Réponse au discours de réception de Pierre Laujon

Le 24 novembre 1807

Jacques-Henri BERNARDIN de SAINT-PIERRE

Réponse de M. Bernardin de Saint-Pierre
présidant l'Académie

aux discours de MM. Laujon, Raynouard et Picard

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le mardi 24 novembre 1807

INSTITUT ROYAL DE FRANCE

  Messieurs,

La classe de littérature française a perdu trois de ses membres dans l’espace de six semaines. J’avais alors l’honneur d’être son président, et je me trouve obligé, en cette qualité, de déposer des couronnes funèbres sur les urnes de ceux qui ne sont plus, et des couronnes de fleurs sur la tête de ceux qui leur ont succédé. Ces fonctions opposées, ces devoirs des sociétés savantes, sont difficiles à remplir pour un homme qui n’a étudié que la nature ; mais, vous venez de l’entendre, nos nouveaux confrères ont fait eux-mêmes l’éloge de ceux que nous regrettons, et leurs propres travaux, qui leur ont mérité l’adoption parmi nous, fournissent des fleurs abondantes qui ne nous laissent que l’embarras du choix. Cependant, borné par le temps, je serai forcé d’abréger de si vastes sujets : j’ai donc besoin, Messieurs, de votre indulgence. Quels que soient les qualités et les talents que j’aimerais à célébrer, je ne dois, comme président de l’Académie française, les considérer qu’autant qu’ils ont des rapports avec les lettres. Un discours de réception ne doit être ni une oraison funèbre, ni un panégyrique.

Le premier de nos confrères que la mort nous a enlevé est M. Portalis. Vous avez pu remarquer dans le cours de sa carrière, que son successeur vient de nous tracer, un caractère particulier qui fait, selon moi, le plus grand charme des sociétés, et surtout des sociétés littéraires : c’est l’esprit de conciliation. Les navigateurs sont souvent obligés de côtoyer des écueils sur la mer ; mais les tempêtes des factions sont plus dangereuses que celles de l’Océan. S’il y a de l’habileté à éviter leur furie, il y en a une bien plus grande à en tirer parti. Ainsi, le pilote expérimenté, jeté au milieu des récifs, trouve dans leurs canaux tortueux un port assuré où d’autres ont rencontré le naufrage. M. Portalis a conservé cet esprit de conciliation dans toutes les circonstances embarrassantes où il s’est trouvé. Mais, où l’avait-il puisé ? Était-ce dans les discussions du barreau où il avait débuté ; à la tribune du conseil des Anciens, au milieu des vociférations et des injures des divers partis, dans le ministère des cultes, parmi des intérêts sacrés, mais toujours opposés, des différentes communions ? C’était sans doute à l’école des Muses, ces conciliatrices du genre humain. Voilà ce que l’Académie doit louer et qu’elle regrettera toujours. D’ailleurs, le barreau, le conseil d’État, la synagogue, le temple et l’Église ne lui doivent pas moins des éloges, sous ce rapport même, puisque tous en ont recueilli les principaux avantages.

Pour vous, monsieur Laujon, vous avez été rempli du même esprit, et par cette qualité seule vous méritiez de le remplacer. Vous n’avez point vécu au sein de la révolution ; elle n’en a pas moins renversé votre fortune, et elle ne l’a point relevée. Elle n’a eu aucun égard au bon usage que vous en aviez fait en faveur des gens de lettres. Cependant vous êtes resté fidèle aux Muses, et elles vous ont protégé. L’opéra d’Églé, de Sylvie, l’Amoureux de quinze ans, et une foule de charmants ouvrages, vous ont mérité, dans l’ancien régime, de puissants protecteurs, dans celui-ci de nombreux amis, et en tout temps l’affection de la plus aimable moitié du genre humain. C’est peut-être à elle que vous devez le calme heureux dans lequel vous avez vécu. Les couronnes de roses préservent de la foudre encore plus sûrement que les couronnes de laurier. En vain des esprits moroses ont attaqué votre genre de gloire ; vous avez d’abord le rare mérite de ne leur avoir rien répondu. Mais pourquoi ce genre serait-il inférieur aux autres, surtout chez des Français ? La poésie n’a point produit, dans son origine, des odes, des tragédies, des poëmes épiques. En sortant du berceau, elle a commencé, comme un enfant, par des chansons. N’oublions pas que chez les Grecs, Anacréon fut aussi célèbre que Pindare ; soyez aussi notre Anacréon. Marchez encore longtemps et avec reconnaissance par le chemin qu’une Muse légère et facile vous a tracé, en vous donnant des amis, de la liberté, des jours longs et sereins ; au milieu des orages affreux de la politique, elle vous a fait parvenir, par la pente la plus douce, aux sommets les plus escarpés de la philosophie.

