RAPPORT DE M. ANDRIEUX,
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
SUR LE CONCOURS D’ÉLOQUENCE DE L’ANNÉE 1832,
L’Académie avait proposé pour le concours au prix d’éloquence de 1832, ce sujet : Du courage civil, de ses différents caractères, des services qu’il rend à la société, de ses droits à la gloire et à la reconnaissance publique.
Entre treize ouvrages envoyés au concours, l’Académie eu le regret de n’en pouvoir distinguer qu’un seul ; c’est celui qui a été enregistré sous le n° 6, et qui porte pour épigraphe ce mot de Vauvenargues : Les grandes pensées viennent du cœur.
L’auteur a supposé un dialogue entre Cicéron, Brutus et Atticus. Il a placé ses interlocuteurs dans la maison de plaisance de Cicéron à Tusculum au mois de juillet de l’année 708 de la fondation de Rome, huit mois avant les fameuses ides de mars 709, époque où le dictateur Jules César fut tué au milieu du sénat, par des sénateurs conjurés.
Il pouvait y avoir quelques avantages à choisir ce cadre.
Un jeune auteur a pu être séduit par l’idée de montrer Cicéron dans le lieu même qu’il a rendu célèbre en y composant ses immortelles Tusculanes, par le plaisir de l’y faire converser avec ses amis les plus chers, et d’imiter enfin les beaux dialogues de la Nature des dieux, des vrais Biens et des vrais Maux, de l’Amitié, de la Vieillesse, ouvrages admirables et par le fond des choses, et par le charme d’une élocution parfaite ; on appelle souvent Cicéron l’Orateur romain ; on le désignerait d’une manière au moins aussi juste, en le nommant le Philosophe romain.
On a fait quelquefois à ce grand homme le reproche d’avoir manqué de courage : « Nous craignons trop, dit le sévère Brutus dans une lettre à Atticus, nous craignons trop la mort, et l’exil, et la pauvreté ; Cicéron les regarde comme les plus grands maux[1]. » Et cependant, lors de son consulat si mémorable, il ne craignit pas de s’exposer aux fureurs de Catilina et des brigands ses complices ; ensuite il souffrit avec dignité le bannissement et l’interdiction de l’eau et du feu que le tribun Clodius fit prononcer contre lui par une loi expresse ; et dans le dernier acte de sa vie, lorsqu’il abandonna sa tête aux sicaires d’Antoine, il montra non-seulement du courage, mais l’intrépidité la plus tranquille.
La fiction imaginée par l’auteur du n° 6 pouvait aussi l’exposer à plusieurs inconvénients.
D’abord il était dangereux, peut-être téméraire, de s’engager à faire parler Cicéron, lui qui a porté si loin la perfection du style et de l’art de la parole.
Ensuite, on déplaçait pour ainsi dire le sujet, et on le circonscrivait dans une seule époque bien éloignée de nous. Le courage civil, dans les temps anciens, ne pouvait pas avoir les mêmes caractères, rendre les mêmes services à la société que de nos jours ; car l’état politique est bien différent parmi nous de ce qu’il était dans Athènes et dans Rome : institutions, mœurs, lois, religion, tout a changé ; Cicéron ne pouvait donc pas dire sur ce sujet précisément ce qui nous convient, et on risquait de lui faire dire ce qui ne nous convient pas.
Enfin, on se privait de l’avantage de pouvoir citer des exemples de courage civil, d’autant plus intéressants pour nous qu’ils seraient pris dans des temps plus rapprochés du nôtre ou puisés dans notre propre histoire ; on ne pouvait nommer ni les Grotius, ni les Barneveldt, ni les Hampden, ni les Sidney, ni les l’Hôpital, ni les Molé, ni tant d’autres.
L’auteur du n° 6 a vaincu à demi cette difficulté en faisant usage d’allusions ingénieuses, et si claires qu’il est impossible de ne pas les comprendre ; et il se trouve que Cicéron ou Brutus parle de manière à nous rappeler le souvenir et les noms d’illustres personnages, nos contemporains, qui ont donné de grands et de beaux exemples de courage civil.
