RÉPONSE DE M. ARNAULT
AU DISCOURS DE M. JAY
prononcé dans la séance du 19 juin 1832
Oui, Monsieur, aux qualités peu communes que réunissait M. l’abbé de Montesquiou, à la sagacité qu’il apportait dans l’examen et la discussion des intérêts politiques, à la pénétration avec laquelle il en approfondissait les problèmes les plus ardus, à la justesse avec laquelle il les analysait, il les développait, à la lucidité et à l’élégance avec lesquelles il en écrivait, il en parlait, on reconnaît non-seulement les titres qui l’ont dû porter à la première de nos législatures, mais ceux qui lui ont assuré une place distinguée dans cette assemblée si riche en talents supérieurs.
On ne peut méconnaître non plus au tour ingénieux des traits dont il semait sa conversation, à la finesse de ses plaisanteries, à la grâce de ses malices, ses droits aux succès qu’il obtint à une cour où la faveur ne fut pas exclusivement réservée à des adulateurs fades ou stupides, où le bon esprit a été quelquefois aussi bien traité que le bel esprit, où l’on ne déplaisait pas toujours au maître en montrant encore plus d’esprit que lui.
Ces qualités si distinguées, si M. l’abbé de Montesquiou les eût appliquées à la culture des lettres, nul doute qu’elles n’eussent donné en lui, à l’Académie française un des membres les plus recommandables dont elle pût s’enorgueillir ; nul doute que nos plus brillants devanciers n’eussent en lui un de leurs plus brillants successeurs, si ce n’est un de leurs plus redoutables rivaux.
Combien alors la tâche que vous venez de remplir, Monsieur, vous eût été facile ! Trouvant dans ses travaux académiques la matière de l’éloge de cet académicien, vous auriez donné pour base à cet éloge des faits et non des conjectures ; vous nous auriez entretenus à cette tribune, essentiellement littéraire, non de ce qu’il était capable de faire en littérature, mais de ce qu’il aurait fait ; non de ses aptitudes, mais de ses œuvres !
Que ces aptitudes aient paru au noble restaurateur un titre suffisant à l’admission de M. l’abbé de Montesquiou dans l’Académie restaurée, cela ne doit pas surprendre ; en dépit du jugement exquis dont il a donné tant de preuves, ce quasi François Ier (Il n’a jamais commandé ses armées en personne, il n’a pas perdu de bataille comme François Ier, mais, comme ce prince, il a protégé les lettres, il les a cultivées, il a même fait des vers. On lui doit le rétablissement du Journal des Savants) était assez enclin à croire que la restauration du trône devait entraîner celle des institutions que le trône avait entraînées dans sa chute : en attendant l’occasion d’en venir à de plus importantes, il relevait à petit bruit celles que l’opinion publique semblait le moins repousser, ou peut-être se donnait-il cette petite satisfaction faute d’en pouvoir prendre une plus grande.
Son penchant d’ailleurs était merveilleusement sollicité par des hommes dont il favorisait les secrètes prétentions, les jaloux ressentiments.
D’anciens académiciens, dont la vieillesse avait été recueillie par l’Institut élargi pour les recevoir, croyant qu’il ne récupéreraient leur ancienne dignité qu’autant qu’à leur condition améliorée par la révolution, se rattacherait la dénomination qu’ils avaient antérieurement à la révolution ; d’anciens académiciens, dis-je, ne se lassaient pas de répéter que des gloires qui lui étaient réservées, la moins brillante n’était pas la résurrection des Académies, et que la barbarie ne serait entièrement détrônée en France, que lorsque après avoir été régénérées par des éliminations indispensables, les diverses classes de l’Institut marquées du sceau de la restauration, auraient échangé leurs titres respectifs contre ceux que la protection royale avait donnés, en les fondant, aux institutions qu’elles remplaçaient.
