FABLES,
LUES A LA SÉANCE PUBLIQUE DU 7 NOVEMBRE 1811,
PAR M. ARNAULT.
LA STATUE DE NEIGE.
L’autre hiver, des badauds, attroupés dans ma rue,
S’extasiaient devant une statue :
C’était la reine de Paphos,
Chef-d’œuvre qu’un artiste, échappé du collége,
Avait tiré ... — d’un marbre de Paros ?...
Non, lecteur, mais d’un tas de neige.
Le ciseau de Chaudet n’aurait pas excité
Plus d’admiration dans la foule ébahie.
« Voilà ce qui s’appelle une œuvre de génie !
« Un morceau vraiment fait pour la postérité.
« Que cette tête est noble et belle !
« Disaient, en soufflant dans leurs doigts,
« Trois amateurs transis ; l’antiquité, je crois,
« N’a rien à mettre en parallèle.
« — Rien ! dit un antiquaire indigné du propos ;
« Rien ! puis-je entendre un tel blasphème !
« Rien ! ne craignez-vous point de passer pour des sots ?
« — Des sots ! nous, Monsieur ! sot vous-même ;
« Si vous n’admirez pas ces formes, ces contours
« Cette pose à la fois sublime et naturelle,
« Ce sourire où l’on voit se jouer les amours ;
« Non, la Vénus de Praxitèle
« N’est qu’un bloc en comparaison.
« Qu’un bloc ! » dit l’érudit, étouffant de colère,
Comme s’il n’avait pas raison ;
« J’espère, aux ignorants, démontrer le contraire.
« Je ne veux rien qu’un mois ; » et s’échappant soudain,
Il grimpe à son taudis, s’enferme, prend la plume,
Compulse maint et maint volume,
Cite maint Grec et maint Romain,
Se fatigue la tête et plus encor la main ;
Que d’encre prodiguée ! et que d’encre perdue !
Non qu’au jour dit l’erreur n’eût été confondue,
Et le goût rétabli dans son honneur vengé ;
Mais tandis qu’il grimpait, le temps avait changé,
Et la Vénus était fondue.
LA PIÈCE DE BOEUF.
Sans la pièce de bœuf, il n’est point de dîné.
Combien, en fait de bœuf, n’a-t-on pas raffiné !
En plus de cent façons je crois qu’il s’accommode :
L’un veut qu’en miroton le bœuf soit mitonné ;
L’autre, qu’en vinaigrette il pique assaisonné ;
Moi, j’aime le bœuf à la mode ;
Le bœuf grille en Espagne ; en Allemagne il bout.
À la Chine, en France, partout,
Point d’enfant gâté qui n’en mange,
Pourvu qu’on l’apprête à son goût.
J’en dis autant de la louange.
Honnêtes gens qui m’écoutez,
L’aimez-vous moins que moi ?
Disons, sans honte fausse,
Que, pour ce mets aussi, jamais les dégoûtés
Ne disputent que sur la sauce.
LES VITRES CASSÉES.
Dans son manoir gothique, en tourelle arrondi,
Entre quatre vitraux noircis par la fumée,
Un certain vieux baron n’y voyait à midi
Qu’avec la chandelle allumée.
Les barons sont mortels ; le ténébreux donjon
Un beau soir passe à d’autres maîtres :
Ceux-là voulaient y voir. « C’est pour cette raison,
« Disait l’un d’eux, qu’à sa maison,
« D’ordinaire on fait des fenêtres.
« D’un si beau privilége usons à notre tour ;
« C’est trop longtemps souffrir qu’un importun nuage
« Ferme ce noble asile aux doux rayons du jour.
« Qu’on y mette ordre avant que je sois de retour. »
Il dit, et part : il eût été plus sage
S’il en avait dit davantage ;
Car il s’adressait à des gens
Bien plus zélés qu’intelligents.
Dans la ferveur qui les anime,
Les servantes et les valets
De s’armer aussitôt de manches à balais ;
Et Dieu sait comme on s’en escrime !
Vingt écoliers dans le château
N’auraient pas fait pis ni plus vite.
En moins d’un quart d’heure, en son gîte,
Le nouveau possesseur n’avait plus un carreau.
On y vit clair, d’accord ; mais la neige, la grêle,
Mais la pluie et le vent d’arriver pêle-mêle
Dans le salon glacé, d’où l’obscurité fuit.
Nos gens, en faisant à leur tête,
Ont changé l’antre de la Nuit
En caverne de la Tempête.
