DISCOURS DE M. LEMERCIER.
Directeur de l'Académie française
Lu en séance le 25 août 1828
L’obligation de décerner des prix aux sciences, dont les principes peuvent rester longtemps problématiques, et dont les axiomes se modifient successivement par les découvertes des siècles qui les démentent ou les confirment, expose le discernement des hommes à des doutes et même à des erreurs. Les prix qu’on accorde aux belles-lettres, si souvent influencées par les variations du goût, ne s’appliquent pas toujours avec certitude aux meilleurs ouvrages. Les couronnes distribuées dans les concours des beaux-arts, quelquefois dépendants du caprice et de la mode, ne sont pas toujours données par une justice infaillible. Mais il n’en est pas ainsi des honneurs que nous avons à rendre aujourd’hui l’Académie française se sent affranchie de toute crainte de se tromper en ses jugements lorsqu’elle décerne des prix annuels à des actes produits par une faculté naturelle, dont tous les cœurs droits sont touchés, et que les esprits pervers ne sauraient méconnaître, par une force vive dont les effets se signalent également à toutes les consciences, par une puissance éminente, invariable incontestée, éternelle, en un mot, la vertu.
Tel est le caractère des actes qu’elle inspire, que, sous quelque face qu’on les considère, leur sublimité paraît universellement la même. Les actions vraiment bonnes et belles offrent un aspect semblable aux yeux de la religion, de la morale et de la philanthropie. Elles correspondent avec toutes les pensées, et satisfont à toutes les opinions, à tous les rapports des doctrines humaines et célestes. L’épreuve en est bien faite. C’est la sixième fois qu’elles subissent notre examen, et qu’elles obtiennent le tribut de notre admiration. Un prélat, habile interprète des maximes du sacerdoce, fut appelé à les consacrer dans cette enceinte, et les présenta comme les émanations du zèle dont nous pénètre l’esprit du christianisme. Un magistrat, l’illustre défenseur de Louis XVI, roi philosophe et martyr, les exposa comme les plus beaux fruits développés par nos temps, des germes heureux qu’avaient semés les leçons et les mœurs compatissantes de nos pères, dans les Ames fidèles et courageuses en accord avec celle de Malesherbes. Un ministre d’État, infatigable chef d’une administration renommée, publiciste, orateur, historien et poète à la fois, nous en parla comme d’une cause salutaire de propagation des bons exemples, et comme d’une source de gloire ouverte aux classes du peuple les plus modestes et les plus ignorées. Un ministre de la guerre, accoutumé par sa longue expérience à peser les titres de la magnanimité militaire, sut faire valoir aussi l’honneur des sacrifices obscurs d’un autre héroïsme sans ostentation, sans grade et sans salaire, que la seule pitié conservatrice suggère au pauvre pour le pauvre Après, un docte professeur de poésie, un fécond et naïf écrivain dramatique. exercé par son art à l’étude des mouvements du cœur et de l’esprit, porta la sagacité de ses vues sur les particularités des faits étonnants dont il vous fit un simple récit, faits qui lui parurent d’autant plus admirables, que leurs auteurs ne pouvaient présumer qu’on eût jamais l’occasion de les admirer. Plusieurs esprits divers ont donc jugé ces belles actions sous leurs côtés différents ; cependant tous se sont réunis dans les mêmes expressions d’apologie, et leurs systèmes se sont confondus dans un mutuel concert de louanges. La succession des organes qui les proclameront pourra multiplier les formes, mais non changer le fonds des éloges qui leur sont dus.
Pour moi, que me reste-t-il à faire ? Que de vous expliquer la difficulté d’établir des préférences et de marquer une supériorité distincte entre les mêmes genres d’actes vertueux ? Que d’initier votre assemblée à l’attentive et scrupuleuse discussion concernant la valeur comparative de ces actes dont chacun frappait la sensibilité des membres de votre commission ? Que de vous démontrer clairement qu’en ne rémunérant qu’une ou deux des actions vertueuses qu’attestaient des témoignages authentiques, nous eussions fait tort à plusieurs autres non moins méritoires ? Faute de pouvoir apprécier équitablement la mesure de leur grandeur réelle, il nous a fallu les soumettre à la mesure du temps qu’avalent duré les sacrifices et de leur utilité générale ou relative, seules règles non arbitraires des décisions que vous avez adoptées. En effet, Messieurs, quel moyen de graduer l’ardeur de la charité, de contre-peser le courage du zèle, la pureté de la compassion, si ce n’est par la continuité de l’abnégation de soi-même, par la quantité des efforts et des privations qu’elle a coûté, par le principe et les circonstances qui lui impriment une moralité plus grande et lui ajoutent une influence plus étendue ? Peut-on mettre un tarif étroit à la vertu ? Peut-on s’armer de rigoureux scrupules pour l’évaluer ainsi que pour juger le vice ? Peut-on atténuer les récompenses comme on diminue les châtiments ? On souhaiterait plutôt n’avoir point de choix à faire entre un grand nombre de beaux traits et ce qui nous rassure et nous console, c’est que les personnes momentanément écartées par la justice rendue aux autres, ne sont point exclues du concours à venir, puisqu’elles ressemblent aux premières, par leurs qualités, sinon parleurs titres acquis, et que le temps seul et les occasions ont pu manquer à la manifestation entière de leur bonté. Point d’autres motifs de prééminence entre elles. Leur triomphe n’est que retardé et les suffrages dont elles continueront à se rendre dignes les attendent encore.