À M. l’abbé de Montesquiou n’appartient pas le tort d’avoir réalisé ces espérances. Bien qu’il en fût vivement sollicité par quelques dépositaires de sa confiance et de son autorité, il lui répugnait de donner à la vanité de quelques hommes cette satisfaction qui devait en mécontenter un si grand nombre, de dépouiller d’un nom déjà illustre une société à laquelle l’Europe savante était affiliée, de dépecer un corps plein de vigueur et de jeunesse pour ressusciter dans chacun de ses membres des institutions surannées. Moins accessible en cette circonstance aux suggestions, aux obsessions même des subalternes, ce ministre se montra plus tolérant que son ministère où modération n’avait pas toujours prévalu.
La faute dont il s’était noblement abstenu, son successeur ne crut pas pouvoir trop s’empresser de la commettre. Grâce à un retour de pudeur, l’Institut toutefois ne fut pas dépossédé d’un nom protégé par vingt ans de célébrité ; mais la dénomination d’Académie fut substituée à celle de classe que ses différentes divisions avaient reçue dans l’origine.
Si l’on s’en était tenu là, loin de voir un crime dans cette réforme, nous regretterions qu’elle n’ait pas été effectuée par M. l’abbé de Montesquiou ; en mariant deux grandes illustrations, elle n’altérait pas le fond des choses. Mais tel n’était pas le sentiment qui animait, le réformateur. Il songeait moins à complaire à des vanités, qu’à satisfaire des haines. Se prévalant, pour les soumettre aux réglements qui régissaient ces institutions royales, de ce que les classes de l’Institut avaient reçu du roi le titre d’Académies, et contestant à leurs membres le caractère indélébile que le choix de leurs confrères leur avait conféré, sous prétexte de consolider leur position par une sanction nouvelle, le ministre fit subir à l’Institut l’outrage de la mutilation. Des noms européens disparurent de ses fastes d’où le nom de MONGE fut effacé, et la classe de la langue et de la littérature française paya de la perte du quart de ses membres l’illustre nom qu’elle porte depuis cette époque.
« En cela, dira-t-on, la royauté n’a fait que ce qu’a fait le consulat. L’ordonnance de 1816 n’est-elle pas justifiée par le décret de 1803 qui avait soumis à l’approbation du chef de l’État les nominations de l’Institut ? Le droit d’approuver n’entraîne-t-il pas celui d’improuver ? Le gouvernement royal usa, toutefois avec sobriété, de l’exemple ; il n’a pas imité le gouvernement consulaire qui, fit disparaître de l’Institut une de ses classes, la classe des sciences morale et politiques, qu’il a remplacée par celle des langues et de la littérature anciennes. De plus, il n’a porté aucune atteinte soit à la nature des attributions de ces diverses compagnies, soit à leur intégrité numérique. »
Le gouvernement consulaire substitua, il est vrai, une classe d’érudition à une classe qui n’était pour lui qu’une Sorbonne politique dont les censures l’importunaient. Il eut, en cela, le tort de changer la constitution de l’Institut, mais du moins n’eut-il pas celui de porter atteinte à la condition de ses membres ; et dans cette refonte où chacun d’eux a été conservé, chacun d’eux a-t-il conservé sa place. Bien plus, il trouva ainsi le moyen d’y rappeler les proscrits que la révolution du 18 fructidor en avait expulsés, et d’y incorporer les académiciens détrônés par les convulsions de 1793 ; opération réparatrice, opération conciliatrice à laquelle on ne peut reprocher que d’avoir été faite illégalement. Un décret ne devait pas modifier ce qui avait été statué par une loi ; et la volonté particulière attentait à la souveraineté nationale en se substituant à la volonté législative. Fait illégalement, le bien est un mal, en ce qu’il semble autoriser le mépris des lois.
En conséquence des statuts primitifs qu’on remettait en vigueur, l’Académie française devait être composée de quarante membres. Craignant qu’elle ne se rendit, par une nouvelle élection, les membres dont un abus de pouvoir venait de la priver, et se substituant à ses droits, le gouvernement disposa, au gré de ses affections, des fauteuils que ses aversions rendaient disponibles, signalant ainsi, par une violation des statuts académiques, la restauration de l’Académie.
Parmi les membres appelés à remplir les vides créés par la plus capricieuse des persécutions, et entre lesquels, je dois le dire, il en est plus d’un, il en est un surtout que votre suffrage libre vous eût donné pour confrère (M. Lainé), se trouva M l’abbé de Montesquiou.
