Monsieur,
Les honneurs littéraires ne sont pas seulement destinés à ceux dont les chefs-d’œuvre ont instruit et charmé le monde ; il est aussi quelque gloire pour ces talents aimables et faciles, qui, d’âge en âge, ont fait l’ornement de nos sociétés les plus choisies, et sont devenus, en quelque sorte, les conservateurs des grâces et de l’urbanité françaises.
Les grands écrivains sont connus et cités en tous lieux. L’admiration publique a prévenu leur panégyriste ; et, dès que celui-ci se présente, il est interrompu par les regrets et les hommages universels qui retentissent sur leur tombeau. En un mot, dès qu’on a prononcé le nom d’un grand homme, on a déjà fait son éloge.
Des nuances plus fugitives et moins faciles à saisir forment les traits de ces auteurs ingénieux et légers dont l’à-propos fut, pour ainsi dire, la première muse. Plus leur esprit souple et varié s’accommode aux circonstances qui l’inspirent, et à plus il a quelquefois de peine à leur survivre. Mais si leur gloire est moins imposante et moins durable, elle est peut-être plus douce et plus tranquille. L’envie et la haine s’éloignent d’eux, car leurs succès sont peu disputés dans ces cercles brillants dont ils embellissent les fêtes. Dignes héritiers de nos vieux troubadours, prouvant par leur gaieté cette antique et joyeuse origine, ils courent dans tous les lieux où le plaisir les appelle ; ils entrent, une lyre à la main, dans le palais des princes ; ils payent noblement l’hospitalité dans ces demeures du luxe et de la grandeur, en y chassant la contrainte et les soucis par les jeux d’une muse badine, qui mêle plus d’une fois les leçons de la sagesse aux chants de la folie et du plaisir. Plus heureux encore, ils viennent s’asseoir aux banquets de l’amitié. Partout la joie redouble à leur passage. C’est la joie qui leur dicta ces vaudevilles piquants, ces refrains qu’une heureuse naïveté rendit populaires; c’est la joie encore qui, mieux que l’or et la faveur, acquitta les vers qu’elle fit naître, en les répétant de la cour à la ville, et de la ville jusqu’aux extrémités de la France. Les fruits de leur imagination riante, après avoir charmé les contemporains, sont même recueillis avec soin par la postérité, s’ils réunissent la finesse au naturel, et la satire agréable des mœurs au respect pour les bienséances sociales.
En peignant le troubadour moderne, n’ai-je pas tracé le caractère de M. Laujon ? Il critique sans amertume, il folâtre sans licence. C’est un avantage qu’il eut sur Anacréon, auquel vous le comparez. Pour l’imiter en tout, il atteignit sa vieillesse ; mais il ne se borna point, comme son modèle à ne faire que des chansons ; il composa des pastorales intéressantes, des drames gracieux, dont nos théâtres lyriques conservent encore la mémoire. La conformité des goûts le rapprocha, pendant sa vie, des Collé et des Favart, et, pour me servir d’une expression de Voltaire, il va les rejoindre le dernier, comme cadet de la famille.
Les compagnons de ses plaisirs ne furent pas si heureux que lui. Ils n’entrèrent point dans ce sanctuaire des lettres qu’ouvrirent à M. Laujon des succès de plus d’un genre, et l’intérêt que mérite un long âge, honoré par une conduite irréprochable.
Nous avons cru juste, Monsieur, de ne point vous faire attendre une distinction que d’autres ont briguée trop longtemps.
Vos premiers essais ont embelli le théâtre où brilla M. Laujon. En vous jouant dans la même carrière, vous méditiez un essor plus élevé. On vous a vu paraître avec éclat sur la scène de Molière. Vous n’avez point succombé sous la périlleuse entreprise d’une comédie de caractère, en cinq actes et en vers. Les applaudissements du public ont déterminé nos suffrages, plus que la bienveillance des illustres amis dont votre jeunesse a droit de s’honorer.