Heureux si je fais assister en quelque sorte notre auditoire au travail intérieur des consciences de nos honorables confrères appelés à balancer délicatement les mérites, à comparer le poids des bonnes œuvres et si par là je mets le public en état déjuger par lui-même et d’approuver le résultat de vos délibérations !
Nous l’instruirons du soin que nous avons pris à nous défendre des illusions ou des mouvements de notre pitié même envers les êtres intéressants qu’on nous a recommandés. La plupart des actions louables, parmi lesquelles nous choisissons les plus marquantes, sortent du sein de la classe populaire, la plus indigente et la plus obscure. Elles n’en resplendissent que mieux. Ceux qu’elles honorent sont accablés de besoins, et victimes de leur générosité dans leur dénûment. Grande et sévère leçon à l’égoïsme des hommes, avares de leurs superfluités mêmes, dans les rangs où le destin et l’opulence les favorisent ! Triste contraste, dont le spectacle doit accroître puissamment les motifs de notre pieux respect pour les pauvres que le faste écrase avec insouciance Ce tableau d’excessives misères eut pu nous entraîner au delà du devoir que nous prescrit le testament du vénérable Montyon ; mais, contraints à nous conformer le plus approximativement possible à ses nobles intentions, la raison nous y a strictement soumis. Il a fort bien distingué ses volontés par la division de ses legs séparés. D’une part, large donation aux hospices ; de l’autre part, magnifique donation aux Académies des sciences et de la littérature la première, pour soulager, sans restriction, les souffrances et la pauvreté; la seconde, pour récompenser, avec choix, les découvertes salutaires et soutenir les dévouements héroïques: celles-là, pour guérir les corps malades ; celles-ci, pour vivifier les âmes. Or, ce ne sont pas de ces secours qui tombent indifféremment sur les infirmes et sur les indigents quels qu’ils soient, innocents ou coupables, que dispense l’Académie française, et l’urgence de la mendicité n’attire pas les dons qu’elle doit répandre. Ce n’est pas le malheur, c’est la vertu qu’elle est chargée de rétribuer et de proclamer. Ne pas discerner ce but de la fondation, c’est trahir la munificence morale du testateur, c’est exposer le corps dépositaire de ses fonds les dissiper en aumônes, à se voir assailli de demandes annuelles qui, frustrant la vertu de ses droits, détourneraient les prix de leur destination recommandable.
Une prudente circonspection doit encore préserver les juges académiques des piéges que leur tendraient les artifices des misérables, les sollicitations du patronage, les complaisances des hauts fonctionnaires, les certificats des administrations abusées, les prédilections des partis, en leur présentant, comme des droits, les actes d’un zèle faussement humain ou les pratiques d’une dévotion feinte. La vraie vertu ne simule rien, n’a qu’une allure, toujours égale, constante, étrangère aux passions, aux intérêts de toutes les époques image de la Divinité protectrice, partout voilée, mais partout présente et agissante, et se manifestant par ses bienfaits. Elle semble être plus pure dans le cœur du peuple, parce que sa vigueur instinctive se produit simplement, dénuée de prétention, de fard et de prestige. On la voit percer du fond des villages, des réduits les plus cachés, et de là parfois atteindre aux degrés les plus élevés de la société qu’elle vient frapper d’étonnement par sa vitale énergie. Saurait-on aspirer à lui donner des récompenses Toutes sont au-dessous d’elle ! Les proclamations, loin d’augmenter son éclat, risquent de le ternir. Oui, de l’obscurité des derniers rangs; oui, du sein de la misère extrême, la vertueuse indigence arrache, pour ainsi dire, les prix dont on lui est comptable, à la richesse qui reçoit elle-même, des hommages insuffisants qu’elle lui doit, un lustre à jamais honorable. L’auteur de la donation qui la consacre eût aimé nous entendre dire ici qu’il est moins admirable encore que les auteurs des bonnes et belles actions qui attirèrent ses tributs généreux et salutaires. Ce juste eût répété comme nous, d’après les anciens apôtres : « Cœurs endurcis sur les peines d’autrui par l’orgueil et les prospérités, profitez des leçons que vous donne la simple vie des humbles et des pauvres. »
Voici l’ordre dans lequel nous avons classé les faits qui vont être énoncés :
1° Les services charitables provenant du seul sentiment d’une commisération active et persévérante en faveur des êtres souffrants avec lesquels on n’eût aucun lien de consanguinité, ni d’amitié, ni de reconnaissance obligatoire; car l’excellence des actions ne consiste pas dans les effets de l’attachement paternel, filial, fraternel ou conjugal, ou des engagements de la probité commune, mais dans tout ce qui surpasse le devoir, prescrit par les nœuds naturels et par les lois.
2° Les services désintéressés provenant des affections fidèles des domestiques à l’égard de leurs maîtres ruinés, et des ouvriers envers leurs patrons appauvris. Cette réciprocité de protection entre les serviteurs et les maîtres est d’autant plus rare, que le cœur humain n’incline pas à bien aimer les personnes dont on subit le commandement, et que les habitudes d’une bonté mutuelle peuvent seules vaincre l’antipathie involontaire des gens qui leur sont assujettis.
