DISCOURS DE M. LE COMTE DE SÉGUR.
Directeur de l'Académie française
Lu dans la séance du 24 août 1822
Avant de distribuer les couronnes que nous décernons aux talents, à l’esprit, à l’éloquence, je dois vous entretenir du prix qu’un ami constant de l’humanité nous a chargés d’offrir annuellement à la vertu. Ce magistrat, M. de Montyon, dont on ne peut prononcer le nom sans émotion et sans respect, était lui-même le modèle de toutes les vertus dont il nous recommandait le culte. Pendant l’espace d’une longue vie il a marqué son passage sur la terre par des bienfaits; il a gravé sa mémoire, non dans nos fastes politiques, mais dans les cœurs des pauvres et des hommes de bien on se rappellera quelquefois qu’il a fait de bons livres, mais on se souviendra toujours qu’il a secouru beaucoup de malheureux et, en changeant à son avantage un vers très connu de Voltaire, il aurait pu dire de lui-même, si sa modestie le lui eût permis :
J’ai fait beaucoup de bien, c’est mon meilleur ouvrage.
Fidèles aux vœux de cet illustre ami des hommes, nous cherchons avec autant de zèle que de scrupule à exécuter dignement ses louables intentions, à découvrir, à vous faire connaître, et à couronner la vertu qui nous a paru le plus digne de cet hommage par ses sacrifices, par sa modestie, par son but, et surtout par sa constance et par la durée de ses efforts.
Car, ainsi que le pensait le naïf Montaigne, il y a bien à dire entre les bontées et saillies de l’âme, ou une résolue et constante habitude.
Le spectacle du malheur produit par un violent incendie, la vue d’un homme assailli par des brigands, les cris d’un enfant près de périr dans les flots, enfin la présence d’un péril imminent, portent une foule d’âmes généreuses à risquer leurs vies pour sauver leurs semblables, ou à verser les trésors de la bienfaisance sur l’infortune. Ce sont des élans du cœur très-louables sans doute ; mais ils ne coûtent qu’un instant d’efforts, et tiennent plus de la générosité que de la vertu.
Les sacrifices de fortune, les preuves éclatantes et momentanées d’affection, tous ces actes que commandent autant l’amour-propre que le devoir, sont plus communs qu’on ne le pense souvent l’orgueil les inspire, et la renommée les récompense toujours.
Mais les vertus les plus rares, et d’autant plus dignes d’éloges qu’elles sont plus éloignées d’y prétendre, ce sont ces vertus nobles, pures, constantes, si modestes qu’elles s’ignorent elles-mêmes, ces soins de tous les jours, ces sacrifices de tous les moments ; ce sont, en un mot, ces vertus qui n’ont rien de factice, de gêné, d’imposant, et qui se montrent naturelles comme la respiration.
Dans notre heureuse patrie, quoi qu’en puisse dire une aveugle ingratitude ou une lâche envie, nous pouvons avec une juste fierté montrer à nos amis autant de citoyens vertueux, que nous avons opposé d’émulés à nos rivaux et de braves à nos ennemis.
Mais les talents et la gloire brillent au grand jour, tandis que la vertu se plaît dans l’ombre ; et, pendant qu’une innombrable jeunesse, espoir de la France, inonde en foule nos portiques pour disputer les palmes de la poésie, de l’éloquence et des arts, les commissaires nommés par l’Académie éprouvent les plus grandes difficultés pour découvrir la vertu qui se cache, pour trahir les secrets de sa modestie, pour la convaincre que ce n’est point une indemnité qu’on lui offre, une récompense personnelle qu’on lui décerne, mais que c’est une publicité nécessaire au bien général, et que notre but, en la contraignant de paraître à la lumière, est de lui donner des imitateurs et d’encourager la bonté, quelquefois trop faible, mais qui n’attend souvent qu’une impulsion pour se fortifier et pour suivre de si touchants exemples.
Il est peut-être plus important qu’on ne le croit de donner par tous les moyens possibles cette heureuse impulsion un bon exemple est la meilleure des leçons. M. de Montyon l’a bien senti : en fondant le prix de vertu, il a sans doute reconnu la vérité de cette maxime d’un des anciens sages de la Grèce : Que le meilleur des gouvernements serait celui où l’on verrait la vertu en honneur et le vice flétri.