En général, cet ouvrage a paru digne d’éloges ; le style en est, presque partout, simple et naturel, mérite qui devient de jour en jour plus rare ; on y trouve ce facile abandon qui convient au dialogue, et la dernière partie surtout a paru d’une éloquence noble et touchante.
L’Académie a cru devoir en faire une mention très-honorable.
Mais elle a vu avec peine que cet auteur et tous ses concurrents n’eussent pas assez songé à remplir le programme qu’elle avait publié ; s’ils s’y fussent attachés, s’ils en eussent développé les idées, ils auraient traité le sujet, et l’auraient traité tout entier.
Voici à cet égard quelques indications car on conçoit bien que je ne dois ni ne veux faire ici le discours que l’Académie a demandé et qu’elle attend encore.
Qu’est-ce, dans nos temps modernes, que le courage civil ? C’est la vertu de remplir courageusement les devoirs que nous impose la place où nous nous trouvons dans la société sans nous laisser détourner de ces devoirs ni par aucune crainte, ni par aucune séduction, ni par les menaces des hommes, ni par les coups de la fortune.
Depuis le monarque jusqu’au plus simple citoyen, tous peuvent montrer du courage civil.
« Donnez la bataille, écrit Louis XIV à Villars ; si vous la perdez, écrivez-le-moi, et ne l’écrivez qu’à moi seul ; je monterai à cheval, votre lettre à la main je la lirai sur les places publiques ; je connais les Français ; je vous mènerai cent mille hommes. »
Voilà le courage civil d’un grand roi qui ne désespère pas de la patrie, même quand elle penche vers sa ruine.
Le pouvoir veut faire condamner un illustre accusé ; un agent du pouvoir dit à l’un des juges : « Condamnez cet homme, le prince lui donnera sa grâce. — Eh ! qui nous donnera la nôtre ? » répond le magistrat. Cet homme respectable s’appelait Clavier ; c’était un savant et un membre de l’Institut de France.
Voilà le courage civil d’un juge intègre et vertueux.
Hampden est poursuivi par une taxe illégale, il refuse opiniâtrement de la payer ; il ne s’agit que d’une vingtaine de schellings ; mais il se laissera plutôt ruiner que de consentir lâchement à ce que la loi soit violée ; son refus énergique enflamme le patriotisme des Anglais ; une révolution s’ensuit ; elle renverse le pouvoir arbitraire[2].
Voilà le courage civil du simple citoyen ; il consiste à respecter, à suivre les lois, à résister obstinément à quiconque ose les violer, quels que soient le titre, le rang, la fonction dont il abuse.
L’homme de lettres qui a du talent et dont la plume est une puissance, fait preuve de courage civil lorsqu’il ne craint pas de servir, par de libres écrits, son pays et l’humanité, mais en s’abstenant avec soin de l’infâme calomnie et de ces injures personnelles que dicte une passion aveugle.
On raconte que le jeune Octave, alors triumvir, piqué de n’avoir pu attirer dans son parti Asinius Pollion, orateur et poète distingué, fit contre lui quelques épigrammes. Les amis de l’offense lui conseillèrent de se venger du jeune imprudent, en lui lançant des traits plus sûrs et plus acérés que les siens. « Je m’en garderai bien, dit Pollion ; il est trop dangereux d’écrire contre celui qui peut proscrire. »
Mais il n’était là question que d’une querelle personnelle et littéraire que Pollion pouvait abandonner sans honte ; s’il se fût agi de l’intérêt public, il aurait dû, sous peine d’infamie, consacrer ses talents à le défendre, se fût-il exposé à la proscription et à la mort !