Le second confrère que la mort nous a enlevé a été M. Le Brun. Il a fréquenté, non les vallons du Parnasse, mais ses rochers les plus élevés. Le fond de son caractère était la mélancolie ; elle dégénère quelquefois en misanthropie : c’est à elle qu’il faut attribuer les épigrammes qu’il a lancées quelquefois contre ses ennemis. Mais quand la mélancolie se combine avec la poésie, elle lui fait prendre le plus grand essor. Tantôt Le Brun s’élève comme Pindare jusque dans les nues ; il célèbre la patrie, la victoire, les héros, la vertu, et fait entendre des chants sublimes qui semblent venir du ciel ; tantôt son génie l’emporte, par l’audace des expressions, au delà même des limites du langage. Horace, un de ses modèles, est encore plus hardi ; car il coupe quelquefois un mot en deux, et, de ces deux moitiés, il fait la fin d’un vers et le commencement du vers suivant. Je ne cite pas cet exemple comme une autorité. Il faut imiter les beautés des grands poëtes, et éviter leurs licences.

Au reste, monsieur Raynouard, je n’ai rien à ajouter à l’éloge que vous venez de faire de votre prédécesseur. On y reconnaît l’homme sensible aux grands talents et indulgent pour les défauts. La vertu respire dans vos compositions. On vous doit, comme à M. Laujon, la louange de n’avoir jamais répondu aux épigrammes et aux satires. Vous avez débuté auprès de nous par un triomphe, Socrate au temple d’Aglaure : c’est un tableau ordonné comme ceux du Poussin. Votre tragédie des Templiers appelle au tribunal des nations la cupidité d’un roi de France et celle d’un souverain pontife, comme le grand maître de cet ordre infortuné avait appelé lui-même ces illustres criminels au tribunal de Dieu. Ce drame, vengeur de l’humanité, vous a ouvert les portes de l’Académie.

Dans le discours que vous venez de prononcer, vous avez montré l’influence du théâtre chez les Grecs, qui ne choisissaient jamais que des sujets nationaux pour inspirer l’amour de la vertu. Il appartenait à l’auteur des Templiers de faire le même vœu pour nos théâtres, et de nous en donner à la fois le précepte et l’exemple. Si vous continuez à marcher dans la même route, vous mériterez le nom de poète de la patrie.

Le troisième confrère que nous regrettons, est M. Dureau-Delamalle. Né à Saint-Domingue, dès l’âge de cinq ans il fut amené en France, où il a fait ses études. Presque ruiné par la révolution de son pays, et d’une mauvaise santé, il avait acquis des débris de sa fortune une petite terre où il passait la meilleure partie de sa vie entre Tacite, Tite-Live, Salluste et Valérius-Flaccus. La traduction du premier écrivain lui avait valu une place parmi nous, et celle des autres, encore inédites, suffirait, dit-on, pour en mériter une seconde à son fils, qui y a beaucoup coopéré. Sa famille ne se bornait pas à lui : malgré la médiocrité de sa fortune, il avait en quelque sorte adopté les enfants malheureux de son village. C’était un sage qui n’a jamais demandé aucune place à la faveur, content de faire un peu de bien et de vivre aux champs avec les livres des philosophes de l’antiquité.