3° Les soins constamment prodigués par les étrangers et par les nourrices aux orphelins et aux enfants abandonnés. Combien de tendres secours n’ont pas accordés ces paternités d’adoption et ces maternités morales, plus aisément explicables en raison de l’attrait qu’éprouvent les femmes pour les nourrissons qu’elles ont allaités et bercés Croirait-on que nous avons poussé la rigidité dans notre recherche des pratiques vertueuses jusqu’à déduire, à leur désavantage, le compte des jouissances intimes qu’on ressent à les exercer ?
Deux respectables filles, l’une nommée Nanette BRÉMONT, habitante d’Auxerre, département de l’Yonne, et l’autre, Antoinette MAUVIEL, née à Moissac, département de Tarn-et-Garonne, ont rivalisé de zèle en se vouant, depuis leur jeunesse, à soulager, nourrir, habiller les prisonniers, à blanchir leurs vêtements, à porter les consolations aux condamnés, à soigner et médicamenter les détenus malades, à panser leurs plaies, et à détruire leurs penchants vicieux par des exhortations spirituelles. La demoiselle Brémont, femme de chambre d’une dame infirme, avait refusé l’offre des plus avantageux établissements pour demeurer auprès de sa maîtresse jusqu’au jour où la mort la lui a ravie ; et, rejetant toute idée de captation, n’en a reçu qu’une rente de cent écus. Les fruits de son travail, joints à ce mince revenu, lui ont suffi pour aider les malheureux qui la chérissent comme leur mère, et qu’elle assiste en leurs maux depuis trente années. La demoiselle Mauviel regarde aussi les infortunés comme étant sa famille. Toutes deux ont acquis une si parfaite confiance des habitants de leur ville natale, que les aumônes imposées par leur ministère de bienfaisance sont acquittées, avec autant d’empressement que de ponctualité, aux termes qu’assignent leurs demandes.
L’Académie, considérant que leur crédit et leurs quêtes dispensent de pourvoir aux nécessités de leur existence, mais que leur charité mérite un hommage public, leur décerne, à chacune, une médaille d’or de la valeur de 300 francs.
Grâce à l’équité de la Société royale, inspectrice des prisons, nos tributs ont été devancés par des bienfaits. Son auguste président, monseigneur le Dauphin, à qui des calamités trop célèbres ont appris tout ce que valent les dévouements fidèles, et qui est l’âme de la charité, chargea l’un de ses plus sensibles organes, M. le duc de Doudeauville, de témoigner sa protection bienveillante à la demoiselle Nanette Brémont dans une lettre qu’a dictée l’estime la plus affectueuse.
Rien de si fréquent dans le monde que les coups funestes du sort. Sans cesse trompées par l’instabilité de la fortune, des familles heureuses et riches tombent soudain précipitées dans une misère absolue. Où leur désespoir trouvera-t-il des ressources ? Dans la pitié, dans le dévouement de pauvres domestiques qui leur furent attachées durant les jours de leur opulence. Marie-Madeleine CAVALIER ne délaissera pas sa maîtresse accablée d’adversités, de douleurs physiques, et du poids de quatre-vingts ans. La cité de Marseille nous apprendra que cette digne fille soutient l’infortunée qu’elle sert depuis vingt-deux années, et qu’épuisée de fatigue et d’infirmités, elle s’appuie de béquilles pour lui porter encore son aide et le produit de ses travaux journaliers.
Philippine VANEXHEUR, native d’Hondschoote, département du Nord, n’abandonnera pas son malheureux maître réduit à une pension de 416 francs, qu’il partageait avec sa sœur, célibataire comme lui. Que cette dame ait encore à pleurer la mort de ce frère, et qu’il ne lui reste plus que 208 francs pour secours annuel, sa courageuse servante subviendra seule à ce pauvre ménage. Sa bienfaisance ingénieuse forme une école de petits enfants qui, lui payant 5 francs par mois, lui procurent les moyens d’alléger le fardeau des dernières années de sa chère dame, qu’elle n’a quittée qu’à la mort, après lui avoir immolé tout son jeune âge, et l’avoir gratuitement servie et alimentée durant vingt-sept ans entiers.
De même, pendant vingt-cinq ans, une digne émule en fidélité touchante, embrassa le malheur d’une mère de famille frappée d’une ruine totale et de l’abandon forcé d’un époux qui dans sa fuite lui laissa quatre enfants en bas âge. Que fût-elle devenue si Marie PETO, sa fidèle domestique, n’était restée auprès d’elle ? Je ne crains pas que votre attention se lasse de l’uniformité de ces bonnes œuvres. Une circonstance particulière, un effort de plus, va la relever en celle-ci. Vainement la maîtresse infortunée de Marie Peto l’engage à se retirer chez ses parents. « amais, s’écrie-t-elle toute en larmes pendant dix ans vous m’avez fait partager votre bonheur, laissez-moi, je vous en conjure, partager aussi votre infortune. Laissez-moi vous aider à élever ces pauvres enfants qui me sont si chers. » Vainement ses sœurs l’exhortent à quitter une maison en désastre, afin de jouir dans le département des Vosges, sur les bords de la Moselle où elle naquit, d’un petit héritage qui vient de lui échoir. Sa résolution demeure inébranlable. Elle dispense à sa famille adoptive le médiocre revenu de son bien, les gains de ses journées et de ses veilles; ses égards délicats tâchent de faire oublier à sa chère dame que ses services, non-seulement sont gratuits, mais coûteux.