Aux maux produits par l’incrédulité,
Sur ceux qu’enfante l’ignorance
Pourquoi donner la préférence ?
Entre ces deux erreurs cherchons la vérité.
Précepteurs de l’humanité,
Pour réponse à vos longs chapitres,
Au maître de ma fable il faut vous renvoyer.
Ce qu’il dit à ses gens, sans trop les rudoyer,
Vous conviendrait à bien des titres :
« Il ne faut pas casser les vitres,
« Mais il faut bien les nettoyer. »
LA BOUCHE PLEINE.
Demande-t-on la bouche pleine ? »
Disait ma femme à son marmot.
« Fi ! qu’il est laid ; fi ! qu’il est sot.
« Il n’aura plus rien pour sa peine. »
Le marmot de pleurer, non qu’il eût appétit,
Mais il était à table, et c’était là son centre ;
Mais il était de ceux dont le proverbe dit :
« Tes yeux sont plus grands que ton ventre. »
Ambitieux ! Ambitieux !
Vous qui, comblés des dons de la fortune,
La poursuivez encor d’une plainte importune,
C’est ainsi que sont faits vos yeux :
À de nouveaux honneurs vous parvenez à peine,
Qu’à des honneurs nouveaux déjà vous prétendez ;
Un peu plus de raison, enfants, vous l’entendez,
Demande-t-on la bouche pleine ?
LE SOLEIL ET LA CHANDELLE.
Or çà, mes amis, essayons
De vous redire en vers tout ce que la chandelle
Disait naguère en prose, en voyant ses rayons
Porter jusqu’à six pas la lumière autour d’elle.
« Ce n’est pas tout à fait la clarté du soleil,
« Et je n’éclaire pas une sphère aussi grande.
« À cela près, je le demande,
« Mon rôle au sien n’est-il pas tout pareil
« À votre gré, Monsieur, à votre goût, Madame,
« Écrivez, jouez ou lisez,
« Tricotez, brodez ou cousez,
« À qui veut en user je prodigue ma flamme.
« Vous blâmez le soleil de trop tôt se coucher,
« De se lever trop tard ; qu’il dorme en paix sous l’onde,
« Et l’on ne saura pas s’il est nuit en ce monde,
« Pour peu qu’on ait pris place à cette table ronde,
« Et que l’on pense à me moucher. »
Cependant le Soleil, averti par les Heures,
Plus alerte et plus radieux,
Avait abandonne les humides demeures,
Et ses premiers rayons doraient déjà les cieux ;
À mesure qu’il perce et dissipe les voiles
Par la nuit étendus sur le monde obscurci,
Voyez-vous pâlir les étoiles ?
Les étoiles, la lune, et la chandelle aussi !
Ainsi, dans mainte académie,
Passez-moi la comparaison,
Le faux esprit s’éclipse auprès de la raison ;
Le bel esprit s’éclipse à côté du génie
« Mon enfant, » dit l’Astre du Jour
En plaignant sa rivale, à demi consumée,
De perdre sa gloire en fumée,
« Veux-tu de ton triomphe assurer le retour ?
« Fais tout fermer, porte, fenêtre,
« Volets surtout ; fais que la nuit
« Règne à jamais dans ce réduit :
« La nuit te fait briller ; je la fais disparaître. »
LES MALADROITS.
Pour complaire aux goûts innocents
Des grands et des petits enfants,
De pauvres baladins allaient de foire en foire,
Représentant les faits les plus intéressants
Ou de la fable ou de l’histoire.
Ressuscitant les vieux héros
De l’Italie et de la Grèce,
Casque en tête, cuirasse au dos,
Épée au poing, c’est en champ-clos
Qu’ils faisaient briller leur adresse.
Or, un beau jour (et, cette fois,
On avait mis la scène en France),
Sous les murs d’Orléans, et, pour leur délivrance,
Contre Jean Chandos, Jean Dunois
Devait combattre à toute outrance.
Sous le fer du Français, notez bien ce point-ci
Le Breton, dans cette aventure,
Devait mourir ; mais, Dieu merci,
Mourir sans une égratignure.
Il en advint tout autrement,
Au détriment du pauvre sire,
Qui fut estropié très-sérieusement,
Au lieu d’être tué pour rire.
« Et que fit le public — Le public ? Il siffla
Et le vainqueur et sa prouesse.
— J’aurais fait comme lui si j’avais été là....
Dans un jeu, mes amis, quelle qu’en soit l’espèce,
Jeu d’esprit, jeu de mains, retenez bien cela :
On doit siffler celui qui blesse. »