Votre prédécesseur, monsieur Picard, nous avait été annoncé par la voix tardive et solitaire des livres et des savants ; vous l’avez été par la voix publique et par la plus éclatante de toutes, celle du théâtre. Votre gaieté, votre ardeur, votre jeunesse, tout contraste en vous avec celui auquel vous succédez. Il y a loin, sans doute, des crimes des Romains aux ridicules des Français. Mais l’Apollon qui vous a appelé parmi nous aime à s’entourer de Muses de différents caractères. Il ne fait pas moins de cas de la joyeuse Thalie que de la tragique Melpomène. D’ailleurs, vous avez des qualités, plus précieuses encore que les talents, qui vous sont communes avec M. Dureau-Delamalle ; ce sont celles du cœur. Vous venez de les manifester dans la vive reconnaissance que vous conservez pour votre respectable instituteur, et dans les tendres souvenirs d’un ami que nous regrettons avec vous.

A la perte que, nous avons faite de trois de nos confrères, nous pouvons encore joindre celle de trois candidats qui ambitionnaient l’honneur de les remplacer. Ils sont morts à peu près dans l’intervalle des élections. Tous étaient recommandables, au moins par de longs travaux c’étaient MM. Gui, Blin de Saint-Maur et d’Hauteville. Ainsi, de quelque point que les hommes partent à leur naissance, quelque route qu’ils prennent pendant leur vie vers la fortune, la gloire, le repos, ils arrivent tous à la mort.

Je ne m’arrêterai pas davantage sur les tombeaux. Ces sujets sont, sans doute, susceptibles d’une sombre éloquence et d’impressions profondes ; mais ils ne produisent de grands effets que sur les esprits faibles et dans la bouche de ceux qui ont intérêt de les effrayer. Pour un philosophe, la mort n’est que la fin du jour de la vie ; et, lorsque dans le cours de la sienne et des maux que les hommes se font les uns aux autres, il a vu partout une providence couvrir la terre de bienfaits, il ne peut douter que la mort n’en soit le dernier.

Je croirais donc manquer à ceux qui m’écoutent dans ce temple de la philosophie, si je déclamais contre cette commune loi. Elle est le terme des longs chagrins, des douleurs cruelles, d’une vieillesse caduque ; et quand nous aurions vécu toujours contents de notre sort, elle est indispensable au renouvellement des générations.

Si la philosophie est nécessaire pour nous apprendre à mourir, elle l’est encore davantage pour nous apprendre à vivre. Figurez-vous cette multitude innombrable d’hommes qui couvrent notre globe, et dont il ne restera peut-être pas un seul dans un siècle ; songez au nombre infini de préjugés et d’erreurs qui les troublent en particulier et qui divisent leurs familles, leurs nations, leurs religions : ne diriez-vous pas qu’ils voyagent au milieu d’une nuit obscure, se heurtant, se renversant, se brisant mutuellement, sans avoir aucune route assurée ? Cependant Dieu a donné à chacun d’eux, pour le conduire, une étincelle de philosophie, c’est-à-dire, suivant la définition de ce nom, un premier germe de l’amour de la sagesse. C’est ce goût du cœur, ce sentiment de la vérité, cette lumière de l’esprit qui accompagne tout homme à sa naissance, se développe dans l’âge des passions pour les gouverner, et sans doute à la mort va se rejoindre à la source d’où elle est descendue. Les animaux n’y ont point de part : chacun d’eux, soumis à une passion dominante, y trouve un instinct qui le gouverne et compose toute sa raison ; mais l’homme, réunissant à la fois toutes leurs passions et toutes leurs jouissances, a eu besoin d’une raison céleste qui en fût la dominatrice, et sans laquelle il en serait tour à tour, ou le jouet, ou la victime.

La philosophie est donc un reflet de la raison divine. Elle est la mère de toutes les vertus, comme elle est la source de toute intelligence. Elle porte en elle le sentiment de la divinité ; c’est elle qui l’a manifestée aux hommes ; c’est d’après les lois physiques et morales de la nature qu’elle a inventé les sciences et les arts, qui fournissent, de concert avec la nature même, à nos besoins et à nos plaisirs. Elle est la providence des sociétés humaines, comme celle dont elle est l’image est la providence de l’univers. Celui qu’elle inspire est autant au-dessus des hommes vulgaires, qu’un homme vulgaire est au-dessus des animaux. Cependant aucun état de la vie ne lui est étranger. Elle n’adopte et ne rejette aucun costume, aucun culte, aucun peuple. Elle vit en solitude et en société, dans les monastères et dans les armées ; elle a porté des fers avec Épictète, et s’est assise sur le trône avec Marc-Aurèle.

