Réponse de M. Regnaud de Saint-Jean d'Angely
au discours de M. Campenon
DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le mercredi 16 novembre 1814
PARIS PALAIS DE L'INSTITUT
Monsieur,
La place que vous venez occuper pour la première fois vous attendait depuis longtemps : depuis longtemps nos vœux impatients vous y appelaient.
Mais le moment où elle vous fut décernée n’était pas plus opportun que les temps qui l’ont suivi, pour une solennité littéraire.
Aussi, je l’avoue, j’ai vivement désiré que l’Académie en remît à d’autres jours la célébration. Je lui ai proposé à cette époque mémorable et sans pareille, de réunir sans éclat ses richesses éparses, en appelant dans son sein, et vous-même, et ceux qu’avant et après vous, elle a destinés par ses suffrages à réparer les pertes nombreuses et rapides qu’elle a faites.
L’Académie n’a pas cru pouvoir déroger à ses antiques usages. Elle n’a pas voulu retarder l’hommage public qu’elle rend à la mémoire de ceux qu’elle a perdus ; surtout elle n’a pas voulu laisser sans honneurs l’ombre d’un des plus grands poëtes dont elle puisse se glorifier.
Appelé à vous recevoir aujourd’hui dans cette enceinte, à y parler des regrets de la France et des nôtres, quand je n’aurais voulu que les partager dans la solitude et le silence, je ne me suis trouvé ni le courage de me refuser au plaisir de vous introduire dans le sanctuaire des lettres, ni la faiblesse de me soustraire au devoir que j’avais à remplir envers le célèbre académicien que vous remplacez.
Dans la préférence que vous avez obtenue, Monsieur, l’Académie semble avoir voulu rendre encore un hommage à M. Delille. Votre pensée et la sienne s’étaient en quelque sorte rencontrées dans le choix du même sujet : tous deux vous avez chanté le bonheur de l’homme des champs.
Si votre ouvrage a paru moins complet que le sien, cette imperfection à laquelle vous-même l’avez condamné, est une espèce de monument de votre respectueuse déférence. Vous n’avez pas voulu vous faire soupçonner de la présomption d’avoir osé vous mesurer avec votre maître.
Toutefois, dans cette lutte imprévue, involontaire, vous n’avez pas succombé sans gloire. La littérature a aussi ses conquérants : heureuse la nation qui peut s’en glorifier ; heureux l’écrivain qui, comme vous, n’a pas à se plaindre de la part qu’une honorable rivalité lui a laissée.
Votre poëme a été placé par de bons juges près de l’ouvrage qui vous intimida sans vous décourager : et, ce qui consacre l’autorité des suffrages que vous avez obtenus, j’ai entendu M. Delille y joindre le sien. Il vous le destinait alors pour vous assurer bientôt, au milieu de nous, une place près de lui ; et c’est la sienne que vous occupez.
Mais vous n’êtes pas de ceux-là que l’héritage console de la perte à laquelle ils le doivent ; ce sentiment vous en rend plus digne encore ; et ceux qui vous connaissent, ceux qui ne trouvant pas de rival à Delille, ont désiré couronner un de ses plus heureux disciples, se sont félicités de trouver en vous, outre la conformité de goûts, d’études et de travaux, des traits nombreux de caractère qui vous sont communs.
Ne craignez rien, Monsieur ; je ne veux pas les révéler ici. Mais bientôt je parierai de M. Delille ; et lorsque, retraçant ce qui le fit admirer, je dirai aussi ce qui le faisait aimer, ceux qui m’entendront saisiront la ressemblance, et sans que vous ayez de reproches à me faire, j’aurai payé la dette de la justice, j’aurai achevé de dévoiler le secret de votre triomphe.
Qu’elle est heureuse et féconde, Monsieur, cette union qu’offrait M. Delille, des dons de l’esprit à la sûreté du caractère, à la douceur des mœurs ! combien cet assemblage dans un écrivain peut donner de prix au talent qu’il a déjà montré ; combien il peut ajouter aux espérances qu’on en a conçues ; combien il peut fortifier le désir de se l’attacher par de nouveaux liens !