L’Académie décerne à chacune des trois honorables personnes que je vous ai nommées un prix égal de 600 francs. Plusieurs traits semblables en leur espèce, et différents par les accroissements de courage, de patience et de résignation, caractérisent encore l’attachement presque surnaturel de jeunes servantes qui n’ont pas craint de vieillir près de leurs maîtres secourus par elles dans l’état le plus déplorable: leur tendresse, qu’on pourrait nommer filiale, après avoir reçu le dernier soupir des pères et des mères qu’elles assistaient, s’est reportée sur les orphelins qu’ils laissaient en mourant. Cinq départements français se glorifient de nous signaler ces humbles héroïnes de la domesticité.
Celui d’Ille-et-Vilaine nous désigne Victoire-Véronique FRANÇOISE, domestique d’une dame qu’elle a servie sans gages durant quatorze ans, et dont elle soigne et entretient les six enfants par son labeur et par une affection tutélaire, sans espoir d’aucune indemnité future.
L’Auvergne a vu naître Louise SAVIGNAT, que nous recommande le département de la Seine où elle réside aujourd’hui. C’est peu pour cette estimable domestique de continuer ses soins à des maîtres hors d’état de les payer, elle leur donne, sous le titre de prêt, le peu d’argent que lui ont réservé ses épargnes elle ne consent à s’engager enfin dans une autre maison que la leur qu’afin de porter le montant de ses gages à la veuve de son maître expiré dans la misère. Elle aide encore leur petit-fils, jeune militaire marié, que des fautes graves ont plongé dans les prisons de discipline. Nous entendons cette triste veuve lui dire à l’heure de la mort : « Je meurs contente, puisque Dieu m’accorde la consolation de mourir dans tes bras. Louise, je t’en prie, fais pour mon petit-fils ce que tu as fait pour moi. » Quel éloge contient l’expression d’un legs si onéreux ! Louise soutient et console encore l’épouse et les trois jeunes enfants de l’imprudent officier dont elle avait adouci la captivité. La durée de vingt-quatre ans n’a pas épuisé son zèle.
Le département du Bas-Rhin nous révèle la magnanimité de Marie-Charlotte PIERRE, qui entra, cuisinière, chez un gentilhomme prussien, lieutenant-colonel au service de la France. La perte d’une pension du roi, et le remboursement en assignats sans valeur de tout le patrimoine de sa femme, le plongèrent en d’affreuses extrémités. Suivre, soulager ses maîtres proscrits et fugitifs, n’était que les prémices du dévouement qu’elle poussa jusqu’à l’héroïsme. Les rigueurs de la révolution les précipitèrent dans les cachots de la terreur. Cette brave fille obtint d’y être enfermée avec eux ; et quiconque se souvient des cruautés iniques de cette époque sait qu’elle risquait alors le sacrifice de sa tête. Le 9 thermidor la sauva. Les chagrins usèrent la vie des innocents incarcérés dont elle se rendit la providence ; et leur fille, mademoiselle de Bodelshwig, restée auprès d’elle, ne conserve d’autre appui que la compagnie de sa vieillesse vénérable.
Le département de la Corse invoque l’un des prix de Montyon en faveur de Marie-Pauline LAMBERTI, qu’on a vue dans les murs de Bastia s’engager, à peine nubile, au pénible devoir de combattre l’adversité de la maison à laquelle son bon cœur la retint 16 ans attachée. Ce long espace de temps ne fut qu’une suite non interrompue de luttes contre tous les obstacles au bien qu’elle voulait faire. Jeune, active, forte, constante et fière, elle se multiplia pour suffire à tous les métiers, sans s’avilir. Tour à tour servante, ouvrière, blanchisseuse, garde-malade et mendiante pour le compte de son maître et de sa maîtresse, rien ne rebutait sa persévérance, ni les affronts par lesquels la faiblesse misérable se sent humiliée, ni l’aspect effrayant de la démence dans laquelle tomba le maître qu’elle chérissait. Trop jolie pour ne pas redouter la provocation outrageante des désirs qu’excitait sa beauté, tantôt elle allait puiser l’eau des puits qu’elle vendait aux ménages voisins; tantôt elle lavait le linge au bord des fontaines publiques ; et la chasteté de cette Nausicaa populaire repoussait décemment les plus vives attaques des passagers : souvent elle quêtait de porte en porte, et sa pudeur affermie ne rougissait pas des duretés méprisantes, des refus insultants et des séductions tentatrices que dédaignait son honnêteté. Elle tendait la main sans en être confuse ; car le ciel, qui dirigeait ses pieuses démarches, savait à qui les aumônes qu’on lui donnait étaient secrètement réservées. Ne pouvant néanmoins résister à ses fatigues et satisfaire aux dépenses des médicaments qu’exigeait la maladie de sa maîtresse, elle la fit admettre dans un hospice. Alors elle se plaça chez de nouveaux maîtres ; mais elle passait chaque nuit à veiller près de sa malade bien-aimée, et, se résignant à ne manger que du pain, lui portait les aliments qu’on lui accordait. Les chers objets de ses soins sont morts l’un après l’autre, et sa générosité, qui leur a survécu, prolongeant les marques de sa tendresse, a payé les frais de leur inhumation et acquitté même les dettes qu’avait laissées leur indigence.