Je n’ai point vu la représentation de vos Deux Gendres, je ne puis donc juger de tout leur effet. Mais j’ai eu le plaisir de les lire, et je ne m’étonne point de leur succès. Ce n’est point à vous qu’il faut dire :
Un vers heureux et d’un tour agréable
Ne suffit pas.
De meilleurs juges que moi, vos rivaux eux-mêmes, ont avoué qu’à ce mérite, qui n’est pas vulgaire, vous avez su joindre
De l’intérêt, du comique, une fable.
Marchez d’un pas ferme et sûr dans la carrière où votre début est si glorieux ; justifiez, par de nouveaux succès, nos espérances et votre précoce renommée.
Jeune encore, c’est en homme déjà mûr que vous avez parlé de votre art dans le discours que cette assemblée vient d’entendre et d’applaudir. L’art de la comédie vous paraît sans limites. C’est ainsi que doit juger l’enthousiasme, et l’enthousiasme sied à la jeunesse. Vous observez très-bien que chaque génération apporte de nouvelles nuances à nos travers, qu’elle en varie les expressions, et peut fournir, à chaque époque, des couleurs différentes. Mais d’autres rapports dans les caractères sont-ils des caractères nouveaux ? Croyez-vous, par exemple, que l’avare, le prodigue, le joueur, ne soient pas aujourd’hui ce qu’ils étaient autrefois ? Tartuffe, sans doute, n’est plus dévot, Tartuffe est trop adroit pour choisir des rôles où l’on ne gagne plus rien. Il prend un autre déguisement, mais il reste toujours l’hypocrite ; les masques changent, et non les passions. Ceux qui ont exprimé les premiers traits de la nature n’ont-ils pas quelque avantage sur ceux qui n’en pourraient plus saisir que les variétés inconstantes ? Toutefois je me rassure, et je reconnais avec vous que les matériaux ne manqueront pas de longtemps à celui qui peint les ridicules. Je ne crois pas qu’en ce genre, au moins, on accuse la stérilité du siècle présent.
Vous avez su tracer avec sagesse les devoirs et les privilèges du poëte comique. Sans doute, en attaquant les vices de la société, il doit toujours respecter les principes conservateurs qui la maintiennent. Mais, en exigeant du génie cette circonspection salutaire, vous l’abandonnez ensuite à toute son audace ; vous réclamez pour lui des sauvegardes, non des barrières.
En effet, quand les autorités étaient faibles et les exemples corrupteurs, les Muses ont pu s’abandonner quelquefois à de coupables écarts. Mais ce danger n’est plus, aujourd’hui que tout est grand, fort et respecté sous le gouvernement qui les protège. Libres et sages désormais, leurs voix en auront plus d’autorité dans l’avenir. Elles sont chargées de transmettre à la mémoire des événements inouïs. Qu’on reconnaisse à la franchise de leur langage que tout est vrai dans leurs récits, quoique tout y soit merveilleux. Après avoir conté tant de victoires, les trônes détruits ou donnés, les royaumes conquis en moins de temps qu’on ne prenait jadis une ville, elles célébreront surtout les grandes pensées du législateur, et les travaux sans nombre qu’il exécute pour la splendeur et la prospérité de son vaste empire ; un même code gouvernant vingt nations diverses ; une magnificence vraiment royale embellissant les cités ; ce Louvre, que dix rois ébauchèrent, achevé par un seul en quelques années ; des canaux joignant les fleuves et les mers, pour les besoins de l’agriculture et de l’industrie ; un art nouveau perfectionnant tous les jours les productions du sol français,
Et nos voisins frustrés de ces tributs serviles
Que payait à leur art le luxe de nos villes,
comme le disait un grand poëte à un grand roi ; en un mot, les Muses assises au pied du trône, en peignant ce règne glorieux, composeront leur tableau de ce qu’il y a de plus extraordinaire dans les siècles héroïques et de plus sage dans les siècles éclairés. La postérité lira cette admirable histoire ; et puisse-t-elle dire un jour que si jamais prince ne fut plus digne d’être loué, jamais, en louant, on ne connut mieux la dignité des lettres, l’intérêt des peuples, et la vraie gloire des souverains !