PANÉGYRIQUE
sur l’heureux Retour de la Santé du Roi, prononcé le 27 Janvier 1687, par Mr. l’Abbé TALLEMANT le jeune.
MESSIEURS,
AUJOURD’HUI que toute la France s’abandonne à la joie, et que l’on n’entend partout que des Cantiques d’Action de grâces pour l’entière guérison du plus grand Monarque qui fut jamais. Après avoir à notre tour remercié la Divine Bonté de ce bien inestimable que le souverain maître du Ciel et de la Terre a bien voulu accorder à nos vœux ardents : Il nous reste encore, MESSIEURS, de témoigner notre allégresse par des Chants de victoire qui nous sont tous particuliers ; c’est à nous à déposer entre les mains de la Renommée les tendres alarmes de tout un Peuple tremblant aux pieds des Autels pendant le cruel mal qui attaquait une si belle vie, et les justes transports de joie où ce même Peuple se livre tout entier par le retour de cette santé si nécessaire et si désirée. Que tout l’Univers jaloux du bonheur de la France, et des vertus d’un Roi qu’on ne peut assez admirer apprenne que LOUIS est autant aimé de ses sujets qu’il est craint de tous ses Ennemis. Que ces faux Politiques qui repaissent toute l’Europe de Chimères, lesquelles n’ont de fondement que dans leurs souhaits ou dans leur imagination mélancolique et chagrine, sachent qu’un mal sensible, mais peu dangereux a donné de si vives alarmes, et de si mortelles craintes, que tous les François ont gémi dans tous les Temples, ont fait profusion de dons, ont prié, ont invoqué toutes les saintes Puissances pour détourner de dessus eux une disgrâce qu’ils n’avaient pas même trop sujet d’appréhender. Mais qu’ils apprennent encore, que la guérison de ce Roi si chéri cause des mouvements de joie, dont il n’y a jamais eu d’exemple. Tant il est vrai, que le violent amour s’alarme de peu de chose, tombe aisément dans l’appréhension qu’on ne lui enlève ce qui lui est le plus cher, et le plus précieux ; et se réjouit aussi avec excès et avec emportement, quand il conserve et qu’on lui rend ce que sa délicate inquiétude lui représentait déjà comme perdu. Vous allez vous signaler, MESSSIEURS, suivant les rares talents de vos puissants génies, moi selon ma coutume peut-être un peu trop téméraire, mais excusable au moins par mon obéissance et par mon zèle, j’entre le premier dans la carrière que vous m’avez marquée ; encouragé par l’honneur d’un tel choix, animé par votre présence dans ces lieux où notre éloquence a si souvent triomphé, il me semble que l’esprit universel de cette Compagnie me va inspirer tout ce que je dois dire, et m’empêchera de m’égarer dans un si vaste et si noble sujet.
Il n’y a pas lieu de s’étonner, MESSIEURS de l’extrême affection des Peuples, ni des vœux extraordinaires qu’on leur a vu faire pour la conservation de leur Roi, si nous faisons réflexion sur tout ce qu’il a fait pour nous, et sur les soins assidus qu’il prend pour la gloire et pour le bonheur de la nation ; ainsi je ne crois pas m’éloigner de la matière que vous avez prescrite à mon Discours si, laissant à part un nombre infini de choses dont la mémoire sera éternelle, je vous retrace seulement en peu de mots les nouveaux biens que la France a reçues de notre Auguste Monarque depuis cette heureuse Paix qu’il imposa si glorieusement à ses Ennemis.