Voulez-vous juger de ses effets, jetez un coup d’œil sur les diverses classes de cet Institut. Chacune de leurs sections est occupée de ce que la philosophie a produit de plus agréable et de plus utile aux hommes : les unes observent les effets des météores ; d’autres s’occupent de l’extraction des métaux ; d’autres perfectionnent l’agriculture, l’art vétérinaire. Les unes élèvent des monuments sur la terre ; d’autres osent mesurer les cieux : toutes sont occupées des éléments des sciences et des arts qui fécondent nos campagnes ou embellissent nos villes. Sans doute les besoins mutuels des hommes leur inspirèrent ces recherches de bonne heure ; mais ce fut la philosophie qui leur donna les moyens d’y atteindre. Elle fit beaucoup plus pour eux quand elle les rassembla en nombreuses sociétés par la plus sublime des inventions, celle de la parole.

En effet, un géomètre peut se faire entendre d’un autre géomètre par des figures, des équations, des formules ; le chimiste du chimiste, par des analyses ; le musicien du musicien, par des sons ; les autres arts par l’imitation des objets naturels. Mais la parole se fait entendre de tous les hommes, sans distinction ; elle parte directement à leur esprit et à leur cœur ; elle exprime sans matière, sans figures, sans couleurs, non-seulement tout ce que les sciences et les arts ont inventé, mais les aperçus les plus étendus de l’esprit et les sentiments les plus intimes du cœur ; elle donne des lois aux nations, et quoique leur langage varie chez toutes par les distances des lieux et les révolutions des siècles, elle les rapproche et les réunit par les principes constants de la grammaire naturelle ; enfin, par l’empire qu’elle exerce sur tout le genre humain, vous reconnaissez qu’elle est descendue de cette parole divine qui, dans l’origine, créa le monde.

Les animaux n’ont pour interprètes de leurs passions que des murmures, des cris, des rugissements, des soupirs, des sons inarticulés ; et il est très-remarquable que ce sont précisément les mêmes voix que celles des passions qui nous agitent ; mais la philosophie en inventa d’autres pour la raison humaine qui devait les gouverner. Elle mit le comble à ses bienfaits, quand elle fixa la parole et la rendit visible et permanente par l’écriture. De là naquirent les belles-lettres, et les noms de philosophe et d’homme de lettres devinrent synonymes, l’effet se prenant pour la cause et la cause pour l’effet.

Ce fut alors que la philosophie circula au milieu des siècles et des nations, et qu’un homme dénué de toutes lumières dans un pays barbare, ou aveuglé de préjugés dans un pays civilisé, put fortifier sa raison de la raison des sages de toute la terre et de tous les temps ; ce fut alors que la philosophie elle-même, s’enrichissant des découvertes des sages et des harmonies de la nature, dont elle devint le plus fidèle interprète, produisit l’éloquence avec tous ses charmes. Ainsi, une multitude de ruisseaux épars réunissant leurs eaux, forme un grand fleuve dont le cours majestueux porte au sein des empires le commerce et l’abondance, en reflétant sur ses bords la verdure des campagnes, les monuments des cités et l’azur des cieux.