Le département de la Seine nous offre un modèle de vertu non moins recommandable dans Thérèse-Françoise HATON, couturière, dont un ecclésiastique paya longtemps l’apprentissage à mademoiselle Vaflard, chez laquelle sa bonté l’avait placée. Trente-cinq années de travail, de veilles assidues et d’abandon de ses profits personnels pour faire subsister sa maîtresse, pour guérir ses longues maladies sans cesse renouvelées, et pour satisfaire sur ses propres deniers aux petites créances qui trouvèrent cette femme insolvable après son décès : voilà le titre éminent qui l’élève à l’un des premiers degrés dans ce concours. Ici, ce n’est point une servante salariée, mais une ouvrière indépendante, payant elle-même une pension lucrative, qui se dévoue entièrement ainsi que les plus vertueuses domestiques. Toutefois l’analogie de sa conduite avec la leur rapproche ces sortes d’actions par une heureuse conformité. Quoi de plus instructif que rémunération de ces beaux traits pour la moralité des apprentis et des serviteurs mais aussi, quoi de plus propre à réagir sur les mœurs des maîtres, à leur enseigner la bonté, à leur apprendre que ces témoins de tous leurs pas, ces agents de toutes leurs affaires, ces confidents indispensables de tous les détails de leur vie, ne sont ni des instruments de la cupidité industrielle, ni les esclaves des caprices de l’orgueil ! O vous, qui vous plaignez tant des indiscrétions, des infidélités, des dérèglements dispendieux et du secret espionnage des gens qui vous servent, bénissez, applaudissez ces modèles de la probité domestique. Leur conduite pure élève leur condition à la noblesse des classes supérieures, grâce à ces hauts désintéressements qui garantissent la sûreté de vos maisons et votre économie intérieure et journalière. L’émulation qu’ils inspirent devient profitable à la société tout entière. Songez que des serviteurs capables de si grands dévouements à leurs maîtres tombés dans l’infortune n’honorent pas moins ceux qu’ils ont servis qu’eux-mêmes on présume ce que furent ceux-ci par ce qu’ont été ceux-là. Méritez donc tous à l’envi, par vos habitudes douces et humaines au temps de votre bonheur, d’avoir des domestiques si compatissants aux jours de vos revers.
L’Académie, profondément convaincue de l’utile influence qu’exercent de pareils actes, attestés authentiquement, décerne à chacune des cinq personnes qu’ils glorifient un prix égal de 1,000 francs.
Essayons maintenant de vous développer une autre série importante des effets de la pitié parmi les indigents enclins à s’entre-secourir. Tâchons de vous ouvrir leurs tristes asiles ; tâchons de vous faire descendre au fond de leurs cabanes délabrées ne reculez pas à leur abord. Montez au haut de leurs greniers à peine fermés au vent et aux pluies. Approchez-vous du chevet de ces lits de douleur, de ces grabats que partage la charité que votre pensée m’y suive; qu’elle s’étonne d’y voir des êtres consumer leur vie à faire le bien, en des lieux que vos délicatesses frémiraient d’habiter une heure.
Vous verrez dans ce coin resserré, peut-être insalubre, une déplorable demoiselle, actuellement âgée de soixante-sept ans, et depuis dix-huit ans valétudinaire. La vieille dame qui l’a recueillie, couchée, nourrie en sa propre chambre, l’assiste jour et nuit. Est-elle sa parente, sa domestique, sa garde ? Non ; ce n’est que la surveillante volontaire d’une étrangère qu’elle appelle aujourd’hui tendrement sa seule compagne. Possède-t-elle quelque revenu dont elle puisse, lui faire part ? Non ; car elle-même ne vivait que du travail de ses mains ; et, pour ne pas se séparer d’une languissante créature sans espoir et sans avantage temporel sur la terre, elle a prodigué le lucre de son petit négoce, vendu ses meubles, ses vêtements, pièce à pièce, et s’est réduite au besoin d’implorer la commisération publique autant pour elle que pour sa misérable amie. Déjà, sans doute, vous êtes impatients d’entendre le nom et de connaître le lieu de la naissance d’une si digne femme ? Eh bien c’est Marie-Catherine MÉZIÈRES, veuve du sieur BARRÉ, objet des désignations du département du Loiret.
Pénétrez sur nos traces dans cet autre séjour d’une détresse égale et d’une égale abnégation secourable. Là gémit depuis treize ans une demoiselle pauvre et tourmentée de douleurs rhumatismales. Madame JACOB, Chartotte-Perrine-Geneviève, née à Mortagne, dans le Perche, et demeurant à Paris, pleurait la mort d’une sœur, objet de ses tendres soins, quand elle rencontra dans son voisinage cette inconnue qui pleurait la perte d’une mère. Le rapport de leur situation douloureuse les unit ensemble. Madame Jacob, appauvrie, affaiblie, n’envisagea point la pauvreté, la débilité souffrante de l’infortunée à laquelle son ardente charité, ses religieux sentiments l’associèrent à jamais. À toutes les assiduités, à tous les sacrifices pécuniaires que son état exigeait, se joint l’horrible nécessite de panser trois fois par jour un cancer qui lui dévore le sein, et d’entendre sans cesse les cris déchirants que jette cette amie, dont son courage dispute à la mort la frêle existence. Qui de vous n’est frappé de surprise en contemplant la patience, l’énergie, la persévérance de ces martyres de la compassion ? Attirante sympathie qui leur fait surmonter les dégoûts et l’aspect des crises convulsives qui triomphe de la répulsion des sens, et qui, sans doute, leur dérobe ce que le mal des victimes qu’elles sauvent a d’infect et de hideux sous le charme des seuls regards de la reconnaissance empreinte sur leur visage.
