Rapport sur le concours de poésie de l’année 1831

Le 9 août 1831

François ANDRIEUX

RAPPORT DE M. ANDRIEUX,

SECRETAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

SUR LE CONCOURS DE POÉSIE DE L’ANNEE 1831,

Remis à 1831

 

 

Le sujet proposé était La gloire littéraire de la France.

Le genre et la forme de l’ouvrage étaient laissés au choix des concurrents.

La pièce couronnée porte pour épigraphe : Post tenebras lux.

Elle est de M. A. Bignan, qui a déjà remporté plusieurs prix ou accessit dans nos concours de poésie, et qui, jeune encore, a le mérite et l’honneur d’avoir terminé et publié un ouvrage important et de longue haleine, une traduction en vers de l’Iliade d’Homère.

L’auteur, maître de donner à l’ouvrage qu’il destinait au concours la forme qu’il voudrait, l’a intitulé : Épître à un jeune romantique.

Il a traité la matière gaiement, avec esprit, avec grâce, avec facilité ; il se montre très-inoffensif, ne se sert que d’armes légères et qui ne peuvent blesser ; mais il fait voir pourtant par combien d’endroits seraient vulnérables ceux contre lesquels il s’escrime, si l’on voulait leur porter des atteintes sérieuses.

L’Académie française avait eu le dessein d’exciter nos poëtes à faire acte de patriotisme et preuve de talent en célébrant la gloire littéraire de la France et en repoussant ainsi les attaques qui ont été inconsidérément tentées par des critiques étrangers et par quelques nationaux, contre les renommées les plus éclatantes et les mieux établies du Parnasse français.

Les détracteurs de notre belle littérature n’ont respecté ni Racine, ni Voltaire ; ils ont fort mal traité Boileau, le poëte de la raison, le législateur de notre Parnasse, l’oracle du goût ; qu’espèrent-ils, en cherchant à mordre sur d’immortels chefs-d’œuvre ? Ils ne les entameront pas ; ces monuments impérissables sont pour eux d’airain, d’acier, de diamant, comme dit la Fontaine.

Ce n’est pas de nos jours seulement qu’on s’est permis de ces folles entreprises contre d’illustres écrivains qu’il vaudrait mieux étudier qu’insulter ; on peut se souvenir qu’un homme de beaucoup d’esprit, écrivain fécond voulant se faire remarquer et occuper de lui le public, s’avisa de condamner, du haut de son ignorance, tout ce qui fait autorité dans les sciences et dans les lettres ; il prétendit qu’il avait renversé le système de Copernic, et replacé la terre au milieu des planètes ; il se flattait d’avoir anéanti l’attraction et la gravitation, découvertes par Keppler et Newton ; enfin, il était certain d’avoir fait oublier pour toujours les ouvrages et jusqu’aux noms de Racine et de Boileau ; on le laissa dire et écrire ; le soleil resta au centre du système planétaire ; les astres continuèrent à s’attirer et à graviter entre eux ; et Boileau et Racine brillèrent et brilleront toujours dans les premiers rangs des poëtes ; et toujours on dira de leurs ouvrages ce que Quintilien a dit des discours et des écrits de Cicéron, ce que Boileau lui-même a dit des poëmes du chantre d’Achille et d’Ulysse :

C’est avoir profité que de savoir s’y plaire.

Le grand Corneille n’avait pas été tout à fait à l’abri de ces insultes qui ne nuisent qu’à leurs auteurs ; vers le milieu du dix-huitième siècle, il y eut comme une petite conspiration contre la gloire de ce puissant génie, le véritable père de notre théâtre ; on a retenu, et l’on cite encore une belle épigramme de Lebrun contre ceux qu’on voyait

Burlesquement roidir de petits bras,
Pour étouffer si haute renommée.

Ce fut dans le temps où l’on osait porter une main sacrilége sur la palme du Cid, qu’un poète fit les vers suivants qu’on trouve dans une de ses épitres :

Oui, nous verrons bientôt de petits conquérants,
SDu Parnasse français audacieux tyrans,
De leurs maîtres fameux proscrire les merveilles
Et briser follement le sceptre des Corneilles.
Tels on vit les Romains, en des jours ténébreux,
Du second des Césars dégrader l’âge heureux ;
Ensevelir Horace et déterrer Lucile,
Préférer la Pharsale aux beaux vers de Virgile,

Vanter l’esprit guindé du maître de Néron,
Et bâiller sans pudeur en lisant Cicéron.

Ces vers sont de Lefranc de Pompignan.

Le dernier vers de cette tirade semble faire allusion à ce dialogue qu’on attribue à Tacite, et qui est censé avoir lieu sous le règne de Vespasien. Un orateur y soutient, avec plus d’esprit que de bonne foi, que l’éloquence latine n’a éprouvé aucune décadence depuis le temps de Cicéron ; il se permet des critiques assez vives, et même des traits de raillerie contre le premier des orateurs romains ; hélas ! il prouve ainsi tout le contraire de sa thèse ; car il y a évidemment décadence, lorsque les écoliers en viennent à dédaigner tours maîtres, et à les tourner en ridicule.

Il s’élève de temps en temps dans la république des lettres de ces débats, de ces dissensions qui troublent quelques instants la paix publique.

