ÉPISODE DU POÈME INÉDIT
DE
LA GRÈCE SAUVÉE,
PAR FEU M. LE MARQUIS DE FONTANES.
LU DANS LA SÉANCE PUBLIQUE DU 28 JUIN 1821.
ESCHYLE AU TOMBEAU D’HOMÈRE.
Seul il aborde enfin cette rive escarpée,
N’emportant avec lui qu’Homère et son épée.
Il bénit de la mer les secourables dieux.
Les ondes s’apaisaient, il s’avance, et ses yeux
Se promènent au loin sur cette île sauvage :
Il ne voit que la mer, le ciel et le rivage,
Et n’entend pour tout bruit que le flot écumant
Qui se calme à regret et mugit sourdement.
Il cherche, il se demande avec inquiétude,
S’il est, dans cette aride et morne solitude,
Un vieux pâtre, un pêcheur dont le toit de roseaux
S’ouvre à l’infortuné qu’un dieu sauva des eaux.
Tout est désert : il marche entouré du silence,
S’arrête, et marche encore, et trouve un bois immense.
Qui, sous de longs berceaux de cèdres, de palmiers,
A ses pas incertains ouvre mille sentiers.
C’est là qu’il se repose, et près d’un tronc sauvage
Jette ses vêtements qu’a trempés le naufrage;
Là, du limon des eaux son corps tout dégouttant
Se plonge, et se réchauffe, et se roule et s’étend
Au fond d’un lit de mousse et de feuilles séchées.
Les branches d’un dattier vers sa main sont penchées;
Il en cueille les fruits, il apaise sa faim,
Et cède au doux sommeil qui le subjugue enfin.
Après un long repos, Eschyle se réveille;
Un chant mélodieux a frappé son oreille;
Il écoute, et soudain se montre à son regard,
Près d’une yeuse antique, un auguste vieillard
Qui doucement l’approche et daigne lui sourire.
Du vieillard inconnu la main touche une lyre,
Et sur son front s’étend ce bandeau révéré,
Ornement d’un pontife aux Muses consacré.
Il chantait Apollon et l’éloquent Mercure,
Ce dieu des voyageurs, dont la main toujours sûre
Les guide après la course au terme du repos.
Il prend la main d’Eschyle et-lui parle en ces mots :
« Mon fils, parcours en paix ces sauvages retraites;
Sois sans crainte : le Ciel protée les poètes.
Le Ciel depuis longtemps t’attendait dans ce lieu. »
Eschyle ému se lève : « Es-tu mortel ou dieu? »
Répond-il au vieillard; « faut-il que je t’adore?
Je n’entends plus ta voix, ta voix me charme encore.
Oui, tes traits sont divins, oui... » Mais dans la forêt
Le vieillard à l’instant s’éloigne et disparaît,
Et sa lyre après lui résonne sous l’ombrage.
Eschyle- impatient, qu’un dieu même encourage,
Longtemps marche en ces bois de détours en détours,
Vers l’invisible son qui s’éloigne toujours.
Il poursuit son chemin; niais le bruit de la lyre
Décroît à chaque pas, et lentement expire.
Tout se tait, il s’étonne, et le jour va finir;
Sur sa trace oubliée il cherche à revenir,
S’égare, et voit enfin s’ouvrir un large espace,
Qu’un long rang de rochers de tous côtés embrasse.
Ces rochers, sont couverts de pins et de cyprès,
Où du soleil mourant brillent les derniers traits.
Au milieu s’élevait, chargé d’herbe et de lierre,
Un tombeau dont le temps avait brisé la pierre.
Le nom qui le couvrit s’effaça tout entier.
Mais l’Occident a vu l’ombre se déployer;
La nuit vient, et non loin de cette pierre antique
Déjà les rossignols commençaient leur cantique :
C’était un air nouveau, dont ces enfants du ciel
N’ont point encor charmé l’oreille d’un mortel.
Sitôt que dans ces lieux vient chanter Philomèle,
Sa cadence a plus d’art, sa chanson est plus belle;
Jamais, jamais sa voix n’eut les mêmes douceurs
À Délos, à Tempé, lieux chéris des neuf Sœurs,
À Guide, aux bords charmants d’Illissus ou d’Alphée.