Regardez d’un autre côté, dans la ville de Paris, l’infatigable Émilie-Douchain LETEIGNEUX, épouse d’un honnête tonnelier, mère de quatre enfants, active consolatrice des affligés de son quartier, tutrice d’une orpheline qu’elle élève à ses frais depuis quinze ans, gardienne d’un aliéné qui menaçait une mère de ses fureurs, et que sa douceur a pu seule réprimer, toujours prête à se transporter dans les demeures où son humanité, sa piété, peuvent guérir les corps ou les âmes. Le hasard présente sur son passage une prostituée, qu’elle croit, au premier coup d’œil, avoir connue en son enfance jalouse de la retirer des réceptacles de la corruption et de la débauche, elle ose l’y chercher elle l’exhorte à se repentir ses efforts échouent sur cette aventurière, mais sa voix émeut une des jeunes compagnes de son égarement celle-ci la suit, et rentre avec soumission dans les voies de la décence et des mœurs. Ainsi les instructions de la vertu ont germé. Madame Leteigneux continue sans relâche à répandre ses préceptes sauveurs et à multiplier ses procédés généreux. Son mari la seconde par ses travaux ; et l’épuisement de leurs ressources et de leur santé borne seul enfin le cours de leurs bienfaits.
La bonté du cœur ne s’arrête pas au bien qu’elle inspire à ceux qui en sont doués, mais se perpétue dans les familles. La conduite de Bourdet et de ses trois sœurs offre la preuve de cette vérité.
BOURDET, né à Mantes, dans le département de Seine-et-Oise, n’est qu’un simple pêcheur. Ses sœurs sont lessivières et repasseuses leur mère avait été nourrice d’une fille de qui le père lui paya la modique pension tant qu’il vécut ; mais sa veuve abandonna cette enfant, et refusa de subvenir à son entretien. L’inconduite de cette femme, plus dénaturée qu’une marâtre, lui préférant une sœur aînée, complice de ses désordres, la réduisit à périr elle-même à l’hôpital. La cadette délaissée fut adoptée par sa nourrice et les enfants de celle-ci se promirent de la conserver auprès d’eux quand cette vertueuse paysanne mourut. Nous apprenons que la délicate orpheline s’efforça de s’acquitter, par ses labeurs à l’aiguille et au fuseau, envers sa famille adoptive, que sa vue s’affaiblit, qu’elle tenta de les débarrasser de leur surcharge en les fuyant, et qu’un délire dont le principe était louable la poussait à terminer sa vie. Actuellement aveugle, et tombée dans le marasme, elle traîne ses langueurs dans l’habitation de Bourdet et de ses sœurs, qui surveillent son désespoir et ses défaillances.
Peut-être on sentira combien il est difficile de soustraire le dénombrement de vertus à peu près rivales à la monotonie qui pourrait affaiblir l’intérêt de leur panégyrique. Néanmoins, oserions-nous omettre un seul des actes dignes d’être cités, et dont le récit enchaînera l’attention de votre assemblée ? Plusieurs vous paraîtront rehaussés par leurs caractères distinctifs. Il est rare, vous le savez tous, que les habitudes militaires inspirent un autre zèle que celui de l’honneur et de la bravoure cette fermeté, ce mépris de la vie, qu’elles donnent au soldat, l’endurcit quelquefois sur les calamités ordinaires, et l’affranchit de l’exercice des résignations circonscrites dans les foyers. Les élans de la force l’emportent à de nobles périls plutôt qu’ils ne le soumettent aux patientes commisérations. Cependant le département de la Haute-Saône recommande le beau-frère de FROUX, petit marchand de toile, de qui la femme ne survécut que trois semaines à son mari. Son allié, le brave Philippe-Ferdinand-Joseph TAINE, simple gendarme de la brigade de Rioz, chargé lui-même de six enfants en bas âge, n’ayant d’autres moyens que sa solde et une faible rente de cent francs, ne craignit pas d’accroître sa pénurie et de devenir le père des quatre orphelins, ses collatéraux indirects. À force d’industrie et d’épargnes, il parvint à nourrir et à élever cette double et nombreuse famille. Deux de ses filles adoptives sont déjà couturières et lingères il espère successivement pourvoir d’un état ses autres enfants, restés encore à sa charge. Joseph Taine n’a pas ralenti ses ponctuels et loyaux services en s’imposant un tel surcroît d’activité. Le charitable héroïsme de ce gendarme donne un bel exemple au corps de la gendarmerie car, tandis qu’on outrepassa parfois les rigueurs de la discipline pour exécuter des mesures abusivement cruelles, lui, fidèlement soumis à la loi de l’humanité, se sacrifiait sans réserve au devoir de secourir le malheur et la faiblesse. C’était ennoblir les règles de l’obéissance.
Achevons de remplir notre tâche avec exactitude arrivons aux faits suivants ils vous intéresseront encore.
