PANÉGYRIQUE du Roi sur la Paix, prononcé le 24 Juillet 1679, par Mr. CHARPENTIER, le même jour que Mr. le Comte de Crécy fut reçu à l’Académie Française.
MESSIEURS,
Si l’Académie Française, qui garde assez étroitement le secret dans ses exercices ordinaires, ouvre ses portes à tout le monde en des jours pareils à celui-ci, elle y est excitée par deux raisons, qui ont autorisé l’établissement de cette coutume.
La première, c’est qu’elle veut bien en ces occasions rendre compte de sa conduite à toute la France, parce qu’elle est persuadée que le mérite de ceux qu’elle reçoit, lui en sera toujours un dans le public.
La seconde et la plus importante ; c’est que les louanges de son AUGUSTE PROTECTEUR faisant le principal entretien de ces Assemblées extraordinaires, elle irait contre son devoir, si elle renfermait en elle-même les éloges de ce grand Monarque, elle qui doit autant qu’il lui est possible les publier par toute la Terre.
Or si cela est ainsi, comme je le crois, jamais ces deux raisons n’ont eu plus de lieu qu’aujourd’hui ; car combien l’Académie doit-elle être contente et glorieuse du choix qu’elle vient de faire ; et quelle plus noble et plus ample matière peut-elle jamais trouver pour parler de LOUIS LE GRAND, que cette Paix miraculeuse qu’il a donnée lui seul à toute l’Europe ? Vous me pardonnerez cependant, Monsieur, si en votre présence je ne m’étends point sur toutes les raisons que nous avons eues de vous souhaiter. Aussi-bien si j’ai quelque voix, je la dois réserver toute entière, et encore n’en aurai-je pas assez, pour exprimer toutes les merveilles qui se rencontrent dans cette dernière action de notre HEROS.
Mais, MESSIEURS, votre esprit qui n’est pas moins rempli que le mien de ces mêmes merveilles, viendra au secours de ma faiblesse, et bien loin que j’appréhende vos lumières qui me feraient trembler en une autre occasion, j’en tirerai cet avantage en celle-ci, que vous suppléerez par l’abondance de votre imagination à la stérilité de mon Discours, et que vous achèverez par vos pensées, ce que je n’aurai fait qu’ébaucher par mes paroles.
Il vous souvient, MESSIEURS, des évènements de nos dernières Campagnes qui ont été si surprenants, et qui n’ont pas moins causé d’étonnement aux Nations éloignées et indifférentes, que jeté de frayeur parmi nos Voisins et nos Ennemis. Les changements de Climat, la rigueur des Hivers, ne faisaient plus d’obstacle à nos troupes animées par la présence de LOUIS LE GRAND, et nous l’avons vu lancer ses Foudres, dans la saison même où le Jupiter de l’Olympe et du Capitole était contraint de laisser reposer les siens. Tout a cédé, tout s’est rendu à ses Armes invincibles, et il semble que le Ciel n’eût permis l’union de tant de Puissances contre la sienne, que pour lui préparer des matières de Triomphe dans toutes les parties de l’Univers.
Si je regarde du côté de l’Allemagne, quel soulèvement, quelle conspiration universelle contre la France, quelles menaces de désolation de nos Provinces ! Mais quel en a été l’effet ? Une Armée composée de toutes les forces de l’Empire, levée avec tant de faste, entretenue avec tant de dépense, et à la ruine même des Peuples qu’elle devait protéger ; après des fatigues incroyables, occupe un Fort sur le bord du Rhin, tandis qu’une partie de nos troupes prend à la vue de cette Armée formidable, dans le cœur même de l’Allemagne, une Ville riche et importante, laissant à regretter à ces vainqueurs infortune la perte qu’ils faisaient dans un change si inégal.
Si je me retourne du côté du Nord, je vois un nuage qui s’élève du milieu de la Mer, et qui commence à border notre Horizon, comme s’il devait apporter quelque retardement à nos conquêtes. Louis, l’Invincible Louis n’en marche pas avec moins d’assurance. La justice de sa cause lui répond de l’accomplissement de ses desseins, et dans l’espace d’un mois il subjugue deux grandes villes, qui à la manière de faire autrefois la guerre, pouvaient tenir lieu d’un succès glorieux pour deux campagnes.
Si je porte la vue vers le nouveau Monde, que vois-je encore ? Les flottes de nos ennemis embrasées ; leurs meilleurs vaisseaux pris ou coulés à fonds ; leurs Forts attaqués et emportés ; leurs troupes vaincues et fugitives ; la Mer et la Terre couvertes de leurs dépouilles.
Si je jette les yeux sur les Pyrénées, je vois nos Trophées élevés jusques dans le centre de la Monarchie Espagnole, et le Génie de Louis par tout victorieux et redoutable.
Tant de gloire, tant de prospérités ne doivent-elles pas donner sujet de douter de ce que nous voyons ; et nos Descendants pourront-ils croire un jour que le Vainqueur ait bien voulu lui-même arrêter le cours impétueux de ses Conquêtes ?