Nous. avions toujours eu de tout temps l’avantage du côté des armes, la victoire secondait assez la valeur de nos Soldats, mais cette franchise honnête et cette noble confiance qui nous sont naturelles nous faisaient souvent relâcher par des négociations ce qui était à nous par le sort de la Guerre ; dans ce fameux Traité de Munster, entre-autres par des subtilités tout-à-fait indignes de têtes couronnées, dont les droits ne doivent point être équivoques, ni dépendre de l’explication d’un mot ou du tour d’une Période embarrassée; on avait trouvé le moyen de céder et de retenir ; on cédait la souveraineté de la haute et basse Alsace, et par une adresse qu’entre particuliers on nommerait chicane, on prétendait excepter Strasbourg qui en était la capitale, et dix autres des principales villes, laissant au Roi un titre imaginaire de Préfecture qu’on n’a jamais su expliquer. Ce n’est pas avec LOUIS LE GRAND, que ces ruses peuvent avoir quelque succès ; appuyé de la Raison, sur de la Justice, dès que la Paix lui donne le temps d’exercer ses droits, il s’assure de cette Ville si fière qui avait tant de fois donné passage à nos Ennemis pour venir inonder nos Provinces : Strasbourg ouvre ses portes, et heureuse après toutes ses infidélités elle ne reçoit que des récompenses, elle entre sous la douce domination de la France, elle obéît à un Roi digne de commander à tout l’Univers, et voit chez elle refleurir la Religion, par le rétablissement de son véritable Pasteur. Dans ces Diètes où les Plénipotentiaires de tous les États ont tant de peine à se trouver ensemble où le commencement d’un écrit et l’examen d’un pouvoir occupent les années entières, on a beau traiter d’infraction une si juste entreprise, Louis ne passera point d’un seul pas les véritables bornes que les Traités lui ont accordées, mais il n’attendra pas toujours inutilement et sans fruit qu’on lui vienne livrer ce qu’il ne sait que trop que l’on voudrait lui retenir avec injustice ; l’Espagne aura beau lui déclarer imprudemment la guerre, il ne refusera point de délais raisonnables, il ne profitera point de la faiblesse des autres ; par grandeur d’âme et par principe de Religion ; il retirera mêmes ses troupes, et diffèrera de s’emparer de Luxembourg de peur qu’on ne l’accuse d’avoir pris un temps où toute la Chrétienté était en alarmes, mais il n’attendra pas toujours la fin des cérémonies de Ratisbonne, et saura bien se faire raison lui-même quand sa patience lassée ne voit rien en état d’être exécuté.
C’est par là que Luxembourg est venu couronner nos Frontières, et c’est par cette fameuse prise que notre Invincible Monarque semble avoir borné ses desseins de conquêtes et de guerre ; bien différent de ces Princes qui croient pouvoir entreprendre tout ce que leur puissance et leur courage les met en état d’exécuter ; bien éloigné de ces Conquérants qui ne savent d’autre chemin pour aller à la gloire que celui d’envahir les États, de subjuguer des Provinces, et d’entasser victoire sur victoire, notre Roi toujours sage, toujours juste, croit que la véritable gloire consiste à bien conserver son État et ses Peuples ; la raison lui a fourni assez d’occasions de signaler ses vertus guerrières, et la Hollande, la Flandre et l’Allemagne verront longtemps dans leur sein de funestes effets de sa valeur ; où n’aurait-il point porté ses armes, s’il n’avait cherché qu’à vaincre et à conquérir ; content de s’être rendu redoutable à tout l’Univers, et d’avoir réduit ses Ennemis à le craindre, il semble qu’il veuille désormais s’appliquer au bonheur de ses Peuples ; par le soin qu’il prend de rendre la France inaccessible, on voit qu’il a moins combattu pour la gloire que pour l’éternelle sûreté de son Royaume ; il n’a fait que des conquêtes nécessaires au bien de son État, moins combattu pour l’agrandir que pour le mettre à couvert des insultes où il se voyait souvent exposé : le Rhin voit ses bords remplis de Forteresses qui sont sorties de terre comme par enchantement ; la Meuse, la Moselle, la Sambre, l’Escaut et la Lis coulent aux pieds d’un nombre infini de Bastions, et au milieu de tous les murmures dont l’envie se sert pour alarmer notre bonheur ; à l’abri de ces remparts, qu’avons-nous déformais à appréhender ? Louis veille pour nous, nos biens et nos vies, sont dans une parfaite sûreté.