En effet, pour qu’une société soit à la fois utile aux lettres et douce pour ceux qui les cultivent ensemble, il faut y mettre en commun plus que la pensée. Il faut que si, dans la discussion des opinions, le dissentiment se montre quelquefois, la dissension n’y pénètre jamais. Il faut non-seulement qu’il soit honorable de travailler, mais encore qu’il soit doux de vivre avec ses collègues ; il faut désirer dans les choix non-seulement de s’associer un collaborateur, mais de s’attacher un ami.
Comme la beauté, la fortune, ne suffisent pas pour rendre chers et doux les liens domestiques, ainsi le talent seul, le génie même est insuffisant pour faire fleurir une association littéraire, tandis qu’unis aux sentiments bienveillants, aux douces affections, ils en assurent le charme et la puissance, la solidité et la durée.
C’est ainsi qu’au siècle de Louis XIV naquit sans effort l’influence encore durable, l’autorité encore respectée aux jours où nous sommes, de cette compagnie de Port-Royal, qui, succombant sous l’intrigue, l’injustice, et l’abus du pouvoir, a laissé des noms si illustres, de si utiles travaux, de si glorieux souvenirs, et de si longs regrets.
J’avais commencé, Monsieur, à parler de vous, de vos ouvrages, quand je me suis laissé aller à manifester, sur les liens qui unissent les gens de lettres, une opinion ou plutôt un sentiment qui se rattache aux opinions, aux sentiments que j’exprimais naguère, à la même place, et dans une occasion pareille ; j’ai paru faire une digression, je n’ai fait que me rapprocher de mon sujet.
J’ai parlé de bonté, de sensibilité, et j’en retrouve le touchant langage dans tous les chants de ce poëme dont vous avez choisi heureusement le sujet entre les sujets nombreux que la Bible offre à la poésie.
Sans doute quelque fils égaré a trouvé dans vos vers des leçons qui l’ont ramené sous le toit paternel ; sans doute encore plus d’une mère inquiète pour l’objet de son amour, non moins heureuse que votre Nephtale, a appris de vous à invoquer, à espérer, à bénir son repentir ; enfin la rigueur sévère de quelques parents, inflexibles peut-être sans vous, a été plus d’une fois désarmée par le tableau de l’indulgence du père de l’Enfant prodigue. Vertu vraiment paternelle ; vertu non moins nécessaire dans les sociétés que dans les familles ; vertu qu’imploreraient presque tous les hommes s’ils étaient justes, et que bénissent, quand ils sont sages, ceux-là même qui croient n’en avoir pas besoin.
Mais en rappelant ce que vous doit la littérature française, il faut aussi, Monsieur, vous rappeler ce qu’elle attend de vous ; de vous en qui l’Académie a couronné non-seulement des succès, mais des espérances. Profitez, Monsieur, des jours de paix qui luisent sur la France pour achever vos travaux commencés, pour en entreprendre de nouveaux, pour payer votre dette aux lettres, qui vous adoptent et à la mémoire de votre prédécesseur, en réalisant tous ses présages.
En mettant la dernière main à l’ouvrage que vous avez commencé, en célébrant les malheurs et la gloire du Tasse, les malheurs et la gloire de M. Delille reviendront nécessairement à votre pensée. Vous ne parlerez pas du triomphe préparé au poète italien, sans rappeler, comme vous l’avez fait déjà, le triomphe décerné en ce lieu même au poète français, qui, aussi heureux que Voltaire, jouissait, je crois, avec encore plus d’émotion que lui de la tendresse de ses amis et de l’admiration publique ; vous n’oublierez pas surtout ce sentiment spontané, unanime, des assistants, qui, au lieu de se lever, comme chez les anciens, pour honorer l’objet de leur culte poétique, au lieu de se presser ensuite sur ses pas, respectant à la fois en lui le génie, la vertu, la vieillesse et l’infirmité, attendirent dans une immobilité et un silence respectueux que le Virgile, le Milton français, le prêtre des Muses, eût quitté le sanctuaire et le parvis du temple.