Une Statue de la Victoire fut autrefois frappée du Feu du Ciel dans la ville de Rome, et le coup fut si extraordinaire qu’il n’emporta que les ailes de la figure, sans rien gâter de tout le reste, ce qui fit dire que la Victoire n’avait perdu ses ailes que pour n’abandonner jamais les Romains. La bonté de Louis, sa clémence, son équité, ont allumé un nouveau Feu céleste qui vient encore de faire tomber les ailes à la Victoire ; et l’on peut dire aujourd’hui qu’elle s’en est vu dépouiller sans déplaisir, puisqu’elle n’aurait jamais pu trouver de Palme à lui offrir qui ne fût moins précieuse que celle qu’il a remportée en se surmontant lui-même.
C’est là, MESSIEURS, de toutes les qualités Héroïques la plus rare et la plus excellente, que d’être modéré dans l’excès de la Grandeur et de garder les mesures de la Raison quand la Fortune n’en garde point à ses faveurs.
Le Siècle passé vit une conduite bien opposée dans une élévation moins sûre et moins éclatante. Avec quelle dureté, ou plutôt avec quel oubli du nom Chrétien, un Prince trop sensible à ses intérêts, profita-t-il de la disgrâce où l’excessive Valeur de François Premier l’avait malheureusement exposé ? Louis était en droit de faire valoir aussi hautement ses avantages et il le pouvait ; Mais de quelle Tempérance a-t-il honoré sa Prospérité ? Il n’a point voulu imiter ces Vainqueurs impitoyables, qui par un Traité de Paix font de nouvelles Conquêtes, et qui mettant les armes bas achèvent de dépouiller les Vaincus. Dans le temps même où la Guerre lui laissait tout à espérer, il ne s’est point caché du Penchant qu’il avait pour ce Repos si Souhaité de tout le Monde. Il ne s’est pas contenté de le dire ; il l’a écrit publiquement et déclaré en termes formels[1] Qu’il mettrait toujours sa principale Gloire à faire tous les pas qui pouvaient conduire à la Paix. O paroles dignes du fils aîné de l’Église, Paroles qui doivent être éternellement proposées en exemple à tous les Princes !
Si nos Ennemis eussent parlé de la sorte, le mauvais état de leurs affaires aurait diminué une partie du mérite de cette résolution, qui n’aurait pas laissé d’être louable, quoi qu’elle n’eût pas été tout à fait libre. Mais que LOUIS LE GRAND ait tenu le même langage à la tête de cent mille hommes ; Quand tout fuyait à son approche ; Quand les Portes des Villes tombaient devant lui, c’est un mouvement de Vertu toute pure, et qui n’a pu être excité que par le désir de faire du bien à tous les Hommes.
Toute la Terre est pleine des Monuments de sa Valeur, il en fallait aussi un de sa Modération, et il l’a dressé lui-même de ses propres mains, par cette Lettre glorieuse qui quelque jour contribuera plus à son Eloge que le gain de quatre Batailles.
C’est cette Modération qui a jeté la discorde parmi nos Ennemis, et qui a fait souhaiter d’abord aux États Généraux des Provinces Unies, les conditions de Paix que ce Vainqueur généreux leur avait offertes, et qu’ils avaient trouvées non seulement justes et raisonnables ; mais même si avantageuses, qu’ils protestèrent solennellement contre tous ceux qui s’’y opposeraient, comme contre les seuls et véritables ennemis de leur État.
C’est ce qui excita cette Allégresse universelle dans toutes leurs villes, à l’arrivée du Trompette de sa Majesté ; l’Allégresse si grande et si extraordinaire, qu’il fallut que les Magistrats prissent soin de sa personne, de crainte qu’il ne fût accablé de la joie des Peuples, à qui les Livrées de la Maison Royale paraissaient d’un aussi heureux présage, que les couleurs de l’Arc Céleste, quand il annonce le Calme après une longue Tourmente.
C’est ce qui produisit encore ce soulèvement inopiné, dans la ville Capitale du Pays-Bas Espagnol, contre un Ministre qui ne témoignait pas assez de chaleur pour profiter de ces heureuses dispositions. Quoi donc, MESSIEURS, est-ce un Songe ? Est-ce une illusion ? Est-ce un Enchantement ? Quoi ce Guerrier foudroyant, ce Conquérant rapide, qui était il y a si peu de temps, la Terreur de la Flandre, du Brabant, de la Hollande ; Qui de son Nom seul faisait trembler tous les habitants de ces Provinces, et qui leur a donné quoi qu’à regret, tant de véritables sujets de larmes ; Ce même Prince, dis-je, est aujourd’hui considéré de tous ces Peuples, comme leur unique Appui, comme leur Restaurateur, comme leur Ange tutélaire ? Que dire plus ? L’Empereur, le Roy d’Espagne, tous les Électeurs de l’Empire, tous les Princes et États de ce vaste Corps Germanique, tant de Souverains confédérés contre la France, convaincus de la Justice et de la grandeur d’Ame de Louis LE GRAND, ne demandent point d’autre Arbitre que lui-même, dans ce fameux différend qui depuis dix ans a partagé toute l’Europe ; ils ne veulent que lui pour Juge, et il est leur partie ; Louis parle, Et la Paix est faite. Non certes cela ne se peut comprendre. Notre Raison se révolte en cette occasion contre nos Sens. Cette manière de terminer une Guerre si fâcheuse et si échauffée, ne tient rien du cours ordinaire des choses possibles ; Il y entre du Surnaturel et du Divin ; On y reconnaît une Sagesse dont l’esprit Humain ne démêle point les ressorts ; Et quoi que vous sachiez bien, MESSIEURS, quelle main a fait ce Miracle, permettez-moi de vous dire, que vous ne le pouviez prévoir et que personne n’osait l’espérer.