Et qui pourrait, en effet, méconnaître la puissance des exemples ? Quel est celui de nous, qui, assistant à la représentation d’une pièce morale, n’a pas joui des douces larmes que font couler une tendre émotion, un dévouement qui se condamne à tous les sacrifices, une vertu qui triomphe d’une passion ? Et, lorsqu’on nous raconte un beau trait de piété filiale, de bienfaisance modeste et cachée, n’éprouve-t-on pas un doux saisissement, une volupté réelle ? Après une semblable impression, ne se sent-on pas intérieurement meilleur, et n’est-il pas évident alors pour nous, que nous éprouverions un plaisir encore plus vif, une émotion plus forte, un bonheur plus grand, en imitant ce que nous avons admiré, et en faisant des actions semblables à celles dont la simple narration nous a si profondément émus ?
Que les personnes vertueuses, dont nous allons dévoiler les actions secrètes se rassurent donc; nous ne blesserons point leur modestie en leur donnant un éclat qu’elles évitent ; mais nous nous servons de leur exemple pour propager leur sentiment. Nous espérons qu’on apprendra par elles-mêmes qu’il n’est pas nécessaire d’être riches pour être bienfaisants, que la bonté nous donne des jouissances, réelles et nombreuses, et que l’égoïsme et les passions nous promettent et nous vendent des ombres de bonheur qui passent comme un éclair, tandis que la bienfaisance nous offre des plaisirs vrais qui ne s’usent point, qui se renouvellent toujours et dont le souvenir seul est un bonheur.
C’est dans ce but utile que nous allons vous faire le récit, non pas d’un seul acte de vertu, mais de la vie tout entière de deux femmes placées dans deux positions différentes, et qui toutes deux ont sacrifié, pendant un grand nombre d’années, les douceurs, l’aisance et même les premières nécessités de la vie pour soutenir l’existence, l’une d’une infortunée, l’autre d’un maître, que la rigueur du sort accablait sous le double poids des besoins et des infirmités.
Vous n’attendez point sans doute de moi que j’aie recours aux moyens de l’art oratoire pour animer ce récit vous allez l’entendre simple et nu, tel qu’il nous a été présente. La vertu est comme la vérité tout ornement qui cherche à l’embellir la dépare la pureté, la simplicité, sont ses charmes ; elle ne veut être belle que de sa beauté.
Mademoiselle Marie-Marguerite PETIT-JEAN, âgée de soixante-cinq ans, occupe encore à Paris, rue des Billettes, n° 7, un modeste logement dans la même maison où elle est née le 13 avril 1757. Son père, procureur au parlement de Paris, lui laissa pour héritage, 6,000 livres de rente ; par les événements de la révolution, cette rente s’est trouvée tellement réduite qu’elle n’a plus que 12 à 1,500 francs de revenus.
Ce fut au moment où sa fortune venait d’éprouver une si forte réduction qu’elle rencontra chez un ancien clerc de son père, Marie-Catherine Jaquelinet, religieuse à Montmartre. La suppression des couvents laissait cette religieuse dans la misère; elle n’avait aucune ressource pour exister. Mademoiselle Petit-Jean touchée de son malheur, et ne songeant plus à sa propre infortune, la recueillit dans son logement, partagea son revenu avec elle, lui prodigua tous ses soins, et la traita comme sa sœur.
Pendant plus de vingt-six années, sa tendre et active bienfaisance ne s’est ni refroidie, ni découragée, ni ralentie. Mademoiselle Jaquelinet eut de fréquentes maladies, de perpétuelles infirmités. Le temps, les privations, la fatigue, rien ne put ni lasser ni attiédir la constante affection de mademoiselle Petit-Jean pour la sœur adoptive dont sa générosité avait lié l’existence à la sienne.
La dernière maladie qui a terminé les jours de mademoiselle Jaquelinet a duré vingt, et un mois les frais qu’elle a coûtés ont excédé le modique revenu de mademoiselle Petit-Jean, qui se privait de tout pour que rien ne manquât à l’infortunée, dont elle partageait les douleurs, et dont elle s’était constituée la servante jusqu’à sa mort, arrivée le 20 juillet dernier.
Tout son revenu et quelques emprunts lui ont permis, à force de sacrifices, de poursuivre jusqu’à la fin ce généreux dévouement. D’après les pièces qui nous ont été produites, il est constant qu’elle a payé cette année 510 francs à la garde-malade, 360 francs au chirurgien, 100 francs au médecin, 300 francs au pharmacien, etc. en tout une somme de l,470 francs, dans laquelle ne sont point compris les frais funéraires, et les dépenses extraordinaires de ménage qu’une si longue maladie a considérablement augmentées.