C’est donc la philosophie qui civilise le genre humain par l’entremise des lettres. Il faut, dit-on, cent ans à la nature pour perfectionner un chêne. Combien en emploie-t-elle pour mener à sa perfection un homme, une tribu, une nation ? Pour nous en former une idée, figurons-nous notre patrie, aujourd’hui si florissante, lorsqu’elle n’avait point encore de nom, et qu’on n’y voyait que des hordes errantes de sauvages gouvernés par des druides. Sans doute, quelques lueurs de philosophie apparurent dans les écoles de ces premiers législateurs ; mais leurs sacrifices d’hommes, les droits de vie et de mort des pères sur leurs enfants, des maris sur leurs femmes, un langage barbare comme les mœurs, prouvent que les druides régnaient par la terreur sur les Gaulois, et opposaient la superstition à leurs brigandages. Suivez les progrès de la civilisation chez nos ancêtres, lorsque César en fit la conquête, abolit le druidisme, et introduisit parmi eux quelques éléments de la philosophie des Grecs qui illustraient déjà Marseille. Voyez ensuite les Francs renverser la puissance des Romains, donner le nom de France aux Gaules, et y établir la religion chrétienne. Sa morale sublime y fit peu de progrès, si on en juge par les crimes de son premier roi et les guerres perpétuelles de sa nation. Quelques siècles après, Charlemagne paraît : ce grand monarque fonde des écoles et même une académie ; il fait quelques lois qui ont passé jusqu’à à nous. Mais le massacre des Saxons, qui refusaient d’embrasser sa religion, prouve que la philosophie n’avait encore jeté sous son empire que de faibles racines. Ce ne fut que sous François Ier qu’elle étendit ses rameaux et fit éclore ses premiers boutons. Il en fut redevable à la culture des muses italiennes, auxquelles ce prince avait donné un asile. En effet, sous les règnes suivants on vit paraître Malherbe, le père de la poésie, et Montaigne, le père de la philosophie. Enfin, sous Louis XIV, la littérature et surtout la poésie brillèrent de tout leur éclat.

Qu’on ne dise point que les belles-lettres ont dégénéré dans le siècle qui vient de s’écouler. Autant il y a eu de degrés d’amélioration en lumières, en morale, en religion, depuis Clovis jusqu’à Louis XIV et depuis les druides jusqu’à Fénelon, autant et peut-être plus les destinées en réservent à notre postérité, jusqu’à ce que la philosophie y soit parvenue à son dernier terme, si cette fille du ciel peut en avoir un sur la terre.

Permettez-moi, Messieurs, de vous présenter ici en peu de mots quelques aperçus de ses progrès présents et futurs. Je n’abuserai pas de votre attention. Je considère la poésie comme la fleur de la littérature, ainsi que j’ai considéré la littérature elle-même comme la plus sublime production de la philosophie. C’est par la poésie que les peuples les plus sauvages commencèrent à polir leur langage. Ils en revêtirent les maximes des sages, les premières lois de la morale, et les prières adressées aux dieux. Ils imaginèrent la rime comme un moyen facile de les retenir par le retour des mêmes sons. La poésie employa encore ces mêmes consonnances, non pour le plaisir de vaincre une difficulté, mais pour produire une harmonie et en revêtir une pensée, à l’exemple de la nature, qui compose les corps qu’elle organise de deux moitiés semblables et fraternelles. Elle y introduisit bientôt des contrastes pour faire ressortir les consonnances, et joignit des rimes féminines aux rimes masculines, comme la nature même qui a formé d’harmonies fraternelles et d’harmonies conjugales ses plus charmants ouvrages. Mais quand la philosophie se fut étendue à tous les besoins de la société, elle chercha à se délivrer des entraves de la poésie, et elle choisit un style plus naturel et plus facile pour exprimer toutes ses conceptions. Elle perfectionna alors la prose, et, sans l’assujettir aux lois sonores de la rime, elle l’enrichit de toutes les beautés de l’éloquence. Ainsi, la prose naquit de la poésie, pour ainsi dire, comme un fruit utile naît de la fleur éclatante qui l’a fécondé.

Le siècle des grands poëtes a donc précédé partout le siècle des grands orateurs. Sous Louis XIV, on vit paraître d’abord Corneille, Racine, Boileau, Molière, J.-B. Rousseau, Quinault, La Fontaine, et quelques orateurs, Pascal, Bossuet, Fénelon, la Bruyère. Mais le siècle suivant a produit Montesquieu, Voltaire, Jean-Jacques, Massillon, Buffon, qui ont mis dans leur style tout le charme des poëtes du siècle précédent, et qui en ont surpassé peut-être les orateurs par l’étendue et la profondeur de leurs recherches. Il a eu aussi ses grands poëtes tels que Crébillon et plusieurs autres que je ne peux citer, parce qu’ils sont vivants. Il en fut à peu près de même du siècle d’Auguste. Après Horace, Pollion Virgile, Ovide, Properce, Catulle, parurent, en écrivains philosophes, les deux Pline, les Sénèque, Plutarque, etc. Ainsi, dans le siècle de Périclès Sophocle, Euripide, Eschine, avaient précédé les philosophes sortis de l’école de Socrate, dont les principaux furent Antisthène, Platon, Xénophon. Ce n’est pas que, dans ces différents siècles quelques écrivains ne se soient distingués à la fois par leurs talents en vers et en prose : tel a été Voltaire parmi nous. Mais ce sont des arbres privilégiés qui, dans un heureux climat, portent à la fois des fleurs et des fruits.

