Rapport lu à la classe de la langue et de la littérature françaises

Le 6 mars 1805

Antoine-Vincent ARNAULT

RAPPORT

LU

A LA CLASSE DE LA LANGUE ET DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISES,

DANS SA SÉANCE PUBLIQUE DU 15 VENTÔSE AN XIII (6 mars 1805),

PAR M. ARNAULT,

ORGANE D’UNE COMMISSION SPÉCIALE.

 

 

Messieurs,

Vous avez renvoyé à une commission l’examen de ces deux questions :

I° La classe de la langue et de la littérature françaises publiera-t-elle des mémoires ?

2° De quelles pièces ces mémoires seront-ils composés ?

La première question a d’abord été discutée.

Si vous voulez vous borner à acquitter strictement vos dettes, vous ne publierez point de mémoires. Les obligations, que plus d’un intérêt imposent aux autres classes de l’Institut, ne s’étendent pas à vous. Des mémoires ne sont pas la preuve nécessaire de votre utilité. Qui ne sait qu’un travail spécial vous est confié ? que la confection du Dictionnaire occupe presque tous vos moments ? que les résultats de ce travail, lent et pénible, comme la formation de la langue dont vous discutez, dont vous écrivez l’histoire, ne peuvent paraître qu’à des époques séparées par un long intervalle ?

Si long que puisse être cet intervalle, le travail exigé par une nouvelle édition du Dictionnaire de la langue l’aura toujours rempli. À combien de recherches laborieuses, à combien de discussions savantes n’a-t-il pas donné lieu le moindre article de cet ouvrage, qui doit dissiper tous les doutes, qui ne peut contenir que des assertions ! Chaque définition, chaque décision, dont le propre est d’unir la brièveté à la clarté, est souvent le résumé de plusieurs dissertations, dans lesquelles la question a été envisagée sous toutes les faces, dans lesquelles les opinions des grammairiens ont été opposées, analysées, appréciées. Que de travaux pour un mot ! travaux que le public ne peut deviner dans leur résultat, et qui deviendraient le premier aliment de vos mémoires ! travaux dont la publication ne serait pas moins utile, peut-être, que celle du Dictionnaire auquel ils serviraient de commentaire et de justification.

Le plus sûr moyen de donner de l’autorité à un jugement est de publier les pièces sur lesquelles ce jugement est fondé, d’instruire le procès sous les yeux du lecteur, de le mettre à portée de se faire par lui-même, une opinion à laquelle il s’attachera, moins parce qu’elle est la vôtre que parce que vous l’aurez rendue la sienne. Que de doutes résolus par vos devanciers vous sont journellement représentés comme insolubles, parce que la méthode que nous vous proposons n’a pas été pratiquée par eux, parce qu’on ne connaît point les bases qu’ils ont données à leurs décisions, parce qu’en ces matières l’esprit répugne à la confiance et ne cède qu’à la conviction !

Si vous reconnaissez que la confection de vos mémoires peut marcher de front avec la révision du Dictionnaire ; que, loin d’être un surcroît de travail, elle vous fournit le moyen d’employer un travail jusqu’à ce jour perdu, votre détermination est déjà prise. Les considérations suivantes sont peut-être propres à la fortifier.

Il est dans la nature des choses que rarement un particulier obtienne sa part de gloire dans le succès de l’ouvrage publié Par une société, quelle que soit la proportion dans laquelle il a contribué à cet ouvrage. Il est aussi dans la nature des choses, que l’ouvrage produit par une société appartienne à l’époque à laquelle il a été publié, qui certes n’est pas pour le Dictionnaire l’époque à laquelle l’ouvrage a été composé.

La publication de vos mémoires remédierait à cette double injustice. Le Dictionnaire ne cesserait pas d’être l’ouvrage de l’Académie ; mais dans les mémoires seraient les ouvrages des académiciens ; il suffirait de les ouvrir pour faire, avec connaissance de cause, la part des temps et des hommes, pour déterminer les époques auxquelles les différentes parties du travail appartiendraient ; pour assigner enfin, d’après la portion que chaque particulier aurait apportée à ce travail, devenu de jour en jour plus difficile et plus nécessaire, la portion qui lui reviendrait dans la gloire que réclame aussi le travail utile.

En offrant une base certaine à la répartition de l’estime publique, la classe aura créé un nouveau, un puissant moyen d’émulation entre ses membres. On peut donc affirmer qu’il est, sinon nécessaire, du moins utile qu’elle consente à publier des mémoires.

De quelles pièces ces mémoires seront-ils composés ? Telle est, Messieurs, la seconde question ; nous y avons presque répondu en discutant la première.

Déjà vous connaissez une partie de vos ressources ; connaissez-les toutes. Elles sont plus nombreuses qu’on ne l’imagine d’abord. Aux discussions engendrées par la révision du Dictionnaire, se joindraient d’autres pièces dont la publication ne serait pas moins utile.