Les choses s’étant ainsi passées à la vue de l’Univers, pour le salut commun de la République Chrétienne, oublierons-nous ce qui s’est passé dans le secret du cœur de Louis, pour le soulagement de ses sujets ? Qu’elle est noble, qu’elle est Royale, cette impatience qu’il a eue de leur faire sentir les effets de la Tranquillité naissante ! À peine ont-ils entendu proférer le nom de Paix, qu’il leur en a voulu faire goûter les fruits. Les feux de joie n’en avaient pas encore été allumés dans nos rues ; les actions de grâce n’en avaient pas été rendues dans nos Temples ; ce Bonheur n’était encore qu’en espérance, et sa Bonté l’avait déjà rendu certain et consommé pour eux. Il leur remet six millions lorsqu’il pouvait encore en avoir besoin. Nos Armées demeuraient sur pied, et les Peuples se voyaient déjà déchargés des dépenses de la guerre. La Politique dont les démarches sont si lentes et si concertées, n’aurait-elle pas demandé plus de temps pour se résoudre ? Mais qu’il sied bien à un Prince Héroïque d’être moins précautionné ! Je dirai même, qu’il y a de prudence et de bon ménage dans ce prompt épanchement de grâces sur ses Sujets ! En se privant pour eux d’une partie de ses revenus, il s’est acquis tout le reste de leurs biens. En renonçant à des Droits dont la valeur se peut estimer, il s’est rendu maître de leurs Cœurs dont la possession est inestimable ; et il nous va faire voir qu’il n’y a point d’Empire plus absolu que celui de la Vertu, parce qu’il enchaîne la Liberté par la Raison, parce qu’il ôte jusqu’à l’envie de s’affranchir, parce qu’il est le seul état dont la félicité soit assurée.
Mais, MESSIEURS, laissez-moi oublier que je suis en votre présence. Laissez-moi jouir de la douce imagination que je parle à ce grand Prince, et accordez à mon emportement un honneur-que la fortune a refusé à mon zèle. C’est donc à vous, ô GRAND ROI, que j’adresserai désormais ma parole, et peut-être que vous entendrez du haut de votre Trône.
Toute la France comblée de gloire et de bonheur par vos grands Exploits et par les heureux soins de votre Gouvernement, applaudit à vos Vertus incomparables, et L’ACADÉMIE FRANÇAISE sent avec toute la reconnaissance possible, l’honneur extrême que Votre MAJESTÉ lui fait, en recevant de bon œil, les Festons et les Couronnes de fleurs qu’elle lui présente en ces jours de Triomphe. Il n’y a rien de plus sacré parmi les Hommes que la relation des Sujets envers leur Souverain, et cette relation nous est commune avec tous les Français. Mais il n’y a rien dont les droits soient plus tendres que l’Hospitalité, et cette raison nous devient particulière. Dans le temps qu’on vous a vu quitter le séjour de vos Maisons Royales pour aller en personne commander vos Armées, et poser des fondements inébranlables à la Félicité publique, dans ce temps-là même vos ordres sacrés nous ont ouvert les portes de ce Palais, et nous ont permis d’y faire nos Exercices, qui ne doivent plus avoir d’autre objet que le récit de vos actions miraculeuses. Agréez, donc le sacrifice que nous vous faisons de nos plus profonds respects, non-seulement comme à notre grand Monarque ; mais encore comme à notre très magnifique et très favorable PROTECTEUR. Tant que nous vivrons, rien ne sera capable de ralentir l’ardeur dont nous brûlons pour votre Gloire, et si notre Voix se peut faire entendre aussi loin et longtemps que nous le désirons, il n’y a point aujourd’hui d’homme sur la Terre ; il n’y en viendra point à l’avenir, qui n’envie le bonheur que nous avons d’être sous l’Empire de VOTRE MAJESTÉ, c’est-à-dire, sous la domination d’un Prince, qui après avoir obscurci par sa valeur les plus hauts faits d’armes de ces Guerriers, que l’on a appelés les Lions, les Foudres, les Preneurs de villes, a surpassé en même temps par sa justice, par sa Clemence, par sa Libéralité tout ce qui s’est dit de ces Rois bienfaisants, à qui l’on a donné les noms aimables, de Bons, de Sauveurs, et de Pères de la Patrie.
[1] Lettre du Roi aux États Généraux du 18 Mai 1672.