LETTRE de Mr. CHARPENTIER à MONSEIGNEUR LE CHANCELIER SEGUIER, pour le remercier de l’Agrément qu’il avait donné en qualité de Protecteur de l’Académie à la proposition qui lui avait été faite de la personne de Mr. Charpentier, pour remplir la place de l’Académie, vacante par le décès de Mr. Baudoin.
MONSEIGNEUR,
APRÈS ce que Monsieur de la Chambre m’a fait voir, je n’ose plus douter de ma bonne fortune, ni croire que je sois peu de chose. Je vous confesse que s’il m’avait simplement rapporté de vive voix ce que j’ai vu de mes propres yeux, j’aurais eu peine à m’imaginer que vous eussiez parlé de moi en des termes si avantageux, et j’aurais craint que sa courtoisie n’eût mêlé quelque chose du sien, parmi ce qu’il aurait eu à me dire de votre part. Mais, MONSEIGNEUR, après ce qu’il vous a plu d’écrire vous-même ; après que j’ai lu ce glorieux témoignage, dont vous m’avez honoré, j’avoue qu’il faut que je vous sois en quelque considération, et je ne vois pas qu’on puisse en douter sans vous faire injure. Si vous me permettez de juger de vos actions, et d’en parler selon mon sentiment, j’appellerai cela mettre tout d’un coup le comble à vos faveurs ; c’est ne vous être plus rien réservé à me donner, quand je pourrais être assez heureux pour vous rendre quelque jour des services considérables. En effet, MONSEIGNEUR, quelque Grand que vous soyez, quelque Puissance que vous possédiez, vous n’avez qu’un cœur non plus que les autres hommes, votre amitié est bornée aussi bien que celle des particuliers : La différence qu’il y a entre vous et les particuliers sur ce sujet, c’est que ceux-ci ne peuvent pas faire du bien à tous ceux qu’ils aiment, et que vous en pouvez faire à ceux même que vous n’aimez pas : de sorte que d’avoir quelque part dans votre bienveillance, comme vous me faites l’honneur de m’en assurer, c’est entrer en partage d’un bien qui n’est pas si vaste que vos honneurs, ni que vos richesses ; c’est recevoir de vous quelque chose qui vaut mieux que ce qui tente les ambitieux et les avares. A présent, MONSEIGNEUR, que vous êtes débarrassé pour quelque temps de ce grand fardeau d’affaires, qui est attaché à votre éminente Dignité ; à présent que vous jouissez de vous-même, et que vous prenez quelque repos, pour rentrer avec de nouvelles forces dans ce même emploi, où vous êtes si nécessaire au bien de toute le France ; quel bonheur est-ce pour moi que de pouvoir m’approcher de vous durant ce loisir, et quelle plus grande bonté pouvez-vous me témoigner, que de me permettre l’entrée de votre Cabinet, lorsque vous vous y délassez des travaux de plusieurs années ? Chacun explique les choses selon sa pensée ; pour moi, MONSEIGNEUR, je trouve que le Ciel vous a fait grâce, en vous donnant l’occasion de vous reposer pour quelque temps ; et si l’on considère avec quelle Confiance, avec quelle Générosité, avec quelle Fermeté d’esprit ; mais encore avec quelle Application, avec quelle Vigilance, avec quelle Promptitude vous avez toujours exercé cette souveraine Charge que vous possédez, n’estimera-t-on pas qu’il fallait que vous prissiez un peu de relâche, de peur d’user trop tôt une vigueur si précieuse à l’Etat, et dont vous devez conserver une partie, pour assister notre jeune Prince, lorsqu’il conduira lui-même cette Monarchie. Et de vrai, MONSEIGNEUR, entre les mains de qui le Roi pourrait-il avec plus de confiance se décharger du poids de son Sceptre qu’entre les vôtres ? De qui pourrait-il plus raisonnablement espérer le rétablissement de ses affaires, que de celui qui avait aidé à les établir si puissamment ? Toute la terre a admiré le glorieux Règne de Louis le juste ; nous avons vu achever en trente ans ce qui pouvait être l’occupation de plusieurs siècles ; nous avons vu la France en une élévation où elle n’était point arrivée depuis le temps de Charlemagne. Il n’y a personne qui n’ait encore l’esprit tout plein des merveilles de cet heureux gouvernement. Quelle assurance au dedans de l’Etat, quelle crainte au dehors ; combien de Victoires remportées sur les ennemis, combien de Villes conquises, combien de Provinces subjuguées ? A qui pensez-vous, MONSEIGNEUR, que nous attribuions tous ces grands effets, sinon aux Conseils, où vous avez eu tant de part, c’est à ces glorieux Conseils que nous devons le bonheur dont nous avons joui ; c’est par leur moyen que nous nous sommes rendus assez forts, pour combattre maintenant la tempête qui nous agite. Après cela faut-il demander si le Roi jettera les yeux sur vous ? Faut-il demander s’il chérira un Ministre entre les mains de qui notre fortune doit devenir meilleure ? C’est avec une extrême impatience que nous attendons ce jour bienheureux, qui ramènera avec vous la paix et la prospérité dans l’Etat ; Et comme il n’est point défendu de mêler les intérêts des Lettres, parmi les intérêts de la République, quelle consolation sera-ce pour les Muses affligées, quand elles verront leur illustre Protecteur retourner dans ce magnifique Palais, dont il leur a fait un asile ? Pour moi, MONSEIGNEUR, qui n’ai point encore eu le bonheur de vous voir en ce lieu, où vous témoignez que vous êtes aussi bien le Juge de l’Éloquence, comme vous faites paraître ailleurs que vous êtes l’Arbitre des peuples : Quel plaisir aurai-je de vous contempler avec cette douce gravité qui vous accompagne par tout et pourrai-je vous voir en cet état, sans qu’il me souvienne aussitôt de ces anciens Consuls et de ces Dictateurs Romains : (car à qui vous comparer, MONSEIGNEUR, à moins que de remonter vers les siècles où se sont faits les grands exemples, et où la vertu était encore toute pure :) Pourrai-je, dis-je, vous voir en cet état, sans qu’il me souvienne aussitôt de ces grands Personnages, qui n’étaient guère moins zélés pour la pureté de la Langue, que pour la Majesté de l’Empire ; et qui de la même bouche, dont ils venaient par fois de disputer pour quelque mot, ou pour quelque syllabe prononçaient le destin des Rois et des Provinces entières. Ce sera sur cette grande idée que je m’entretiendrai longtemps du bonheur dont j’aurai joui en votre présence ; c’est ce qui sera ma plus sensible joie, comme c’est ce qui fait maintenant ma plus violente passion. J’espère que l’Ange Tutélaire de la France ne nous laissera pas longtemps languir en des souhaits inutiles. Il ne vous sera pas permis encore longtemps de posséder tout seul votre vertu, qui nous est comptée pour une félicité publique ; et quelque révolution que vous eussiez prise au contraire, il faudra que vous quittiez la tranquillité de la campagne, pour retourner dans cette grande Ville où vous êtes tant désiré. Souffrez, MONSEIGNEUR, qu’en cette occasion je mêle mes vœux avec ceux de la plus saine partie de la France ; et je vous supplie très-humblement de croire, que si ce ne sont les plus efficaces, ce ne sont pas les moins ardents, ni les moins désintéressés : Je suis de toute mon âme, MONSEIGNEUR, Vôtre, etc.
A Paris, le 13 Mars 1651.