devait seconder dans ce travail, jusqu’à mettre par écrit pour ce cher fils, et de sa main, les secrets de la Royauté, et les leçons éternelles de ce qu’il faut éviter ou suivre ; non plus seulement père de cet aimable Prince, ni père des peuples même ; mais père de tous les Rois à venir. Quel de nos Monarques a prévenu, comme lui, par ses libéralités et par ses grâces, les désirs mêmes des siens ? En quel temps a-t-on vu les prenons plus magnifiques, les récompenses plus fréquentes ou plus grandes, même du fond de son épargne, et de tout ce qu’il pourrait retenir ? Quel particulier remarquant aussi finement les défauts des autres, les a aussi humainement dissimulés ? Où est l’homme de sa Cour, qui se plaigne d’un mot un peu moins concerté, ou d’une raillerie piquante ? Qui est-ce qui n’en a point été écouté, et en tous lieux, avec patience et douceur ? Qui est-ce qu’il n’a point obligé, même dans les refus ? Qu’on me montre le malheureux et l’infortuné. Qu’ay-je dit ? Qu’on me fasse voir l’importun et le fâcheux, à qui il ait jamais dit une parole dure et fâcheuse. Qui l’a jamais vu en colère, ou gémir sous le pénible fardeau qu’il porte, comme s’il le trouvait plus grand que ses forces ; ou perdre sa tranquillité propre, pendant qu’il conserve celle de l’État.

Je prends à témoin cependant les mains aussi laborieuses qu’habiles, nuit et jour occupées sous lui à l’exécution de ses grands desseins, s’il se passe rien, soit au dedans, soit au dehors du Royaume, ni aux plus petites choses, ni aux plus grandes, qui ne lui passe et repasse incessamment devant les yeux : si ce n’est point par lui que s’entretiennent en tous les climats du monde les négociations étrangères ; que nos Provinces sont calmes ; que Paris a tous les jours plus d’abondance, plus de sureté, et plus de beauté ; que les manufactures s’avancent ; que les arts libéraux fleurissent ; que les sciences triomphent ; que les charges se remplissent ; que toutes les grâces s’accordent ; que les revenus de l’État se dispensent ; que les troupes se conservent et s’exercent ; que la mer se couvre de ses vaisseaux de guerre, et voit décharger nos marchandises où n’allait auparavant que le seul bruit de son nom ; que nos fortifications étonnent la Flandre ; que la multitude, que la grandeur, et que la pompe des bâtiments royaux surprennent également le Français et l’Étranger ; que les spectacles passent l’imagination même, donnés au peuple, non comme autrefois par les Grecs et par les Romains pour en acquérir l’Empire, mais par un pur effet de magnanimité et de bonté : s’il n’est pas vrai enfin qu’un seul homme, et par conséquent le plus grand des hommes, fait avec facilité ce prodigieux nombre de choses que nous avons peine à retenir et à compter.

Il faut, MESSIEURS, que je contienne mon admiration dans quelque sorte de bornes. Émue et excitée qu’elle est par tant de divers objets, elle oublierait le temps et le lieu, elle passerait aux figures les plus hautes et les plus hardies. J’appellerais, comme en jugement, devant vous, les Rois de toutes les Nations et de tous les Siècles. J’interrogerais, comme prenons, les plus grands de nos Rois, qui regardent sans doute du Ciel avec plaisir et sans envie les merveilles de leur Successeur. Je demanderais au Ministre même qui a tant pris de soin et de son enfance et de ses États, s’il eût attendu ce fruit de ses conseils ; s’il eût pu prédire ce que nous éprouvons ; et si l’on a passé ses vues les plus éloignées et les plus grandes. Consolez-vous toutefois, Cardinal illustre, vous qui pouviez ou égaler ou effacer tous les autres. Ce n’est pas une honte d’être effacé, par lui. C’est assez pour votre gloire, d’avoir eu quelque part à la sienne. Mais vous dont nous sommes plus particulièrement obligés à célébrer les louanges, premier Protecteur et premier Auteur de notre Société, Génie tutélaire de ces Assemblées, fameux Cardinal de Richelieu, de qui la mémoire fera vénérable par toute la terre, tant que l’on parlera cette langue, tant qu’il y aura des Savants, tant qu’il y aura des Ministres et des peuples, et des Rois ; Ame grande, Ame haute, Aigle dont je ne puis suivre le vol ; pouvez-vous suivre des yeux celui de Louis XIV, et voir ce qu’il exécute aujourd’hui sans avouer... Mais où m’emporte le mouvement de mon zèle ? Achevez, MESSIEURS, achevez, et que ce soit avec tout votre esprit, tout votre travail, toutes vos forces (car il en est besoin) achevez un jour pour l’honneur de la France et pour le vôtre le panégyrique que je viens d’ébaucher ; et puisque vous êtes témoins de ma faiblesse, soyez-le de ma passion, ou si vous voulez, de mon emportement, et que s’il m’eût été possible, ébloui des lumières d’un si grand Roi, charmé de ses vertus, pénétré de ses bontés, j’aurais fait mille et mille fois davantage.

Vous, MONSIEUR, par qui j’ai commencé et par qui je dois finir, encore qu’il n’y ait sorte de gloire où vous ne puissiez prétendre, comptez toujours pour la plus grande de toutes, celle d’en être si particulièrement estimé. Chérissez cette Compagnie, et pendant qu’elle vous cède avec respect et avec joie tous les autres avantages, sans qu’elle en excepte même celui de bien parler, souffrez seulement qu’elle vous dispute celui de bien connaître le Prince ; c’est à dire, de le révérer et de l’aimer.