À l’article « Anguille », dans sa première édition (1694), le Dictionnaire de l’Académie donne l’exemple suivant : « Il ressemble l’anguille de Melun, il crie avant qu’on l’ecorche, pour dire, Il a peur sans sujet. »
L’expression figure en effet dans le Gargantua de Rabelais. Picrochole répond à un personnage toujours en train de se plaindre : « Vous semblez les anguilles de Melun, vous criez desvant qu’on vous escorche ! » Elle est probablement plus ancienne. Littré la reprend, en ajoutant sobrement « les anguilles de Melun, non plus qu’aucune autre, ne criant avant qu’on les écorche » ; et il propose l’explication qui fait loi depuis le milieu du xviie siècle. En 1656 en effet, dans son Étymologie ou explication des proverbes françois, par chapitres en forme de dialogue (1656), Fleury de Bellingen suggère une confusion venue du Moyen Âge. Dans la ville de Melun, un certain Languille devait dans un mystère jouer le rôle de saint Barthélemy, qui mourut écorché vif. À la grande joie des assistants, il fut pris de terreur et poussa les hauts cris à la vue du couteau. Par la suite, on eut vite fait d’oublier l’acteur qui s’était trop bien identifié à son rôle.
Avouons que c’est un drôle de hasard de s’appeler « Languille » quand on doit jouer le rôle d’un écorché ! C’est même si bizarre qu’on doit trouver une explication à l’explication elle-même : pourquoi un certain Languille a-t-il été choisi pour ce rôle ?
Parce qu’il y a un lien entre l’anguille et saint Barthélemy : la fête de saint Barthélemy a lieu le 24 août – date devenue tristement célèbre par le massacre des protestants en 1572. C’était au Moyen Âge le début de l’automne : or le début de l’automne est le début de la pêche à l’anguille.
Moment très important à Melun, dont les anguilles étaient réputées depuis le haut Moyen Âge. On en trouvait en abondance autour des nombreux « moulins pendants » établis alors sur les ponts de la ville. Les rois de France avaient octroyé aux maîtres pêcheurs de la ville de Melun le privilège de pêcher dans la Seine « depuis le lieu de la Pierre de Seyne, près Montereau, jusques au lieu appelé l’Escolle, attenant Sainte Assise, au dessous du dit Melun ». Chaque année, le premier mai, les membres de la confrérie des pêcheurs de Melun et des environs se rendent donc au carrefour de la Table du Roi, en forêt de Fontainebleau, pour payer leur taxe. L’abolition des privilèges, le 4 août 1789, provoque une protestation locale, que traduit un pamphlet plaisant où les Anguilles de Melun, « convoquées et assemblées sous le pont de cette ville, lieu accoutumé de leur assemblée », demandent au législateur de continuer à protéger les droits de pêche qui seront définitivement supprimés en juillet 1793.
Les corporations de pêcheurs avaient donc probablement choisi de célébrer cette date par une fête, ou un mystère, autour de la figure du saint du jour, le saint des Écorchés, Barthélemy, toujours montré tenant sa peau dans la main gauche.
Saint Barthélemy est un des douze apôtres, et l’un des moins connus car il n’a pas laissé de traces écrites. Son nom est d’origine araméenne, « bar Talmay », qui signifie « fils de Talmay » ou « fils de celui qui suspend les eaux ». Selon Jacques de Voragine, il existe plusieurs versions de son martyre : on dit qu’il fut écorché par le roi Astyage, « pour le punir d’avoir converti son frère », d’autres affirment qu’il fut crucifié, ensuite descendu de la croix puis écorché, et enfin qu’il eut la tête tranchée.
Ce qui est sûr, c’est qu’il est toujours représenté avec sa peau, et un couteau. Ainsi dans une niche de la basilique de Saint-Jean-de-Latran, à Rome, au milieu des douze apôtres : la statue est l’œuvre d’un contemporain de Borromini. Ou dans le Jugement dernier de Michel-Ange, au plafond de la chapelle Sixtine : il tient dans la main gauche sa propre peau dont le visage a les traits du peintre. On pourra gloser sans fin sur les raisons de cet étrange autoportrait.
On ne s’étonnera donc pas que saint Barthélemy soit le patron des tanneurs, corroyeurs et travailleurs du cuir. Et qu’il ait pu être fêté par les pêcheurs d’anguille ! Parce qu’il « suspend les eaux », parce qu’il se présente en écorché. À Melun, son nom est donné à une église, et une rue le rappelle. Et comme au Moyen Âge on adore les jeux de mots, il n’est pas impossible que, pour la représentation d’un Mystère de saint Barthélemy, on ait demandé à un certain « Languille » de jouer son rôle.
Que la « puissance du signifiant » lui ait fait jeter les hauts cris est une autre histoire.
On remarquera que l’anguille figure dans de nombreuses expressions figurées et proverbes. Comme « à grant pescheur eschappe anguille » ou « écorche l’anguille quand tu l’auras pêchée », variante de « vendre la peau de l’ours » où se fait jour souvent l’idée d’une tromperie, ou d’un double jeu. Ainsi dans la plus usitée, qui est évidemment : « il y a quelque anguille sous roche », au sens de « il se trame quelque intrigue », attestée elle aussi chez Rabelais dans Pantagruel en 1532. Elle semblerait résulter d’une vérité d’expérience : les anguilles se tapissent dans le fond des rivières car elles craignent la lumière. Mais Pierre Guiraud, dans Les locutions françaises, y voit plutôt un jeu de mots entre l’anguille et l’ancien verbe « guiller ». Il y en a du reste deux : le premier désigne la fermentation de la bière qui fait surgir des bulles mousseuses, d’où le sens de se glisser, se faufiler, être insaisissable. Mais il existe un autre verbe « guiller », du francique wigila (« ruse, astuce »), qui signifie tromper, et qui n’est plus usité que dans ce proverbe : « Tel croit guiller Guillot que Guillot guille. »
C’est par un jeu sur les mots, et une allusion à la peau visqueuse de l’animal, que l’anguille a pu devenir le symbole de la perfidie, de la tromperie, de la fourberie. Dire de quelqu’un « c’est une anguille » le désigne à la méfiance, voire au mépris : on ne sait par où le saisir, il n’offre pas de prise. Et « tirer l’anguille par la queue » signifie « n’avoir rien d’assuré, être dans l’incertitude de quelque entreprise ». Ce qui aide peut-être à éclairer le sens d’une expression voisine : « tirer le diable par la queue », au sens d’être dans une si grande difficulté qu’on a recours aux pires moyens, aux moins assurés, voire aux plus risqués. Quoi de plus glissant, de plus fourbe que le diable ?
Alors, ces « anguilles de Melun » qui crient « avant qu’on les écorche » ? La légendaire « fourberie » de l’anguille n’explique pas tout.
L’absurdité de la chose a donc fait proposer très tôt une explication.
Cela nous donne l’occasion de parler de saint Barthélemy,
On se souviendra aussi que son nom est attaché à l’une des journées les plus sanglantes de l’histoire de France : la Saint-Barthélemy, le 24 août 1572, où périrent à Paris plusieurs milliers de protestants...
Et on s’amusera peut-être d’apprendre en guise de conclusion que le petit village de Saint-Barthélemy, à l’embouchure de l’Adour, est renommé par la quantité des espèces aquatiques qui prospèrent dans le fleuve : notamment des lamproies, des aloses et des anguilles.
Danièle Sallenave
de l’Académie française