Mais je parle de la dernière année de la vie de M. Delille, et je n’ai pas dit encore comment elle fut occupée. Vous en avez à la vérité parcouru les périodes toujours honorables, indiqué l’emploi toujours utile, fait connaître les fruits toujours glorieux.
Je ne reviendrai donc pas avec vous sur l’étonnante série de ses nombreux travaux ; je ne répéterai pas les éloges de son inimitable talent ; je chercherai dans ses ouvrages l’empreinte de son caractère et les traces de ses sentiments.
Il soutint, en commençant la vie, les épreuves difficiles d’une enfance sans support, d’une jeunesse sans appui, d’une entrée dans le monde sans fortune. Il dut à cette situation les qualités qui l’ont distingué, soutenu, fortifié dans sa longue carrière, le courage, la modestie, l’amour du travail.
Déterminé à se suffire à lui-même pour rester indépendant, il se consacra, au sortir de l’Université, à diriger les études des autres, afin d’avoir occasion de perfectionner les siennes ; cette résolution fixa sa destinée, et décida du genre de son talent. Le goût qu’il avait pris pour Virgile devint une passion, et cette passion fut heureuse. Il croyait avoir seulement étudié son modèle, il l’avait reproduit, il avait traduit les Géorgiques.
Dans sa timide défiance, il eut besoin que leur publication fût encouragée, presque commandée par l’autorité des plus imposants suffrages. L’exécution imprévue d’une traduction que sa difficulté avait fait juger impossible, fut regardée comme la découverte d’un territoire nouveau dont s’agrandissait le champ de la littérature française ; et c’est ainsi que s’explique l’espèce de prodige qui étendit la renommée de cet ouvrage, depuis les écoles qui l’avaient vu naître jusqu’aux salons de la cour et de la capitale.
M. Delille fut heureux et ne fut point vain de son succès ; pour l’obtenir il avait fallu au poëte toutes les forces de la virilité ; il en jouit avec l’abandon d’un enfant.
Mais vous le savez, Monsieur, le moment où un écrivain, à quelque genre qu’il se soit livré, acquiert l’assurance qu’il n’a point inutilement travaillé, le moment qui lui ouvre les trésors de la gloire est aussi celui qui lui prépare les amertumes de l’envie. Ainsi que les triomphateurs romains, il entend la voix inflexible qui l’avertit que les couronnes littéraires peuvent se ternir, se décolorer, comme le bronze des monuments peut devenir infidèle ou menteur.
Après le succès de sa traduction, après son entrée à l’Académie, dont les Géorgiques et le suffrage de Voltaire lui avaient ouvert les portes, M. Delille entendit aussi ces accents dont la sévérité s’éleva envers lui jusqu’à la rigueur, à la dureté, à l’injustice. Il les écouta en silence, et n’y répondit qu’en profitant, dans de nouvelles éditions des Géorgiques, de ce qu’il avait recueilli de critiques utiles, et en montrant par la publication du poëme des Jardins, qu’il avait aussi le pouvoir de créer.
Sans doute M. Delille cédait à l’instinct de son talent quand il chanta les Jardins, mais il cédait aussi à l’inspiration non moins puissante de la reconnaissance, au culte de laquelle il a été fidèle jusqu’à ses derniers jours. Il avait trouvé un protecteur jusque sur les degrés du trône ; et c’est au désir de plaire à un prince généreux, dont les bienfaits étaient venus le chercher, c’est au désir de lui dédier de nouveaux chants sur un genre de beautés champêtres auquel il était sensible, que nous devons un des plus heureux modèles de la poésie descriptive.