C’est à la manière dont il accueillit un honneur qu’il n’avait pas songé à mériter, qu’on reconnaît l’excellence de son jugement. Il avait plus d’une convenance à ménager. Ne refusant pas, par respect pour la volonté royale, le titre d’académicien, par respect pour l’Académie, il s’abstint de paraître dans ses assemblées où il n’était point appelé par son choix (M. l’abbé de Montesquiou, cependant, assista plusieurs fois aux séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, dans laquelle le suffrage de ses membres l’avait appelé). Mais pour prouver qu’en cela il obéissait aux conseils d’une discrète modestie et non aux suggestions d’une secrète vanité, il n’a jamais dédaigné la modique indemnité attribuée par la loi à chacun des académiciens ; indemnité qu’un homme porté par des titres plus éclatants à une condition plus haute, indemnité que Napoléon ne refusa jamais, tant qu’il figura comme membre dans l’Institut, dont il a fini par être le protecteur.
Refuser l’indemnité académique, c’eût été faire injure à toutes les académies qui la reçoivent ; l’académicien même à qui elle n’est pas utile doit l’accepter par égard pour celui à qui elle est nécessaire.
La difficulté que vous éprouvez à justifier par des faits les éloges que vous donnez aux facultés littéraires de votre prédécesseur, on ne l’éprouvera pas à votre sujet, Monsieur. Ce qu’il eût pu faire, vous l’avez fait. Des productions de plus d’un genre, des succès de diverses natures recommandaient depuis long-temps votre nom à l’estime publique et à la prédilection de l’Académie, quand ses suffrages vous ont appelé à remplir une place qui semblait plutôt réservé qu’occupée. Les premiers efforts qui vous en ont rapproché ont été couronnés par des triomphes. C’est une double palme à la main, que vous l’avez réclamée. L’Académie avait reconnu dès long-temps dans l’auteur du Tableau littéraire du dix-huitième siècle, et de l’Éloge de Montaigne, un littérateur appelé à siéger au rang des juges qui le couronnaient.
À ces productions d’une étude si étendue et d’un goût si éclairé, ne se bornent pas vos titres. Depuis quinze ans, athlète infatigable, vous combattez pour les intérêts les plus précieux de la génération présente, pour les droits et les plaisirs que les bons esprits attendent de la civilisation actuelle.
Tout en défendant, par une polémique quotidienne et courageuse, les principes sur lesquels reposent la littérature des bons esprits et la politique des honnêtes gens, joignant la pratique à la doctrine, de combien d’ouvrages n’ayez-vous pas enrichi la bibliothèque de la morale et du goût ?
Variant avec une souplesse qui n’appartient pas toujours aux esprits forts, les formes dont il est si utile de revêtir la raison pour la faire aimer, et souvent lui prêtant même l’attrait du roman ; moraliste sans austérité, tantôt vous mettez en action les travers de 1’humanité pour faire sortir de cette action qui les développe la leçon qui doit les corriger, intention qui me semble caractériser les essais de Nicolas Freeman ; et tantôt, par un semblable artifice, critique sans pédanterie, vous faites sortir d’un drame ingénieusement inventé la discussion qui démontre la vanité et le ridicule des théories, que quelques esprits présomptueux se sont efforcés de substituer à des principes auxquels notre littérature doit deux siècles de gloire.
Dans ce dernier ouvrage surtout (La Conversion d’un Romantique), se montrent les qualités qui vous sont propres, je veux dire la justesse et la modération qui distinguent le critique du satirique. Plus jaloux de persuader que de confondre, et de ramener que de repousser, avec quels ménagements ne présentez-vous pas la lumière aux yeux malades que vous voulez apprivoiser avec elle ? L’esprit ne saurait modifier plus habilement les censures de la raison. Vos leçons de goût sont aussi des exemples d’urbanité.
Puissent vos arguments, fondés non sur des doctrines acceptées sans examen, non sur des préjugés travestis en lois par une aveugle soumission, convertir au bon goût, ou à la raison, car l’un ne va pas sans l’autre, des esprits moins pervers que pervertis, qui auraient déjà augmenté les trésors de notre littérature, s’ils avaient employé à bien faire la force et les effort qu’ils ont dépensés à faire mal ; et qui, semblables au voyageur engagé dans une fausse voie, se sont égarés de toute la vigueur et de toute la vitesse qui devaient les conduire au but.