À la fin du dix-septième siècle et au commencement du dix-huitième, n’a-t-on pas vu naître et s’enflammer presqu’une guerre civile littéraire, au sujet de la supériorité des anciens sur les modernes, supériorité qui, depuis des siècles, était généralement reconnue, et qui fut alors mise en question ? Les vieux illustres trouvèrent d’ardents et d’habiles défenseurs et il fut curieux de remarquer que les plus zélés partisans des anciens furent précisément ceux d’entre les modernes qui auraient eu le plus de droit à être placés au moins à côté d’eux ; c’était Racine, c’était Boileau, c’était Fénelon dont le Télémaque ressemble à une belle traduction d’Homère ; leurs antagonistes qui ne voulaient pas accorder même de justes louanges à ceux avec qui ils étaient divisés d’opinion, se privaient par là d’arguments personnels qui auraient pu embarrasser beaucoup les généreux défenseurs des anciens ; car si l’on eût dit à Racine : Votre Phèdre vaut mieux que l’Hippolyte d’Euripide ; à Boileau : Votre Art poétique est mieux ordonné que celui d’Horace ; à Fénelon : Votre Télémaque est un poëme plus moral et plus instructif que l’Iliade ou que l’Odyssée ; ces grands hommes eussent peut-être faiblement combattu de pareilles objections ; et ils eussent bien pu tomber d’accord qu’après tout certains modernes n’étaient pas fort inférieurs aux anciens.

La querelle s’étendit et passa de France en Angleterre ; chez nos voisins aussi, les anciens eurent pour patrons des hommes du premier ordre, Temple et Swift ; celui-ci composa sa charmante allégorie de la Bataille des livres, ouvrage très-original, quoique peut-être un des chants du Lutrin de Boileau en ait fourni la première idée ; cette espèce de petit poëme en prose eut un grand succès ; on composa à sa louange, en vers anglais, une épigramme qu’on pourrait traduire à peu près de cette manière :

Sur la Bataille des livres.

« Swift de l’antiquité défend la vieille gloire,
Mais avec tant d’esprit, de force et de talent,
Que, pour les anciens lorsqu’il va bataillant,
Les modernes par lui remportent la victoire ([1]). »

 

Le résultat de cette vive et longue dispute a été ce qu’il devait être ; anciens et modernes, tous ont gardé ou obtenu le rang auquel ils ont des droits. Le grand et infaillible juge des talents et des renommées, le temps a prononcé; c’est ce qui arrivera toujours.

J’ai déjà dit que Boileau avait été depuis un certain temps l’objet d’une animadversion particulière ; il est arrivé, de l’autre côté du détroit, quelque chose de semblable. Des littérateurs anglais ont imaginé de s’élever contre Pope, qui a plus d’un trait de ressemblance avec notre Boileau, ne fut-ce que la pureté, la correction et l’élégance soutenue ; ses malavisés critiques ont voulu faire croire que l’auteur du Giaour, du Corsaire, etc., était de leur parti et faisait peu de cas de Pope. Lord Byron s’est hâté de les désavouer. Voici quelques passages littéralement traduits d’une longue lettre qu’il a écrite sur ce sujet, et qu’il a pris soin de rendre publique :

« Les efforts que la populace poétique de notre temps fait pour obtenir l’ostracisme contre Pope, partent du même motif qui décidait le paysan athénien à voter contre Aristide ; ils sont las de l’entendre toujours appeler l’Irréprochable… On dira que j’ai été et peut-être que je suis encore le plus remarquable entre ces gens-là ; cela est vrai, j’en suis honteux. On m’a vu parmi les architectes d’une tour de Babel qui a produit la confusion des langues ; mais jamais je ne me suis associé aux détracteurs jaloux du temple classique de notre illustre prédécesseur. Que tout ce que ces gens ont écrit, tout ce que j’ai écrit moi-même dans leur manière aille servir à de vils usages, avant qu’on arrache une seule feuille des lauriers de Pope ! »

Dans cette vive expression de la colère d’un grand poëte il y a de la fierté, il y a de la modestie ; ce mélange lui sied bien. En soutenant ainsi les statues de Pope qu’on voulait ébranler, lord Byron a pour jamais affermi les siennes.

Peut-être a-t-il mis trop de chaleur à défendre une renommée qui se défend bien elle-même. L’auteur de la pièce que l’Académie couronne aujourd’hui a pris le parti que conseille Horace, lorsqu’il dit que le ridicule est une arme à l’aide de laquelle on peut souvent triompher ; et après tout, l’issue du combat est facile à prévoir ; on pour mieux dire, il n’y a plus de combat ; cette émeute littéraire, loin de se changer en une révolution, s’est apaisée d’elle-même et touche à sa fin.

Qu’importe, en effet, que nous nous appelions ou qu’on nous appelle Classiques ou Romantiques, ou comme on voudra ? ce ne sera pas sur une dénomination insignifiante, ou mal comprise et plus mal appliquée, que nous serons jugés ; ce sera sur nos ouvrages : s’ils sont mauvais rien ne les sauvera de l’oubli ; s’ils sont bons, ils seront approuvés dessous de goût et ils resteront, quelle que soit l’école où on veuille les classer. Ne voyons-nous pas qu’en peinture on admire et l’on étudie les chefs-d’œuvre des maîtres romains, lombards, vénitiens, flamands, espagnols, français ? Laissons de vaines et fausses distinctions ; faisons bien, si nous le pouvons ; et attendons notre jugement et notre récompense, si nous en méritons une, du temps et de la postérité.

 

 

[1] On the Battle of the books.

Swift for the ancients has argued so well,
T is apparent from thence that the moderns excel.