Ce genre, créé pour ainsi dire par M. Delille, ce genre, sujet de tant d’accusations et de reproches, peut, à la vérité, fatiguer l’esprit, s’il ne s’applique qu’aux objets extérieurs ou communs ; mais quand la poésie décrit des lieux célèbres, des scènes touchantes, des événements imposants, alors elle produit des émotions fortes et profondes, parce qu’elle a peint non-seulement les merveilles éparses et vulgaires de la création, mais son chef-d’œuvre, son plus impénétrable mystère, la source des biens et des maux de la société et de la vie, le cœur de l’homme.
Parmi les personnages distingués dont l’approbation consolait M. Delille de l’injustice de ses détracteurs, était un ami généreux qui a su ajouter encore à la célébrité d’un nom dès longtemps cher à la France ; un ami que j’ai vu depuis pleurant près de son lit funèbre (M. le duc de Choiseul-Gouffier).
Le sentiment qui les unissait leur créait des vœux et des plaisirs communs ; il avait créé jusqu’à la douce égalité qui en assurait la durée. Ils allèrent ensemble visiter les ruines de la Grèce.
L’académicien employait noblement le crédit de l’ambassadeur pour rassembler les matériaux de cet ouvrage célèbre dont la première partie fait désirer le complément avec tant d’ardeur.
Il est devenu plus précieux encore pour les amateurs de l’antiquité, pour les amis des arts. Désormais on ne pourra trouver que dans ce riche dépôt la complète collection de ces ruines révérées, modèles de tout ce que les écoles modernes ont produit de grand ; de ces ruines dont un savant antiquaire et un illustre poëte anglais (Lord Aberdeen et lord Byron) déplorent la destruction, le déplacement ou la perte ; enfin, dont une partie est engloutie dans les mers qui les entouraient, dans les mers qui semblent avoir mieux aimé les engloutir dans leur sein que de les laisser arriver dans les climats lointains où elles devaient être exilées.
Cependant, le génie de M. Delille s’exaltait sous le plus beau ciel de l’univers, à l’aspect de la nature la plus féconde. Rival de son illustre ami, il amassait d’autres richesses dans sa vaste mémoire. Enfin, il se préparait à ériger en France un monument à l’une des divinités des beaux climats de la Grèce, l’Imagination.
C’est alors que le flambeau du jour commença à pâlir pour ses yeux affaiblis : mais alors même qu’il fut entièrement éteint, si M. Delille cessa de reposer ses regards sur l’univers et sur les hommes, la nature bienfaisante, la Providence consolatrice, semblèrent avoir remplacé le sens qu’il avait perdu. Fidèle à son cœur comme à son imagination, sa mémoire lui retraçait tout ce qu’il lui avait été doux de voir et d’aimer : exemple heureux des adoucissements que le ciel peut verser sur les maux dont il nous afflige.
Vous connaissez sans doute, Monsieur, quelques personnes assez heureuses pour avoir pu soigner, servir, guider un aveugle qui leur fut cher ; demandez-leur, demandez à la compagne de M. Delille, demandez à ce savant aussi familier avec la langue d’Homère qu’avec les pensées de Newton (M. Delambre), qui a vécu avec notre poëte depuis son enfance jusqu’à sa vieillesse ; demandez à ses amis, à ses élèves, quels trésors de souvenirs, quelle richesse de pensées, quel vaste horizon d’images, quelle rapide variété de tableaux peut renfermer une tête que l’âge a blanchie sans l’affaiblir, dont les yeux ne sont plus frappés par l’éclat du soleil, mais qu’animent au dedans cette intelligence sublime, ce rayon immortel de la Divinité, dont la lumière et la chaleur se concentrant, éclairent, échauffent, embrasent, et font de la plume d’un écrivain un pinceau qui se charge de toutes les couleurs de la terre et du ciel.
Et n’avons-nous pas encore parmi nous de ces Bélisaires de la littérature et des arts, dont les travaux sont à la fois la richesse, la gloire et la consolation ?
C’est ainsi que, malgré son infirmité, rien ne fut perdu pour l’esprit de M. Delille. Mais surtout rien ne fut perdu pour son cœur.