C’est ce que firent depuis ces écrivains généreux dont Tacite nous a conservé les noms et la mémoire ; ils encoururent la peine capitale, et leurs écrits courageux furent brûlés sur la place publique, en vertu d’un acte de l’autorité. « S’imaginaient-ils, dit Tacite, ces brûleurs insensés, que leur feu détruirait et les réclamations du peuple, et la liberté du sénat, et la conscience du genre humain[3] ? »
Honneur donc aux littérateurs dignes de ce nom qui font un légitime usage de leur force, qui bravent les périls, les disgrâces, les persécutions les plus cruelles, pour dire la vérité, pour la répandre, pour défendre l’innocence, pour faire respecter les lois et l’ordre, le devoir et la vertu !
Les services que le courage civil rend à la société sont immenses les exemples qu’il donne sont déjà des services, puisqu’ils élèvent l’âme de tous les citoyens, et qu’ils tournent à l’avantage de la patrie.
Plus il y aura de dangers à courir en remplissant les devoirs de magistrat, de ministre, de juge, de citoyen, plus le courage civil deviendra une vertu respectable, sublime, plus il aura de droits à la gloire et à la reconnaissance publique.
Jamais peut-être cette vertu n’a été peinte avec des couleurs plus fortes et plus brillantes que dans les deux fameuses strophes de cette ode d’Horace, qui commence par le vers
Justum et tenacem propositi virum, etc.[4].
On a souvent traduit ou imité en vers français ce beau début ; j’en vais essayer encore une traduction :
À l’homme libre et juste, et ferme en ses maximes
Qu’un peuple rugissant ose ordonner des crimes ;
Qu’un tyran furieux lui montre le trépas :
Les tourments et la mort ne l’ébranleront pas ;
Ni les vents sur les flots grossissant la tempête,
Ni la foudre qu’aux cieux Jupiter fait rouler…
Si le monde en débris tombe et fond sur sa tête,
Il verra sans pâlir le monde s’écrouler.
Presque tous les concurrents n’ont pas manqué d’établir une comparaison entre le courage civil et le courage militaire, et l’on pense bien qu’ils ont accordé la prééminence au premier ; ce lieu commun souvent rebattu se présentait de lui-même à la pensée ; on pouvait ne pas le rejeter, mais il fallait ne pas trop l’étendre, et surtout tâcher de le rajeunir par une manière neuve de le traiter ; d’ailleurs, pourquoi mettre l’un de ces genres de courage au-dessus de l’autre ? Tous deux ne sont-ils pas utiles à la patrie ? et tel militaire ne peut-il pas faire preuve de courage civil dans l’occasion ? Ne pouvons-nous pas citer des généraux qui se sont montrés hommes d’État bons citoyens orateurs éloquents à la tribune, comme ils avaient été habiles capitaines et braves soldats sur les champs de bataille ?
Qu’on ne croie pas que l’Académie ne demande que des phrases bien faites qu’une élégante déclamation ; sans doute c’est le style qui distingue les bons ouvrages et qui les rend immortels ; mais il faut, lorsqu’on traite un sujet grave et important, que le style serve surtout à faire valoir des pensées fortes et profondes ; il ne s’agit pas de faire dire : Cela est bien écrit ; il faut faire dire : Cela est bien pensé, bien senti et bien exprimé. Pour parler dignement du courage civil, il faut le trouver en soi-même, et il faut l’inspirer aux autres.
Qu’on ne craigne donc pas de traiter ce beau sujet avec la liberté qui lui convient ; qu’on ait le courage de faire un bon discours, plein de vérités utiles ; l’Académie aura le courage de le couronner.
Le même sujet est remis au concours pour l’année 1833.
Les discours destinés à concourir ne doivent pas excéder une heure de lecture ; ils devront être envoyés au secrétariat de l’Institut, francs de port, avant le 15 mai 1833.
Ce terme est de rigueur.
Les manuscrits porteront chacun une épigraphe ou devise, qui sera répétée sur un billet cacheté joint à l’ouvrage, et contenant le nom de l’auteur qui ne devra pas se faire connaître, à peine d’être exclu du concours.
Les concurrents sont prévenus que l’Académie ne rendra aucun des ouvrages qui auront été envoyés au concours ; mais les auteurs auront la liberté d’en prendre des copies, s’ils en ont besoin.