Le zèle toujours agissant de ce Prince incomparable ne s’est pas borné à assurer son Royaume, au dehors, il a voulu attirer sa tranquillité, au dedans, et avec raison que pour ôter toute semence de division il fallait y établir une unité de foi qui réunît tous les esprits dans un seul culte : la Politique ordinaire se serait contentée d’affaiblir peu à peu cette nouvelle Secte de Calvin, qui avec le temps aurait eu le sort de toutes les Hérésies, et se serait évanouie comme tant d’autres erreurs qui ne se soutenant que par leur nouveauté tombent enfin d’elles-mêmes, et cèdent à la vérité qui est éternelle et immuable ; Louis LE GRAND avait longtemps écouté cette politique, privant de ses grâces ceux que l’obstination retenait, et comblant de bienfaits ceux qui curieux de leur salut embrassaient la foi Catholique. Mais ce n’est pas ainsi qu’il a accoutumé d’agir et de vaincre ; sa piété ne peut s’accommoder de cette lenteur, et sa généreuse impatience ne peut souffrir qu’il y ait aucun Hérétique dans son Royaume, il parle et les Temples de l’Erreur tombent en peu de jours, les Ministres fuient de tous côtés, les Villes entières courent aux pieds de nos Autels, et il se trouve à peine quelques esprits rebelles qu’une fausse réputation de constance retient encore, mais que la patience et la bonté du Roi forceront enfin de se réunir. Tous les évènements de ce Règne ont de l’air des miracles, plus de deux millions d’âmes renoncent en même temps à des opinions dans lesquelles ils ont été élevés, et embrassent une Religion pour laquelle on a toujours eu soin de leur inspirer de l’horreur. D’où peuvent venir ces prodiges, MESSIEURS, si ce n’est de la confiance extrême des Peuples en l’amour de leur Prince pour eux, ils ne peuvent s’imaginer qu’il exige d’eux aucune chose qui ne soit pour leur bien et pour leur avantage, ils ne peuvent croire qu’un Prince si juste, si modéré, si sage soit dans la voie de l’erreur, et sur cette pensée ils courent sans balancer où sa voix les appelle, cèdent sans peine à tout ce qu’il lui plaît de leur inspirer, et Dieu voit ainsi le Fils aîné de son Église, triomphant de l’hérésie et du mensonge, et la France ne faisant plus qu’un troupeau, et ne connaissant qu’un seul Pasteur. Vous qui les armes à la main poursuivez avec ardeur l’Ennemi commun de la Chrétienté, et qui vous couvrez de gloire en triomphant avec tant de secours, et en prenant avec tant de peine une Place que nos Français auraient peut-être insultée, vous pouvez bien penser que notre Prince religieux et rempli de piété, comme nous le voyons, a quelque regret de ne point partager les périls avec vous, et de ne point contribuer à la destruction de ce puissant Empire ; et c’est par là sans doute que vous lui faites le plus sentir l’envieuse jalousie qui s’attache à sa gloire, puisque vous aimez mieux vous passer d’un secours qui vous assure du succès que d’officier Louis à votre gloire par la crainte que vous avez qu’il ne l’emportât encore une fois toute entière. Mais vous ne devez pas croire que son zèle pour la Religion demeure oisif quoi que vous lui ôtiez une belle occasion pour se signaler : il déracine l’hérésie du soin de la France, et lorsqu’un petit nombre de mécontents hérétiques que vous n’avez pu subjuguer vous a presque réduits à l’extrémité de voir la capitale de l’Empire entre les mains impies des Musulmans, notre Monarque sans effort ramène à l’Eglise tous ceux qui s’en étaient séparés ; cent mille bras vous aident à éloigner les Turcs de quelques journées, la seule volonté de Louis chasse l’erreur du Royaume pour jamais.
Devions-nous croire, MESSIEURS, que dans le temps qu’il travaillait si utilement pour les intérêts de l’Église, Dieu se plairait à lui envoyer diverses attaques de maladie, et à alarmer ainsi ses sujets lorsqu’ils attendaient de nouvelles bénédictions du Ciel pour la récompense d’un si beau zèle. Cette divine providence dont les secrets ne peuvent être pénétrés se plaît ainsi quelquefois à confondre la prudence humaine qui veut se mêler de donner des règles et des bornes à la volonté d’un Dieu indépendant, et mesurer sa justice au gré du cours des actions extérieures des hommes. Notre bonheur croissait tous les jours, la France plus florissante que jamais ne voyait que grandeur et prospérité, et voilà que la main de Dieu semble s’appesantir sur elle, tantôt un mal léger se découvre qui finit et puis recommence, tantôt l’ardente fièvre vient troubler le plus beau sang du monde, on ne voit rien de dangereux. Cependant l’Europe attentive semble n’avoir d’yeux et d’oreilles que pour le mal de Louis LE GRAND. Les Français alarmés, tantôt présumant tout de leur fortune et de la vigueur du tempérament de leur Maître, tantôt abattus et tremblants semblent avoir perdu tout courage. On craint, on espère, état plus sensible et plus douloureux ordinairement que si l’on éprouvait le malheur même que l’on appréhende, mais c’est ici peut-être la première fois que l’incertitude a paru plus douce que le mal. Les uns voulaient que ce fût une maladie très-légère, les autres la croyaient incurable, effets contraires d’un même principe, et où l’inquiétude de ceux qui aiment se découvre aisément, cette tendre passion ne s’attachant qu’aux choses extrêmes, et diminuant le mal à celui qui espère, et l’augmentant considérablement à celui qui craint.