Pour les hommes sensibles, comme pour les hommes forts, l’esprit n’est qu’un instrument dont l’âme s’empare, et dont toutes les productions portent l’empreinte des mouvements dominateurs auxquels il a été successivement soumis. C’est pour cela que les ouvrages de M. Delille nous révèlent non-seulement le secret de ses pensées, mais encore le secret de ses sentiments. Les noms de ceux qu’il aima, des lieux où il fut accueilli, les souvenirs de tout ce qui lui fut agréable ou cher, reviennent sans cesse par de nombreuses transitions ou d’heureux épisodes. Ses vers, tantôt touchants, tantôt sublimes, toujours véridiques, jamais flatteurs, sont des espèces d’archives où il a déposé la mémoire de tout ce qu’il connut d’illustré par le courage, d’ennobli par le malheur, d’honorable par l’amitié, de distingué par le talent, de respectable par la vertu.
Une femme (Madame de Stael) a donné aussi, dans des ouvrages d’un genre bien différent, l’exemple de cette alliance habituelle du sentiment et de la pensée, d’une imagination brûlante qui s’élance dans l’espace et voudrait embrasser l’infini, et qu’une âme tendre ramène sans cesse dans le cercle de ses affections, qui, pour ceux qui savent aimer, est le véritable univers. Trop heureux l’écrivain qui n’a jamais été condamné à en sortir, et à qui il a été donné de trouver dans son étendue tous ses travaux, tous ses devoirs, tous ses plaisirs.
Ici, Monsieur, si je ne craignais de passer les bornes qu’un sujet inépuisable fait toujours trouver trop étroites, chacun des ouvrages de M. Delille me fournirait la preuve que, s’il y a du charme, il n’y a pas moins de justice dans l’aspect sous lequel je les envisage.
Dans les Jardins, il avait enseigné à l’opulence la philosophie du luxe ; dans l’Homme des champs, il enseigne à l’agriculteur la philosophie du travail. Dans le premier ouvrage, il avait dit comment on embellit la nature pour ses plaisirs ; il dit, dans le second, comment on la rend féconde pour ses besoins.
Le fruit de ces leçons n’a pas été perdu. N’avons-nous pas vu plus d’un des amis de M. Delille, dociles aux conseils du malheur comme aux préceptes de la raison, féconder, par de sages travaux, les débris rassemblés, d’un riche patrimoine, et également heureux et fiers de vivre utilement dans l’antique manoir où leurs pères avaient vécu noblement durant plusieurs siècles ?
Ne voyons-nous pas encore l’Howard français (M. le duc de Liancourt), chargé naguère, par la bienfaisante sagesse du monarque, de transporter dans nos prisons le régime de celles d’Amérique, et d’y réaliser les heureuses épreuves d’un peuple humain et religieux, et jusqu’aux rêves de sa bienfaisance personnelle ? Ne l’avons-nous pas vu mettre en pratique les doctrines agricoles ou manufacturières qu’il a rapportées des contrées lointaines, et appeler dans ses parcs défrichés, dans ses châteaux transformés en ateliers, le pauvre qu’il rendait à l’aisance, le mendiant vagabond qu’il rendait aux mœurs, l’enfant oisif qu’il sauvait du vice par le travail : perpétuant ainsi la reconnaissance, l’affection et l’estime depuis longtemps attachées au nom de la Rochefoucauld, qui rappelle un des plus parfaits modèles de vertu, un des plus déplorables exemples du malheur ?
M. Delille a cédé à la même impulsion dans le poëme de la Pitié, objet dès longtemps des critiques littéraires, et devenu naguère celui d’imputations plus graves.
Sans doute, si l’ouvrage paraissait aujourd’hui, on pourrait accuser l’auteur de violer à la fois et la sainte volonté d’un roi mourant, qui prie en montant au ciel, et la volonté solennelle d’un roi sage qui commande en montant sur le trône. Mais alors que le poëme fut publié, il fallait peut-être, pour ramener la paix, consacrer les souvenirs comme une utile et chère leçon ; tandis qu’aujourd’hui il faut, pour conserver la paix, craindre l’amertume des souvenirs, et tout faire pour les empêcher de se réveiller.