Tel, non loin du Strymon, l’inconsolable Orphée,
Seul, au désert ému racontait son amour;
Ou telle, vers le Nil, aux premiers feux du jour,
On dit que, de Memnon la statue animée
Salue en sons plaintifs l’Aurore bien-aimée.
Eschyle s’oubliait : mais, ô charme nouveau!
En foulant le gazon qui croit près du tombeau,
Il entend, à travers la pierre sépulcrale,
Une magique voix sortir par intervalle,
Plus douce que les airs de Mantique Linus. Les oiseaux invités par ces sons inconnus
S’approchent du cercueil, redoublent d’allégresse:
Ils ont mis dans leurs chants plus d’amour et d’ivresse,
Et formant avec eux d’ineffables concerts,
La tombe harmonieuse enchantait ces déserts :
Les pins et les cyprès ont incliné leurs tiges.
Mais dans ces mêmes lieux, où les plus doux prodiges
D’Eschyle suspendu ravissaient tous les sens,
Vient un autre guerrier sous l’habit des Persans.
Il s’approche; un esclave accompagnait sa trace.
Eschyle, en le voyant, n’en croit que son audace,
Brave un double péril, et tire avec fierté
Son glaive qui toujours dans ses mains est resté.
L’adversaire d’Eschyle est généreux et brave;
Il s’arme; mais sa voix défend à son esclave
De l’aider lâchement contre un seul ennemi.
Déjà le fer résonne, et la tombe a frémi;
Elle s’ouvre; à tous deux ces mots se font entendre :
« Homère était mon nom ; là repose ma cendre,
Et dès longtemps j’habite avec les demi-dieux.
Poètes, qu’à dessein je rassemble en ces lieux,
Fils du Ciel, en mon nom, calmez votre colère.
Si Mars vous a traînés sous un drapeau contraire,
Que des Muses au moins les célestes appas
Réunissent vos cœurs au milieu des combats.
Au nœud de l’amitié les Muses sont fidèles:
Approchez-vous, jurez de vous aimer comme elles.
Vous seuls aurez touché mon tombeau de vos mains;
Qu’après vous pour jamais il se cache aux humains! »
La voix cesse à l’instant : les guerriers en silence
Forment aux pieds d’Homère une sainte alliance,
L’attestent à genoux, l’invoquent dans leurs vœux,
Et, penchés sur son urne ils s’embrassent tous deux.
Le Mède parle enfin : « Je suis roi, je suis mage,
On m’appelle Otanès, et le même naufrage
Nous a jetés tous deux au fond de ces déserts.
Quelquefois Ecbatane a répété mes vers;
J’ai partout recherché les poëtes, les sages ;
Du nom d’Homère épris, je vins sur vos rivages;
Quelques-uns de ses chants ont passé jusqu’à nous :
Puissé-je avoir l’honneur de les rassembler tous! »
Il dit : Eschyle montre au chantre d’Ecbatane
Le volume sacré qu’il dérobe au profane,
Et même entre ses mains il daigne confier
Ces vers que du grand roi tout l’or ne peut payer.
Otanès à son tour donne au chantre d’Athènes
Des hymnes que lui-même, en ses courses lointaines,
Apprit d’un peuple antique et proscrit en cent lieux,
Dont Cyrus autrefois affranchit les aïeux.
Enfin ils ont quitté cette tombe sacrée,
De la forêt ensemble ils recherchent l’entrée.
Devant eux un sentier qu’ils ne connaissaient pas,
S’étend et se prolonge, et dirige leurs pas
Vers un tranquille port aux nochers favorable,
Où la vague sans bruit vient mourir sur le sable.
Non loin, de quelques toits que le chaume a couverts,
La fumée, en tournant, s’élève dans les airs.
À tous deux un pêcheur, appesanti par l’âge,
Donne un repas champêtre, et des lits de feuillage ;
Ils y dorment en paix; et quand l’ombre s’enfuit,
Une barque fidèle en leur camp les conduit.
Ils se quittent baignés des larmes qu’ils répandent.
Otanès va chercher les Perses qui l’attendent;
Il revoit son monarque; et, dans le même jour,
Eschyle a joint les Grecs charmés de son retour...