Plusieurs de nos collègues, retenus loin de nous par le devoir, ne peuvent-ils pas, quoique de loin, s’associer à nos travaux, nous transmettre par écrit les opinions qu’ils ne peuvent apporter dans nos séances ? Malgré les temps et les distances, la science communique avec la science, l’esprit avec l’esprit, le génie avec le génie. Stimulez l’activité de ce noble commerce ; ouvrez des magasins à ses utiles produits. Si l’objet de la proposition qui se discute eût fait partie des obligations de l’Académie française dès son origine, que de travaux égarés ou perdus eussent été recueillis dans vos mémoires ! Combien de travaux même ces mémoires n’auraient-ils pas provoqués ! Les écrivains les plus célèbres les eussent enrichis à l’envi les uns des autres. Du fond de sa retraite, Fénelon vous eût écrit plus d’une lettre ; du fond de son exil, Voltaire eût entretenu, avec vous surtout, cette correspondance qu’il dissémina quelquefois au hasard ; cette correspondance qui fût devenue plus utile encore, parce qu’elle eût été plus sévère. Trente ans de plus, ce grand homme eût contribué aux travaux de l’Académie, pour laquelle il a été mort aussitôt qu’il en a été séparé.

Aux pièces que la correspondance entre les membres de l’Académie peut fournir, ajoutez celles que fournirait la correspondance du dehors.

Des questions de littérature et de grammaire vous sont journellement adressées. Pourquoi refuser d’y répondre ? pourquoi montrer moins de confiance en votre autorité que ceux qui s’y soumettent ? À quel tribunal renvoyer la décision des questions sur lesquelles vous n’osez prononcer ?

Vos moments sont comptés. Mais si toutes les questions de cette nature ne peuvent pas être admises, toutes ne doivent Pas être écartées. Après avoir pris contre l’indiscrétion les précautions commandées par la prudence, accordez quelques moments à l’examen des questions qui vous auront paru dignes de votre attention. Les solutions qu’elles obtiendraient ne seraient pas retrouvées sans intérêt dans vos mémoires.

Vos mémoires recueilleraient aussi les ouvrages couronnés, les extraits des pièces mentionnées et même les extraits des pièces qui, trop faibles pour obtenir la mention honorable, offriraient sur le sujet proposé, des aperçus qui auraient échappé aux heureux concurrents.

La Commission pense que par ce moyen on parviendrait à offrir sur le sujet du concours un travail complet ; à réunir tout ce qui peut être dit sur ce sujet, condition que ne remplit pas toujours l’ouvrage couronné.

Objecterait-on que vos mémoires ne doivent rien contenir qui n’appartienne à l’Académie ? Des ouvrages composés sur des sujets donnés par elle, des ouvrages adoptés par elle, lui seraient-ils tout à fait étrangers Pourquoi refuserait-on de placer parmi les ouvrages des académiciens, des ouvrages lus au milieu des académiciens dans la plus solennelle de vos séances ? Ce nouvel honneur n’est-il pas une conséquence de l’autre, dont il prolonge la durée, et auquel il donne de la solidité ? Ne refusez pas au talent une récompense de plus. Les mémoires de l’Académie seront les archives de la langue, et ne périront qu’avec elle. Étendez aux pièces que vous couronnez ce privilége, qu’elles ne peuvent attendre des feuilles légères auxquelles les vainqueurs ont jusqu’à ce jour confié le dépôt de leur gloire.

Vous placeriez aussi dans vos mémoires les discours de réception, les pièces lues par les académiciens aux séances publiques, le procès-verbal lu par votre secrétaire perpétuel en la séance publique du mois de nivôse. Ce procès-verbal serait le sommaire de vos mémoires de l’année, puisqu’il est précis de vos opérations de l’année.

Enfin, la note des livres qui vous auraient été envoyés par leurs auteurs dans le courant de l’année, terminerait le recueil.

Telles sont les considérations d’après lesquelles la Commission vous propose d’arrêter que la classe de la langue et de la littérature françaises publiera des mémoires qui se composeront des différents travaux dont nous venons de faire l’analyse et l’énumération.

Ainsi, Messieurs, vous continuerez ce que vos prédécesseurs ont commencé ; vous suivrez la route qui vous a été ouverte par les Pelisson, les d’Olivet et les d’Alembert. Que dis-je ? vous donnerez même plus d’étendue à l’idée qu’ils ont conçue, plus de développement au plan sur lequel ils ont travaillé ; car vous, ne vous bornerez pas à offrir dans l’histoire des académiciens la simple note de leurs travaux, mais vous rappellerez l’existence des académiciens par la publication de leurs travaux mêmes.

Ne vous refusez pas à cette noble tâche ; elle intéresse trop votre gloire ! elle n’intéresse pas moins les dernières propositions qui nous restent à vous faire.

Les collections où sont contenus les éloges des académiciens s’arrêtent en 1782. Décidez que les éloges composés depuis cette époque seront recueillis dans les mémoires de la classe ; décidez aussi qu’un travail honorable, interrompu par les malheurs publics, sera repris pour être continué jusqu’au jour marqué par notre dernier deuil. Des morts illustres attendent de vous les fleurs qu’ils ont jetées sur les tombeaux de leurs devanciers. Atroce envers quelques-uns, cet âge a été injuste pour tous. Ne soyons complices ni de son ingratitude ni de son oubli. Faisons disparaître la déplorable lacune qui sépare le moment de la dispersion de l’Académie de celui de la réunion. Si les travaux de l’Académie ont été interrompus, que son histoire ne le soit pas. La mémoire de vos prédécesseurs vous est recommandée par la nation, qui, en vous reconnaissant pour héritiers de tant d’hommes célèbres, n’ajoute pas moins à vos devoirs qu’à vos droits.