Triste effet du besoin de se distinguer. Pour faire du neuf ils ont fait du bizarre. Mais encore ce bizarre n’est-il pas du neuf. La physionomie étrange que donne à leurs compostions ce mélange de tous les caractères, cette confusion de tous les genres, cette cacophonie de tous les styles, les rend très-dissemblables sans doute des maîtres de notre école ; mais ne les rend-elle pas un peu trop semblables aux maîtres de certaines écoles étrangères ? Si la nature, en leur donnant le besoin d’écrire, ne les a pas doués de la faculté d’inventer, ne feraient-ils pas mieux d’imiter Corneille, Racine ou Voltaire dans leur régularité, que, dans leur difformité, le Dante et Shakspeare ?
Partout où il se trouve, même dans Ennius, l’or est toujours de l’or. Je ne suis pas de ceux qui méconnaissent la présence du génie dans les compositions de l’épique italien et du tragique anglais ; mais-je ne crois pas que ce soit par l’alliance de la bouffissure et de la trivialité avec les sentiments les plus simples et les plus nobles, que leur supériorité se révèle. Ce n’est pas pour cela, mais malgré cela, que je les admire. Et c’est en reproduisant ces grossières disparates qu’on prétend rivaliser avec eux de génie !
Ce travers est à déplorer, mais plus dans l’intérêt des écrivains qui s’y livrent que dans celui de la gloire nationale. Pure et durable comme la raison, la gloire des deux grands siècles doit-elle redouter les atteintes des insensés qui l’abjurent ? Ils ne peuvent pas la détruire, s’ils ne veulent pas la continuer.
Le temps, Monsieur, ne me permet pas d’analyser tous les ouvrages, où toujours inspiré par le besoin d’être utile, vous servez les intérêts de la morale avec tout le talent que vous avez employé à détendre les intérêts du goût. Je ne puis pourtant me dispenser d’indiquer à l’attention des vrais philosophes, dans votre recueil de Nouvelles américaines, où chaque fait est la démonstration d’une vérité, chaque récit une leçon de philosophie, la nouvelle dans laquelle vous développez si ingénieusement à l’aide d’une série d’aventures trop vraisemblables pour n’être pas vraies, les bienfaits du système pénitentiaire des Etats-Unis ; système qui, si différent du nôtre que semble avoir dicté l’esprit de vengeance, ne tend qu’à corriger les malheureux que nous ne songeons qu’à punir, et à les reconquérir à la société quand nous faisons tout pour les lui aliéner. Cette nouvelle où, mettant en opposition les résultats si différents de ces deux systèmes, vous faites donner au vieux monde par le nouveau, des leçons si frappantes de morale pratique, n’est pas seulement l’œuvre d’un écrivain habile et d’un penseur profond, c’est aussi l’œuvre d’un philanthrope, c’est aussi l’œuvre d’un homme qui a autant de bonté que d’esprit dans le cœur.
Me bornant, par le même motif, à indiquer à l’estime publique ces Dialogues des morts, où vous rajeunissez, par l’application que vous en faites à des événements récents, ce genre de fiction ; et ces chapitres datés de Sainte-Pélagie, et si gaiement, si librement écrits sous les verrous, preuve nouvelle que partout le sage est indépendant, et que la prison même n’est pour lui qu’un cabinet de méditation ; j’en viens au plus important de vos ouvrages, à celui que nous devons regarder comme le premier de vos titres académiques, à l’Histoire du cardinal de Richelieu.
C’était une entreprise hardie que celle de peindre cet homme qui, reprenant une tâche abandonnée depuis Louis Xl, osa redemander aux grands vassaux ce qu’ils avaient reconquis sur le pouvoir royal pendant la longue anarchie qui caractérise le règne de la troisième branche des Valois ; cet homme dont l’inflexible volonté, brisant ce qui ne voulait pas fléchir, et s’asservissant le roi lui-même pour affranchir la royauté, consomma l’émancipation du trône que l’astucieuse politique du bourgeois couronné n’avait qu’ébauchée.