Où étiez-vous réduite, France malheureuse ? je vous vois déjà tremblante et désespérée, il semble que tout vous abandonne. Est-ce en vain qu’il vous a mise en état de ne rien craindre ? Ah, MESSIEURS, elle sait assez qu’elle peut se défendre. Elle ne manque ni de Chefs, ni de Troupes, ni de moyens, mais elle sait encore mieux qu’en un seul homme consiste toute sa fortune. Louis est parmi nous plus que le Palladium ne fut à Troie. Mais ce n’est pas encore là sa plus grande inquiétude, elle aime son Prince, et la seule pensée de le perdre lui est une peine insupportable. Elle ne peut endurer qu’une vie que les souhaits rendent éternelle, souffre la moindre attaque ; c’est la blesser mortellement que de lui faire sentir qu’on lui peut enlever ce qu’elle chérit le plus. Je m’arrête peut-être trop, MESSIEURS, à vous peindre ces moments de douleur et lorsque nous n’avons plus que des sujets de joie, mais il est néanmoins, bien doux de se souvenir des dangers que l’on a courus, ce n’est pas une des moindres marques de notre satisfaction que le plaisir que nous prenons à nous faire confidence de nos alarmes, et à nous redire les peines extrêmes, où l’inquiétude nous avait réduits. C’est maintenant que sans trouble et sans agitation il nous est permis de considérer Louis plus grand encore au milieu de tous ses maux qu’à la tête de ses armées. Là suivi de ses braves sujets, la plupart instruits et élevés de sa maison, il court à la victoire ; ici il s’exerce seul avec la douleur, et n’y voit qu’une suite incertaine qu’il ne peut prévoir. Là il combattait avec tous les avantages que sa prudence lui suggérait par la connaissance qu’il avait des forces de ses Ennemis ; ici, ses Ennemis sont cachés, fsont difficiles à détruire ; là enfin il se servait de ses Soldats pour vaincre, ici il faut qu’il surmonte le mal par son propre courage et par sa seule intrépidité. En effet, MESSIEURS, pendant le cours d’un mal si douloureux a-t-on vu la tranquillité de notre Héros un seul moment altérée ? Sa tendre bonté a épargné à tout le monde la peine de savoir tout ce qu’il allait souffrir ; il n’a pas ôté un seul jour la consolation de le voir. Au milieu des prospérités dont le Ciel l’a comblé, a-t-il paru qu’il y eût aucune attache ? Quel autre eut jamais plus de sujet de désirer la vie, et quel autre jamais témoigna plus d’indifférence pour elle ? Paisible dans les plus sensibles maux, il tient ses conseils à l’ordinaire, il fait continuer les innocents plaisirs de sa Cour, et attend avec patience du Maître éternel de l’Univers ce qu’il lui plaira d’ordonner sur ses jours. Je m’égare, MESSIEURS, je vois ici tant de vertus à louer, que je ne sais à laquelle m’attacher ; grandeur d’Âme dans le mépris de la vie, confiance dans les douleurs, tranquillité héroïque dans la longueur du mal, piété solide dans la résignation à la volonté de Dieu, bonté paternelle en ne changeant rien dans l’ordre de ses conseils de peur d’alarmer les siens. Avouons, MESSIEURS, puisque toutes nos craintes sont passées, avouons que la gloire de Louis avait encore besoin de ce dernier trait pour achever sa couronne, et que la menace d’une adversité et d’une disgrâce lui a servi à développer à l’Univers la plus belle partie de son Ame, nous le connaissions vaillant et intrépide dans les combats. Nous connaissions sa prudence dans toutes les affaires, nous l’avions vu juste, bon, libéral, magnifique, et cette dernière épreuve enfin nous donne en lui un Héros parfait. La fortune toujours favorable lui avait offert toutes sortes d’occasions de faire connaître les hautes qualités qu’il a reçues du Ciel, et lorsqu’elle a paru l’abandonner, ce n’est peut-être pas la moindre faveur qu’elle lui ait faite, puisqu’elle lui a fourni par là de quoi se montrer par l’endroit le plus avantageux, en éprouvant sa patience et sa fermeté.
Reprenez donc courage, braves Français, heureux Sujets d’un Roi si aimable et si digne de nos vœux. Respirez désormais en liberté. Ce n’est pas sans raison que vous faites éclater votre joie de tant de manières, et que vous vous signalez à l’envi pour marquer votre zèle. Qu’avons-nous désormais à faire que des Fêtes et des jeux dans les beaux jours dont nous allons jouir ? Je vois votre impatience, MESSIEURS, il est temps de me taire, je ne dois plus différer à ceux qui m’écoutent le plaisir que vous leur préparez. L’Eloquence et la Poésie vont s’exercer avec émulation ; et nous peindre la joie des Peuples en cent manières différentes, et toutes agréables. Veuille le Ciel nous faire goûter longtemps les douceurs d’un si beau Règne, et les continuer longtemps après nous. C’est peu des ans de Nestor, nos vœux peuvent aller jusqu’à la durée des jours de nos premiers Pères, et il n’y a point de miracles que l’on ne puisse espérer pour le Prince le plus sage et le plus parfait qui soit jamais monté sur le Trône des Rois.