Quant aux autres reproches purement littéraires que vous avez si bien repoussés, n’envions pas à ceux qui les ont faits la sévérité de leur goût. Déplorons la rigueur des observations qui ont fermé leur cœur aux plus touchantes émotions ; convenons qu’on peut mal voir à travers des larmes ; et, s’il le faut, plaignons-les d’avoir raison.
Dans le poëme de l’Imagination, indiquerai-je ce morceau qui ne peut s’être élancé que d’un cœur français, où l’auteur peint nos réfugiés et nos prisonniers de guerre, les uns abandonnés par la fortune et fidèles à leurs princes, les autres trahis par la victoire, mais fidèles à leur patrie, ne se souvenant, comme les enfants de Sion, aux rives étrangères, que de leur commune origine, et mettant en commun aussi leurs ressources et leurs malheurs, leurs vœux de leurs espérances ? Sentiments nobles et touchants, puissiez-vous être universels entre tous les enfants de la France, réunis désormais sur leur terre natale !
Rappellerai-je l’épisode des époux français cherchant durant nos discordes un asile dans les forêts de la Pensylvanie ; y recevant et y exerçant à la fois l’hospitalité, et trouvant dans des champs conquis sur les déserts, avec une modeste existence assurée par le travail, la paix garantie par les lois ?
Hélas ! l’incendie, éteint dans la vieille Europe, dévore encore ces intéressantes contrées. Puisse la paix renaître aussi dans la patrie de Franklin et de Washington ; puissent cesser bientôt et les dévastations désastreuses, ouvrage des peuples civilisés, et les barbares incursions des sauvages, qui atteignent les colons laborieux, paisibles, et peut-être quelques-uns de nos réfugiés malheureux dont M. Delille célébrait l’exil, les travaux, le bonheur, s’il pouvait être du bonheur loin de son pays !
Entraîné par les sentiments que j’essayais de peindre, j’ai suivi rapidement le cours des nombreux travaux de M. Delille, et il me faut retourner à l’époque qui vit disparaître la courte prospérité de sa modeste fortune
Revenu à sa première pauvreté, il ne profana pas l’adversité. Il devint plus cher à ses amis, quand, après avoir fait preuve d’un grand talent, il donna la preuve plus rare, et partant plus recommandable, d’un noble caractère, d’une généreuse persévérance dans ses affections. Il ne composa pas avec les devoirs que sa délicatesse et sa conscience lui avaient imposés. Il respecta le lien sacré qui se forme toujours entre le client et le patron ; il osa être fidèle à ses protecteurs exilés : il ne se prévalut pas de leur éloignement pour excuser son oubli ; et quoique leurs bienfaits fussent devenus stériles dans ses mains, il ne se crut pas dispensé de reconnaissance.
En vain, à l’époque de ces grands changements, de ces rapides déplacements de fortune, de crédit, d’autorité, il vit la calomnie hardiment inventée, colportée diligemment, malignement accueillie, silencieusement écoutée par les plus courageux. Il opposa son estime et sa fidélité aux détracteurs de ceux qui avaient été ses amis. Il porta des consolations aux lieux où naguère il allait chercher les plaisirs ; il partagea les infortunes qu’il ne pouvait soulager. Aux jours de la persécution, il fut constant dans sa foi, comme il fut constant dans son silence aux jours de la séduction. Loin de s’abaisser à la flatterie envers le pouvoir, il s’éleva à la flatterie envers le malheur.
Il y avait alors autant de danger que d’honneur à professer de telles maximes, à manifester de tels sentiments ; et M. Delille, ayant à la même époque ajouté encore à ses périls par ajout, ces vers, à la fois menaçants et consolateurs, dépositaires de ses principes et de ses espérances, il fut obligé de quitter sa patrie.
La Suisse l’adopta ; l’Allemagne essaya de le retenir ; mais presque tous ceux à qui il avait donné tant de preuves de respect et d’amour, d’amitié et de constance, avaient trouvé un asile en Angleterre : il alla le partager.