Cependant il émancipait aussi le royaume. Exécutant les hautes conceptions de Henri IV, il suscitait l’Europe entière contre cette maison d’Autriche qui, depuis un siècle, pesait sur l’Europe ; la frappant dans ses deux branches, et la châtiant tout à la fois sur le Rhin et sur les Pyrénées, il étendait à ses dépens les frontières de cette France au cœur de laquelle elle avait pénétré, et dont elle avait un moment espéré l’asservissement ; enfin réveillant la jalousie des princes de l’empire contre l’empereur, il jetait les bases de ce traité qui devait apporter tant de restrictions au pouvoir impérial, de ce traité de Westphalie sur qui reposa long-temps l’équilibre de l’Europe, et qui ne fut pas moins une constitution pour elle que pour l’Allemagne.
Le remède qui guérit un mal en provoque souvent un autre : cela est dans les destinées humaines. En fortifiant le pouvoir royal de tout le pouvoir qu’il enlevait aux grands ; en débarrassant de toute entrave ce despotisme dont Louis XIV usa si largement, Richelieu, qui détruisait l’intermédiaire placé entre le prince et le peuple, ne prépara-t-il pas la lutte qui, un siècle et demi après, s’engagea entre le peuple et le prince, et cette révolution où se perdit le pouvoir arbitraire qu’il avait cru consolider à jamais ?
Cette question n’a pas échappé à votre sagacité, et vous n’avez pas hésité à la résoudre. Un esprit aussi judicieux que le vôtre pouvait-il ne pas voir, dans les conséquences de ce pouvoir sans modérateur, le principe même de sa destruction ? pouvait-il ne pas voir que des abus du pouvoir naît la liberté, comme des excès de la liberté doit naître la tyrannie ?
Après avoir pacifié la France qu’il avait agrandie, avide de gloire au point d’avoir même ambitionné celle des armes, ce prêtre que n’avait pas dédaigné les succès de l’école, voulut aussi appeler sur son règne la gloire des lettres. Il y réussit, si ce n’est par la direction que prétendit leur imprimer son goût, du moins par celle qu’elles reçurent de l’Académie française, dont le goût pourtant ne s’accorda pas toujours avec celui de son orgueilleux fondateur, et dont la reconnaissance n’alla pas jusqu’à rabaisser la gloire du Cid pour complaire, à Son Éminence qui, prétendant aussi à la gloire du théâtre, n’était peut-être pas exempte de toute jalousie de métier.
À cette époque où les formes de notre littérature tendaient à s’épurer, Richelieu seconda, en fondant l’Académie française, l’essor n’avait été donné aux esprits par Malherbe, l’essor qu’en le continuant, Corneille élevait à un si haut degré de sublimité ; s’il ne créa pas le génie, du moins provoqua-t-il le perfectionnement des moyens par lesquels le génie se manifeste, et a-t-il acquis à notre langue, dont quelques philosophes avaient analysé l’essence et démontré les règles, cette clarté, cette précision et cette fixité qui en font une langue européenne.
Tel fut le but de la fondation de l’Académie ; tel est l’objet dont elle dut exclusivement s’occuper, conformément au discours qui sert de préface à ses statuts.
« Notre langue, y est-il dit, déjà plus parfaite qu’aucune des langues vivantes, pourrait bien enfin succéder à langue latine, comme la langue latine à la grecque, si on prenait plus de soin qu’on n’a fait jusqu’ici de l’élocution qui n’est pas à la vérité toute l’éloquence, mais qui en fait une fort bonne et fort considérable partie. Les fonctions de l’Académie seraient donc de nettoyer la langue des vices qu’elle a contractés dans la bouche du peuple, ou dans la foule du palais et dans les impuretés de la chicane, ou par les mauvais usages des courtisans ignorants, ou par l’abus de ceux qui la corrompent en l’écrivant, et de ceux qui disent bien, ce qu’il faut dire dans les chaires, mais autrement qu’il ne le faut ; pour cet effet, il est bon d’établir un usage certain des mots ; il s’en trouverait peu à retrancher de ceux dont on se sert aujourd’hui, pourvu qu’on les rapportât à un des trois genres d’écrire auxquels ils peuvent s’appliquer ; ceux qui ne vaudraient rien, par exemple, dans le style sublime, seraient soufferts dans le médiocre et approuvés dans le plus bas et dans le comique (Voyez l’Histoire de l’Académie française par Pélisson). »
Nul doute, Monsieur, qu’une pareille institution n’ait préparé la gloire du siècle qu’elle ouvrit ; que les critiques dont le style de Corneille fut l’objet, n’aient contribué à la perfection du style de Racine. Elle tira la langue française du chaos : puisse-t-elle l’empêcher d’y retomber !
