L’idée de ce bloc-notes m’est venue lors de ma toute première participation aux travaux de l’Académie française.
La mission des « quarante » n’est-elle pas d’établir la nouvelle édition du Dictionnaire – en l’occurrence, la neuvième – en s’appuyant sur les précédentes et en les modifiant en fonction de l’évolution des usages, des techniques et des mœurs ? Je me suis aussitôt demandé quelle avait pu être, pour les académiciens des temps passés, la signification de certains mots qui nous paraissent emblématiques de notre époque, alors qu’ils existaient bien avant nous, et qu’ils avaient forcément leurs emplois et leurs définitions.
« Écran », par exemple. Nous avons aujourd’hui l’habitude de voir des écrans partout – sur les téléviseurs, les ordinateurs, les téléphones portables, les instruments de mesure, les livres électroniques, etc. Mais que pouvait bien évoquer ce mot pour les vénérables ancêtres qui ont établi la première édition, à la fin du XVIIe siècle ?
À l’époque, on l’orthographiait « escran » et on le définissait comme une « sorte de meuble dont on se sert l’hiver pour se parer de la chaleur du feu ». Suivaient, en italique, quelques expressions contenant ce mot : « Escran qui est monté sur un pied, & qui se hausse & se baisse. Escran qu’on tient à la main. Prenez un escran pour ne vous pas brusler le visage. Il se mit devant ma chaise pour me servir d’escran. »
C’est seulement dans la troisième édition du Dictionnaire, publiée en 1740, que disparaît de ce mot, comme de beaucoup d’autres, le « s » muet- « escole », « estang », « estoile », « beste » devenant « école », « étang », « étoile », « bête ». Mais la définition de l’écran ne varie guère. On la retrouve quasi identique dans les éditions suivantes. Et si, dans la huitième, achevée en 1935, l’article consacré à ce mot est bien plus détaillé, le vieux sens y demeure prépondérant. Les premiers paragraphes disent :
« ÉCRAN. n. m. Dispositif servant à se protéger contre la chaleur d’un foyer. Il est formé, soit d’une pièce d’étoffe enroulée autour d’une lourde tige, placée sur une cheminée et qui, lorsqu’on la déroule, est maintenue et tendue par une tringle à son extrémité inférieure ; soit d’un châssis de bois tendu d’étoffe et monté sur pieds qu’on place devant une cheminée, un poêle, un radiateur, etc. Il se dit aussi d’une sorte d’éventail que l’on tient à la main pour le même objet. Il désigne encore, en termes d’arts, le cercle de bois recouvert de toile que le verrier place devant son visage quand il travaille au fourneau.
Il se dit aussi d’une toile blanche ou d’un papier tendu sur un châssis dont les dessinateurs et les graveurs se servent pour amortir l’éclat du jour.
C’est seulement dans les dernières lignes que l’on s’approche du sens qui prédomine de nos jours lorsqu’on parle d’écran :
Il se dit, en termes d’optique, de tout tableau sur lequel on fait projeter l’image d’un objet.
Il se dit, spécialement en termes de cinématographie, de la toile blanche sur laquelle on projette les films. »
Et il faudra attendre la neuvième édition, sur laquelle travaille l’Académie actuellement, pour voir l’article divisé en deux sections distinctes et d’égale longueur, la première traitant du sens traditionnel, celui d’un objet ou d’un dispositif servant de protection, la seconde s’intéressant à l’idée plus récente d’une surface de projection.
Il est vrai que l’ancienne acception du terme n’a pas du tout vieilli. On parle toujours d’un écran de fumée, d’un écran de verdure, voire d’écran total pour désigner une crème qui protège la peau contre les rayons du soleil. Des locutions telles que « faire écran » ou « servir d’écran » sont encore d’usage courant et coexistent dans notre discours avec des expressions plus récentes, comme « vedettes de l’écran », « porter un roman à l’écran » ou « crever l’écran ».
Pour nous, hommes et femmes du XXIe siècle, qui avons l’habitude de considérer nos multiples écrans comme des fenêtres sur le monde, il n’est pas inutile de rappeler que la signification première du mot n’est pas celle d’ouverture, ni de « lucarne », mais, tout au contraire, celle d’obstacle. Souvent même d’obstacle à la vision ou à la lumière.
On devine comment s’est produit le glissement de sens. Pour que nous puissions voir l’image diffusée par le projecteur du cinématographe, il faut que cette image ait été interceptée par un écran. Quelles que soient les techniques de projection, l’écran est toujours cet espace où les images venues de partout sont « détenues », en quelque sorte, pour que nous puissions les contempler à loisir.