Lorsque le membre de la commission administrative des hospices, invité par l’Académie Française à se procurer et à lui transmettre tous les renseignements nécessaires, s’est présenté chez mademoiselle Petit-Jean, et lui a fait part du motif de sa visite, elle lui a témoigné vivement sa répugnance pour faire connaître une conduite qu’elle ne regardait que comme l’accomplissement d’un simple devoir, « craignant, disait-elle, que, si elle a consentait que l’on donnât connaissance à l’Académie de ses procédés envers une infortunée pour laquelle elle avait fait quelques sacrifices, on ne a pensât qu’elle désirait être indemnisée des dépenses qu’ils avaient occasionnées, qu’elle serait au désespoir d’ailleurs de priver du prix, par sa concurrence, ceux qui, dans leur état d’indigence, pouvaient le M mériter et l’obtenir comme un secours que leur situation réclamait. »
Ce ne fut enfin qu’après beaucoup d’efforts qu’on parvint à lui persuader que le prix de vertu, auquel sa noble conduite l’appelait à concourir, était destiné à servir d’exemple et non pas de secours, qu’enfin c’était un hommage public rendu à la vertu, et que toutes les personnes qui, par leurs bonnes actions, en étaient jugées dignes, devaient y participer.
C’est de cette manière que nous avons enfin réussi à triompher de ses refus, et à nous faire donner les pièces et les éclaircissements que nous désirions. Mais, constante dans les sentiments de bienfaisance qui ont toujours réglé sa conduite, mademoiselle Petit-Jean a fait connaître à M. le secrétaire perpétuel que, ne voulant point d’indemnité, si on lui décernait le prix, elle comptait eu consacrer le produit à soulager des infortunés que sa position actuelle ne lui permet pas de secourir.
L’Académie, en lui adjugeant le prix, a cru cependant devoir le lui faire partager avec une autre personne dont la conduite n’est pas moins admirable. Nous allons vous faire connaître les motifs qui nous l’ont fait juger digne de ce partage, en nous laissant regretter de n’avoir pas deux prix à donner.
Il résulte de toutes les pièces qui nous ont été transmises par les administrateurs des hospices, par les commissaires des bureaux de charité et par une lettre de M. le maire du Xe arrondissement, que mademoiselle Jeanne COILLARD, âgée de soixante-seize ans, née à Saint-Germain en Basse-Normandie, entra il y a trente ans, au service de M. Millien, ancien procureur du roi au conseil d’Artois. M. Millien, ayant perdu sa charge au commencement de la révolution, s’était retiré avec sa femme et ses enfants à Lyon, auprès d’une tante dont il recueillit l’héritage.
À l’époque du siège de cette ville la maison de M. Millien fut brûlée et lui-même, proscrit comme royaliste, fut obligé de se réfugier à Paris. Les rentes viagères de sa femme servaient seules à l’entretien du ménage; mais elle mourut il y a dix-huit ans, Dès lors M. Millien se trouva dépourvu de toutes ressources,
Jeanne Coillard résolut de ne jamais l’abandonner, ainsi qu’elle l’avait promis à sa femme mourante. Depuis cette époque, elle a consacré sa vie à alléger le sort de M. Miliien, non-seulement en le servant gratuitement, mais en lui rapportant chaque mois ce qu’elle gagnait en faisant plusieurs ménages.
M. Millien devint infirme et sourd ; fidèle à sa promesse, Jeanne Coillard redoubla de zèle pour le servir ; elle ne voulut jamais consentir à le laisser placer dans un hospice, et jusqu’à présent elle l’a constamment entretenu par son faible travail, en se privant de tout pour le soulager.
Un particulier, d’autant plus recommandable qu’il désire n’être pas nommé, et dont Jeanne Coillard faisait aussi le ménage, fut tellement touché de son dévouement pour M. Millien, qu’il promit à cette vertueuse femme qu’elle trouverait tous les jours un dîner chez lui elle l’accepta ; mais il a été reconnu qu’au lieu d’en profiter pour elle-même, elle le portait et le porte encore tous les jours à son maître. Le commissaire de l’administration des hospices s’est rendu chez M. Millien il l’a trouvé dans sa petite chambre où Jeanne Coiilard lui servait à dîner, et il a été témoin des soins qu’elle lui donnait ; soins que l’état dans lequel il est depuis plusieurs années, rend aussi nécessaires que pénibles.
Cet infortuné vieillard ne pouvant entendre ce que disait M. le commissaire, celui-ci fut obligé de lui faire comprendre par signes l’objet de sa visite ; et M. Millien détailla alors, avec une vive reconnaissance, toutes les obligations qu’il avait depuis tant d’années à cette vertueuse fille.
L’Académie partage le prix de vertu entre mademoiselle Petit-Jean et Jeanne Coillard.