Que d’altérations n’a-t-elle pas reçues depuis quarante ans à la tribune, où elle est journellement dénaturée par des orateurs qui, important dans la capitale les locutions de leurs provinces, n’expriment pas toujours dans le français le plus pur les sentiments d’un bon Français ! Que d’altérations ne reçoit-elle pas journellement au théâtre où, pour imiter plus fidèlement la nature, tant d’auteurs affectent de substituer à la langue de la bonne compagnie, le jargon des carrefours et le patois des halles, et regardent chaque faute de français comme un trait sublime ! S’étudiant à défaire cette belle langue du dix-huitième siècle, chacun aujourd’hui se fait sa langue. Pour rajeunir des idées communes, affectant de parler grec et latin en français, les uns s’étudient à remettre en vigueur l’idiome pédantesque de Ronsard ; les autres, répudiant toute expression, toute locution d’usage postérieur au temps de Rabelais, s’évertuent à ressusciter le langage des vieux chroniqueurs, comme s’ils n’écrivaient que pour être compris des siècles passés et des générations contemporaines de Froissart ou du sire de Joinville ; et cependant certains novateurs, qui. ne pèchent pas par excès d’érudition, expriment dans une langue que personne n’a parlée, des idées qui ne sont passées dans la tête de personne.
Moindre était le désordre auquel Richelieu voulait mettre un terme. Du chaos qu’il débrouilla, sortit la plus riche des littératures. Une littérature semblable sortira-t-elle du chaos où nous sommes retombés ?
Ne nous étonnons pas qu’en reconnaissance d’un pareil bienfait, les générations académiques se soient fait un devoir de rappeler à l’inauguration de chaque nouvel académicien le nom du bienfaiteur. C’était acquitter une dette de la France, et il n’y avait pas flatterie à louer sans réserve, sous ce rapport, un ministre que, sous tant d’autres, on ne peut louer qu’avec restriction. Je ne crains donc pas d’être désavoué ici, quand je paie ce tribut à Richelieu, fondateur de l’Académie française. Le nom qui lui a été donné tant de fois dans vos fastes, Messieurs, ne doit jamais sortir de votre mémoire. J’aime à le proclamer.
Peut-être le même esprit de justice nous ferait-il aussi un devoir de proclamer le nom du complaisant qui, n’ayant pas honte de prêter son ministère à des rancunes de coterie, à des ressentiments de cour, sous prétexte de rétablir l’Académie, désorganisa la belle institution où elle s’était fondue, brisa le lien fraternel qui réunissait les diverses branches de cette noble famille, et vous outragea dans vos confrères dépouillés par lui de l’inamovible dignité qu’ils tenaient de vous.
Mais n’affligeons pas les échos de cette enceinte ; ne leur faisons pas répéter un nom que la vengeance des lettres doit condamner à l’oubli ; et mieux avisés que ces magistrats qui insérèrent le nom d’Érostrate dans le décret par lequel ils défendaient de prononcer le nom de ce sacrilège, ne donnons pas même au démolisseur de notre temple la célébrité à laquelle il semblait ne pas devoir échapper.
D’ailleurs le temps n’est plus où le mal qu’il nous a fait était irréparable. Les débris qu’il avait dispersés se rapprochent. Espérons que tous auront bientôt retrouvé leur place dans l’édifice qu’il avait tenté de détruire, dans ce Capitole de la république des lettres, raffermi par la main royale du protecteur que nous a donné la France régénérée.