Ce qui permet le mieux d’appréhender ce double sens du mot « écran », c’est l’idée de « barrière » ou de « frontière », c’est-à-dire d’un lieu où l’on s’arrête, où l’on est intercepté, mais également d’un lieu de traversée, de franchissement, de passage.
Une autre notion a suivi un parcours comparable : celle de « toile ». Présente dans le Dictionnaire depuis les origines, la toile a été « détournée », comme l’écran, par le cinéma puis par l’internet.
Dans la première édition du Dictionnaire, présentée solennellement à Louis XIV en 1694, « toile » est définie comme un « tissu de fils de lin ou de chanvre ». Diverses variétés sont alignées : « toile fine, déliée, toile claire, toile de ménage, toile de batiste, toile crue ou écrue, toile de Hollande, de Normandie, de Bretagne, etc. » Des expressions sont citées :
« ourdir de la toile, faire de la toile, il a tant de pièces de toile sur le métier... ». Ainsi que des proverbes et des dictons : « On dit Il a trop de caquet, il n’aura pas ma toile pour dire qu’on ne veut point avoir affaire avec de grands parleurs. On dit d’une affaire qui recommence toujours et ne finit point que C’est la toile de Pénélope. »
Deux définitions particulières méritent d’être signalées. La première est d’usage courant et sera reprise, pratiquement telle quelle, une édition après l’autre : « On appelle toile d’araignée une sorte de tissu que font les araignées avec des fils qu’elles tirent de leur ventre et qu’elles tendent pour prendre des mouches » ; la seconde se révèlera plus datée et sera, de ce fait, constamment amendée : « On appelle toile peinte une toile de coton qui vient des Indes et qui est imprimée de diverses couleurs. »
Ces mêmes explications reviendront dans les éditions ultérieures du Dictionnaire, avec quelques détails supplémentaires : « Toile de Hollande ou d’Hollande... » ; « Ordinairement, par toile peinte on entend une toile peinte aux Indes ou à la manière des Indes, avec des couleurs solides et durables. On imite aujourd’hui en France les toiles peintes des Indes et on y peint des toiles de chanvre et de lin comme celles de coton. » Et l’on trouve aussi dans la quatrième édition, publiée en 1762, un sens nouveau qui n’avait pas été signalé jusque-là :
« On appelle toile le rideau qui cache le théâtre. Quand la toile fut levée, on aperçut dans le fond du théâtre... ». L’exemple s’achève sur ces points de suspension.
La cinquième édition, qui date de 1798, comprend cette curiosité médicale : « On appelle toile de mai une toile qu’on enduit de beurre, principalement au mois de mai, et qui est excellente à appliquer sur un grand nombre de plaies. On l’appelait aussi toile de Du Coêdic, du nom d’un homme secourable qui en distribuait beaucoup et qui l’a mise en vogue. » Définition affinée dans l’édition suivante, celle de 1835 : « Toile qu’on enduit d’un emplâtre agglutinatif dans lequel il entre un peu de beurre, et une certaine quantité d’alcool affaibli en place de la térébenthine ».
Ce vénérable produit n’est plus mentionné dans la huitième édition, achevée en 1935. En disparaît également toute référence aux Indes lorsqu’il s’agit de toiles peintes. Un sens nouveau s’impose, dont on s’étonne qu’il ne soit apparu ni du temps de Poussin, ni du temps de David : « Toile se dit spécialement, en termes de peinture, de la toile préparée et clouée sur un châssis, sur laquelle on peint. Il se dit, par extension, d’un tableau peint sur toile. Le musée possède plusieurs toiles de ce peintre ».
Aucune allusion, en revanche, à la toile qui sert d’écran au cinématographe. Il est vrai que l’emploi de ce mot demeure, aujourd’hui encore, plutôt familier, comme dans l’expression « on se fait une toile ? » par laquelle on propose à ses amis d’aller au cinéma ensemble. Et aucune allusion encore, bien entendu, à la « toile aux dimensions du monde » par laquelle on désigne le vaste réseau de sites connectés à l’internet, concept directement inspiré de la toile que tisse l’araignée, et qui, en anglais, se dit « web » – un mot qui frappe aujourd’hui avec insistance à la porte du Dictionnaire ; l’Académie pourra-t-elle l’éconduire lorsqu’elle se penchera, dans quelques années, sur les toutes dernières lettres de l’alphabet ?
Amin Maalouf
de l’Académie française