Dans les enclos de la commune de Bussy-Saint-Martin, au département de Seine-et-Marne, cinquante perches de terre sont récemment ensemencées; une petite chaumière est réparée et par quelle faveur tutélaire ? Par la libéralité de S. A. R. monseigneur le duc d’Angoulême, touché des vertus et de l’indigence de Marie-Alexandrine AVALE, femme GOUJON. Elle n’a d’autre propriété que ce champ et cette chaumière. Comment son malheur lui permet-il d’assister des malheureux qui lui ressemblent ? Comment en trouve-t-elle le moyen ? En se retranchant pour eux jusqu’au nécessaire. Lui persuaderions-nous qu’il faut être riche pour aider les pauvres et pourvoir aux besoins des malades ? Elle nous confondrait par ses charités actives au lit des souffrants, et par l’ardeur fructueuse de ses quêtes destinées à leur soulagement, et même à les ensevelir. Son mari lui a laissé douze enfants qu’elle élève ; elle allaita de plus douze nourrissons, dont pas un n’a péri dans ses mains. Combien votre étonnement va s’accroître, quand nous vous dirons qu’elle accorda l’hospitalité dans sa cabane à une femme octogénaire, ruinée, moins accablée de ses ans que de ses maux affreux ; et qu’elle a reçu cette infirme en s’écriant « C’est un treizième enfant que Dieu m’envoie, je ferai mon devoir. »
Parmi les renseignements que nous a fournis le curé de Bussy-Saint-Martin, on remarque le portrait de cette femme, n’ayant encore que trente-cinq ans, d’une complexion robuste, et douée d’une âme énergique et sereine. Ce digne prêtre semble avoir eu peur de nuire à son éloge en l’exagérant. Il n’ose rattacher sa vertu à la hauteur de la piété dont elle est animée, mais dont sa simplicité, dit-il, est loin de comprendre les sublimes doctrines; et, comme s’il s’était défié des idées philosophiques en opposition avec les idées religieuses, il attribue principalement la source de ses actes si tendrement humains à la bonté naturelle du cœur de sa paroissienne. Ce sincère curé nous atteste en lui-même, par ces précautions, une spirituelle tolérance.
En effet, tout s’explique par le sentiment de la compassion, expansive faculté, la plus éminemment caractéristique de nos êtres : la nature ne donna qu’à nos cœurs l’attendrissement et l’effusion des larmes. La brute souffre isolément ; l’homme souffre des souffrances de ses semblables, et même de celles des animaux privés de cette pitié qui témoigne la supériorité de l’espèce humaine ce sentiment est la meilleure partie de nous-mêmes.
L’Académie française décerne à chacune des six personnes dont nous venons de résumer les belles actions, un prix égal de la valeur de 1,000 francs.
La douce ardeur de la compassion est de tous les âges et la vieillesse ne l’use point dans nos âmes. Elle éclate encore, dans celle d’Anne-Justine PAULARD, aujourd’hui veuve PIJONNAT, septuagénaire, et cachant son dénûment absolu sous un hangar voisin de l’arc triomphal de l’Étoile. Son unique ressource consiste en un salaire mensuel de 15 francs, qu’on lui accorde pour le balayage de l’atelier des épures environnantes. Demandez à la foule des oisifs qui promènent leur luxe et leur élégance en des chars légers et brillants, si leur regard aperçut, derrière les plâtras d’une vaste corniche et sous des arbres écartés, une baraque mal abritée des intempéries par un toit et des clôtures en planches. Peut-être eussent-ils détourné leur vue dédaigneuse et blessée loin du seuil d’un si misérable réduit. Leur frivolité n’en eût pas secouru la pauvre habitante du superflu de leur bourse. C’est pourtant de là qu’elle entrevit dans un coin un vieillard couché sur des copeaux, faute d’un autre lit, et manquant de pain. Mais ce vieillard fut le compagnon de l’époux que regrette son veuvage. Elle se souvient qu’à l’époque où son mari, ouvrier jadis employé, à Versailles, aux constructions des palais royaux, perdit la pension qu’il tenait de Louis XVI, ce même homme déjà vieux fournissait quelque argent à son malheureux ménage. Les infirmités et le poids de soixante-dix-neuf ans l’abattent. Alors la veuve Pijonnat se sent au large dans l’étroite baraque où elle vit retirée depuis vingt ans elle en partage l’emplacement avec l’octogénaire qu’elle fait coucher sous son hangar. De la paille, des flocons de filasse arrachée à des cordes usées lui forment un matelas ; des lambeaux de toiles et de grossiers tissus de laine lui servent de couvertures enfin la pauvre septuagénaire donne à son hôte octogénaire le vivre, le couvert, et un lit. Tous deux subsistent à l’aide du peu qu’ils obtiennent l’un pour l’autre ils respirent l’un pour l’autre, et dorment tour à tour en paix, veillés de jour et de nuit l’un par l’autre. Dans son extrême indigence, la veuve Pijonnat conserve une gaîté franche que la vertu seule peut inspirer, humeur puisée dans le contentement de soi-même. Écoutez-la répondre à ceux qui lui demandent pourquoi sa faiblesse prend soin d’un vieillard caduc : — « Sans moi, ne mourrait-il pas de faim ? et puis-je oublier ce qu’il a fait pour mon mari ? » Ainsi donc la mémoire de son attachement conjugal redouble le sentiment de sa charité.
L’Académie décerne à la vertueuse veuve Pijonnat un prix de la valeur de 600 francs.