Et comme s’il était dans l’heureuse destinée du peuple anglais de recevoir le plus haut prix de toutes les hospitalités qu’il a généreusement exercées, M. Delille s’acquitta noblement de celle qu’il reçut, en rendant Milton Français, en le traduisant dans la langue de l’Europe, et en doublant ainsi la célébrité du poëte dont le génie a inspiré à l’Angleterre un si tardif mais si légitime orgueil.
Dès longtemps le travail avait fatigué la vie de M. Delille : la souffrance achevait d’en tarir les sources. Il désira revoir la terre de la patrie, de la patrie absente, dont nul cœur, mais surtout nul cœur français, ne peut se détacher : il voulait y déposer ses titres de gloire ; il voulait y marquer la place de son tombeau.
Nous avons joui du reste de cette vie féconde qu’un long enthousiasme remplit tout entière. Virgile avait allumé dans son sein, dès sa première jeunesse, le feu sacré qui l’échauffa jusqu’à son dernier jour. Sa flamme divine consumait et rejetait incessamment tout ce qui n’était pas digne de l’entretenir, tout ce qui aurait pu détourner l’homme inspiré de son immortelle destination.
De ce foyer ardent s’évanouissait en cendres rapidement dispersées ce qui n’était pas assez pur pour lui servir d’aliment ; il n’y restait rien que de grand, de noble, d’auguste.
C’est ainsi que M. Delille a peint les royales infortunes et les douleurs sociales, les malheurs touchants et les courageuses vertus, les dévouements héroïques et les consolations généreuses. C’est ainsi que la mission poétique qu’il a remplie a été à la fois ou successivement l’occupation, l’espérance, le soutien, la richesse, le bonheur, la consolation, la gloire de sa longue carrière, comme elle sera à jamais l’honneur de notre France, enorgueillie de l’avoir produit, et de l’Académie, heureuse et fière de l’avoir adopté.
M. Delille devait toujours mourir trop tôt pour nous : mais c’est pour lui surtout qu’il n’a pas assez vécu ; le ciel semblait lui devoir de le rendre témoin des événements résolus dans ses éternels décrets.
Avec quels transports n’eût-il pas vu l’auguste fils de Henri le Grand, plus heureux encore que son immortel aïeul, entrant dans la capitale sur le char de la Paix, répondant à tous les vœux par toutes les sages espérances, consolant le passé et garantissant l’avenir par ses saintes promesses ! Avec quelle ferveur n’eût-il pas invoqué la Providence pour voir leur accomplissement assuré par l’union de toutes les volontés et de tous les efforts ! Avec quelle émotion n’eût-il pas vu la fin de tous les genres d’exil, ramenant au sein de la France tous ses enfants !
Heureux d’avoir, dans sa longue constance, payé la dette de la reconnaissance et de la fidélité envers ses princes, il aurait aussi payé sa dette à la patrie.
Il aurait élevé dans ses vers le monument qu’un noble écrivain (M. de Bonald) formait le vœu de voir ériger en France, à la paix, à l’ordre, à l’oubli ; comme aux temps anciens le peuple hébreu plaçait la pierre du témoignage dans le désert.
Dans un chant français rival du cantique Ambroisies, dans un hymne de joie et d’amour, il eût uni par une sainte alliance les braves de toutes les époques, pour les offrir ensemble à la reconnaissance de la patrie et du monarque.
S’associant avec un religieux respect à l’engagement émané du trône de revendiquer tous les genres de gloire, il eût été fier d’en rassembler les rayons ; il eût célébré et les vieux noms français restés chers au pays comme au prince, et les noms qui, anciens aussi, se sont rajeunis sur les champs de bataille, et les noms que la mort, puissante comme le temps, a consacrés dans les combats, et les noms dont l’illustration est déjà vieillie par le nombre des cicatrices et des victoires. Il fût devenu le chantre de l’immortalité sociale, comme il avait été le chantre de l’immortalité religieuse.