Feuilleter une revue féminine ne m’arrive que fort rarement je dois l’avouer mais pas forcément avec déplaisir. L’occasion m’en fut récemment donnée lorsque l’une d’entre elles se trouva entre mes mains. Admirer au fil des pages de jolis minois, de longues silhouettes plus ou moins vêtues ne peut laisser indifférent celui dont le genre est bien ancré dans son sexe. Pour l’homme, pénétrer l’univers féminin s’assortit toujours d’une curiosité que depuis l’adolescence il entretient. Il y retrouve peut-être même cette fraîcheur de l’enfance en tournant les pages d’une revue qui n’est pas écrite pour lui et le porte à rêver. Pas écrite, certes, pour lui, mais recélant peut-être quelque révélation qui le lui ferait mieux comprendre. Certes il me fut assez difficile d’en découvrir le sommaire au milieu de tant de pages publicitaires mais enfin j’y parvins. Le consultant, il me fallut quelques secondes pour comprendre qu’il s’agissait bien d’un hebdomadaire français, devant la foison de titres anglais qui m’étaient proposés. Mais pas seulement. Car les textes qui les suivaient me firent douter de ma capacité d’en partager le suc promis. Que signifiait donc ce « making of » (page 58) doublé d’un « shooting d’exception » marqué d’une « karly touch » (je crois comprendre que cela fait allusion à une star préférée) ? même si je me rassurais de ce qu’en page 68 un « dolce glamour » m’était promis, de même qu’en page 70 des « New York stories » dont les images qu’elles évoquaient m’étaient plutôt agréables : illusion d’une lecture assurée, qu’un bréviaire ségrégationniste troublant allait rapidement mettre en pièces alors qu’un « sporty chic », un « mix d’énergie », une « fashion week », une « solaire fashion » ne conféraient qu’aux seules initiées l’avantage de le comprendre, lesquelles paraissant même ne pas craindre la terrible et coûteuse « addiction fashion » (page 94), autant que j’aie pu le deviner. Le « mix madame » (forme clinique sans doute du « mix d’énergie », ou l’inverse) leur était gracieusement conseillé, de même que le « design arty ». Ainsi désarçonné par ma consternante ignorance, j’ai failli manquer les « shoes in the city » au risque de ne savoir comment acheter pour mon épouse les chaussures à la mode aux talons démesurés. Mais c’était sans compter (page 92) sur « Star and Style » et son « Look graphique ». Il m’y était conseillé de ne pas manquer page 100 une « success story » promise qui, celle-là, ne semblait pas new-yorkaise. Devenu perplexe et atteint soudainement d’illettrisme, devais-je comprendre que le magistral « Nothing is like the original » concernait sur un beau placard publicitaire la nature pulpeuse d’une fesse ou son vêtement ?
Mais foin des légèretés. En page 104, « Business madam » me promettait enfin de sérieuses informations, du moins si j’en assurais une traduction correcte. J’eus du mal à comprendre ce que « queen of taupe », « East meets West », « princesse arty » (voir plus haut) y signifiaient. Mais heureusement il me fut plus facile de décoder cette suite de promesses que le sommaire annonçait : « Dress code », « Mode news », « Mode web », « Beauty News », assorti d’un « swinging twiggy » (?), « Beauty code », « Beauty routine », « Beauty expert »… tout cela digne d’un « c’est culte » avant d’atteindre page 150 l’annonce d’une « clothing collection », doublée d’une « fashion sphère » où le « lifestyle cuisine » me parut pour les « food addicts » du plus grand intérêt. Si j’ai compris qu’on pouvait par ailleurs « bouster » la collection j’ai moins compris, quoique médecin, ce que signifiaient les « power plaies » que certains thérapeutes de talent savent guérir, holistiquement s’entend. Fatigué, on m’a offert la possibilité de trouver parmi les « best of » de la semaine ce que je crois être un hôtel intitulé « The place to sleep », complément sans doute d’un cours d’anglais appris dans la semaine. Et si j’étais tenté par la culture, une « Exhibition » m’était offerte, ce qui en bon français s’appelle une exposition et me rappelle le danger des faux amis dont voulait me protéger mon cher professeur d’anglais.
Ouf ! les mots croisés étaient en français, de même que l’horoscope, ce qui me rassura. Ainsi que d’ailleurs les quelques très bons articles qui après 150 pages de mode terminaient cette revue qui, contrairement à ce que l’on pourrait croire, n’est pas un pastiche, mais une authentique revue féminine de grande diffusion parmi beaucoup d’autres s’alignant sur le même discutable et infantile parti : celui de donner l’illusion à leurs lectrices – à travers ces expressions anglaises bâtardes –qu’elles partagent une langue dont pour la plupart elles ignorent tout. En quelque sorte affirmer ainsi une modernité qu’elles sont censées piloter et dont ce triste sabir est le support.
N’est-il pas étrange que la Mode, l’Art de vivre, si intimement liés à notre histoire, ne sachent pas profiter de l’extraordinaire variété des expressions françaises que les siècles ont ciselées pour définir cette exquise façon d’être que les femmes partagent, autant pour se plaire à elles-mêmes qu’à ceux qu’elles rencontrent ?
Professeur Yves Pouliquen
de l’Académie française