Sans doute vous aurez remarqué, Messieurs, que l’honneur de la plupart des belles actions éumérées en ce rapport appartient aux femmes car, si nous comptons les trois sœurs de Bourdet, nous vous en avons déjà signalé dix-huit, et nous vous parlerons bientôt de la dix-neuvième. Je ne renouvellerai pas ce que de doctes et judicieux orateurs, qui m’ont devancé dans la fonction que je remplis, ont exprimé plus éloquemment que je ne saurais le faire. Il me suffit d’arrêter votre pensée sur les faits, pour vous convaincre que si le plus souvent les hommes, doués d’une mâle vigueur, épuisent avec un éclat en un moment d’héroïsme l’abondante énergie de leur courage et de leur magnanimité, les femmes, susceptibles parfois des mêmes transports, mais moins fortes, et trouvant moins d’occasions de manifester leur grandeur d’âme, épanchent la vive sensibilité qui leur est naturelle dans une continuité de nobles et touchants sacrifices. L’éloge de leur humanité profonde ne coûterait pas le moindre trouble à la modestie, attribut gracieux de leur sexe, puisqu’il ne serait point dicté par cette vaine galanterie, dont le ton flatteur ne sied pas à la gravité du corps académique, mais qu’à leur égard, il ne serait que le langage exact de la justice.
En désire-t-on une nouvelle preuve ? Voici les titres éclatants de Marie MALFRET, du département du Rhône. Cette seule femme a réuni, dans l’exercice continu de sa suprême bonté, le complément des qualités diverses que nous avons séparément louées, et dont elle offre l’ensemble exemplaire.
Entrée, à dix-huit ans, au service de monsieur et de madame Audouard, riches propriétaires, tenant un rang honorable dans la ville de Saint-Étienne, Marie Malfret n’a pas cessé durant trente-sept années de rester avec leur famille. Ses maîtres, dépouillés de leurs biens par des faillites inopinées, par des spoliations révolutionnaires, ne peuvent plus acquitter ses gages : elle s’immole gratuitement à leur utilité. M. Audouard, atteint d’un arrêt prescripteur, est incarcéré dans les murs de Lyon. Elle dérobe ses papiers à la saisie, afin de les lui rendre au sortir de sa captivité. Eh ! dans quel temps ose-t-elle les soustraire aux recherches ? Alors que les titres patrimoniaux enrichissaient les fauteurs d’une criminelle confiscation ; alors que les correspondances exposaient les opinions justement réfractaires à des châtiments mortels ; que l’imposture magistrale de tribunaux, théâtres d’une juridique hypocrisie, légalisait les attentats à la propriété par la condamnation capitale des propriétaires, et que des décrets faussement intitulés lois nationales dotaient les dénonciateurs de la moitié des dépouilles de leurs victimes. En ces terribles jours, où la vertu risquait tant à se montrer complice des fidélités punies, elle ne hasardait pas moins que sa vie. Tel fut son premier dévouement, en sa condition de domestique.
M. Audouard succomba bientôt à ses chagrins, et n’expira qu’après lui avoir recommandé de prendre soin de sa femme et de ses dix enfants encore jeunes, Sa veuve, enceinte de trois mois, le suivit dans la tombe, où l’entraînèrent ses afflictions et l’enfantement de deux jumeaux. Désormais, Marie Malfret, exécutrice d’un legs plus pesant que le noble testament d’Eudamidas, devient la mère des douze orphelins apauvris dont ses maîtres l’ont chargée en leurs derniers adieux. Elle consume à leur profit les économies qu’elle avait faites elle se dépouille de tout ce qu’elle a ; elle vend une chaîne de prix, quelques bijoux qui lui étaient chers, afin de pourvoir à la nourriture, à l’éducation, à l’établissement même de toute cette famille, qui lui fût devenue étrangère, si son cœur, plein des souvenirs d’une amitié sacrée, ne l’avait instituée leur tutrice maternelle.
L’Académie, pénétrée d’admiration pour une si longue suite de beaux faits, que rehausse toujours une modestie soigneuse de les cacher, décerne en hommage à la demoiselle Marie Malfret un prix de 2,000 francs.
Ainsi la totalité des distributions du revenu des fonds placés pour satisfaire aux volontés de M. de Montyon, absorbe la somme de 16,000 francs somme que l’Académie eût voulu pouvoir remettre tout entière à chacune des personnes auxquelles sa justice l’a répartie, afin de ne porter aucun dommage à leurs mérites contre-balancés. Mais le poids de l’or ne se proportionne point à l’inappréciable valeur du désintéressement et de la longanimité dans le bien. Les témoignages de la reconnaissance publique ne leur sont pas même des récompenses suffisantes. Dieu seul, dans le sanctuaire mystérieux de la conscience, acquitte en secret les dettes que l’humanité contracte avec la vertu. Consacrons par nos respects ces actes désintéressés, partout si rares, ces dévouements extraordinaires que nulle vanité, nul désir de renommée ne produit, ces sacrifices pénibles que nul espoir de dédommagement ne compense. Puissions-nous graver dans la mémoire l’illustration de ces pauvres, n’agissant que par une bonté simple et sans apparat, ne se doutant pas que leur nom puisse jamais faire aucun bruit, et que pourtant l’organe qui le prononce, dans cette solennité, ne pourrait s’empêcher, tant notre faiblesse leur est peu comparable ! de se glorifier un peu d’avoir été choisi pour leur prêter sa voix. À leur gloire s’associera perpétuellement celle de leur rémunérateur. Certes, en attribuant aux Académies de l’Institut de France l’honneur d’être les arbitres des découvertes savantes, les plus applicables à la salubrité des ateliers du labeur, des ouvrages les plus utiles aux mœurs, et des actes les plus exemplaires, le mémorable Montyon témoigna, par un si bel hommage, qu’il avait su comprendre la dignité de notre Compagnie, dont les travaux n’ont, en effet, pour origine et pour fin, que les intérêts généraux de la morale, inspirée par les bons écrits, et de la vertu, pratiquée par les bonnes actions.