C’est donc à la prose que la philosophie a dû ses plus grands progrès. Voyez les charmes que, dans le dernier siècle elle a répandus par ses écrits sur la nature même presque méconnue avant son règne. Quel essor elle a donné à l’industrie, au commerce, aux nouvelles découvertes, à l’agriculture ! C’est à ses recherches que nos vergers et nos prairies doivent les fruits et les graminées de l’Asie, et nos parcs les ombrages de l’Amérique. Elle a naturalisé dans le nouveau monde les moissons et les troupeaux de l’Europe ; elle a opéré de plus grands perfectionnements dans les mœurs des nations. Et comme elle avait aboli en France l’esclavage, conservé si religieusement pendant tant de siècles, elle a, de nos jours, adouci les religions et le despotisme du Nord et de l’Orient ; elle a fondé des républiques évangéliques et florissantes sur les terres des cannibales. Enfin, elle aurait déjà fait germer les semences de la civilisation et du bonheur dans le sein même de l’Afrique, si les lettres en avaient préparé le terrain.

Comment donc peut-on dire que la philosophie, qui fait le bonheur du genre humain, a produit nos malheurs dans la révolution et, par une contradiction non moins étrange, que les lettres, si puissantes aujourd’hui, ont déchu depuis Louis XIV ? Ce sont les passions avides de pouvoir, de fortune de vengeance ; peut-être aussi cette éducation ambitieuse, ce besoin d’être le premier, inspiré aux enfants illettrés du peuple, qui ont renversé le trône, les autels et les académies même. Comment auraient-elles respecté les lois de la société, elles qui avaient méconnu les lois de la nature ? Ne sont-ce pas ces ambitions effrénées qui ont enlevé à la philosophie même plusieurs bons esprits, qui se sont précipités dans la révolution, ou par amour de l’intérêt public, ou peut-être de leur intérêt particulier ?

La France n’était plus éclairée que par de fausses lumières. Toute philosophie avait disparu. Tel est notre pôle, abandonné du soleil, lorsqu’une aurore boréale, toujours expirante, ne peut plus y enfanter le jour, et n’annonce à la nuit que de nouvelles nuits : ses rayons, décolorés et tremblants, n’y laissent entrevoir qu’un océan de glace, et ne montrent sur ses rivages d’autres êtres vivants que des renards arctiques acharnés sur des cadavres.

Où étiez-vous alors, filles chéries de la philosophie, muses françaises ? quelle sombre forêt, quelle grotte caverneuse vous tenait cachées ? Calomniées et proscrites par des hommes sans lettres, sans foi et sans frein, nulle chaumière en France, nul palais en Europe n’eût osé vous offrir un asile. Ah ! vous en eussiez trouvé sans doute loin de nous, à l’ombre des lauriers de Virgile ; mais ils ne fleurissaient pas encore sous les lois de Joseph Bonaparte. Cependant, errantes çà et là, vous n’avez point abandonné votre patrie ; vos anciens écrits consolaient des malheureux, fortifiaient des citoyens, et ceux que vous avez inspirés dans cet Institut même, ont paru sur les échafauds avec le courage des Socrate et des Aristide.

Enfin, le ciel nous envoya un libérateur. Ainsi l’aigle s’élance au milieu des orages ; en vain les autans le repoussent et font reployer ses ailes, il accroît sa force de leur furie, et, s’élevant au haut des airs, il s’avance dans l’axe de la tempête, à la faveur même des vents contraires. Tel apparut aux regards de l’Europe conjurée cet homme dont la vertu s’accroît par les obstacles, ce héros philosophe organisé pour l’empire. Il vole d’abord au Midi la foudre dans la main et le caducée dans l’autre. Il s’élève au-dessus des trônes, et répare les injures faites aux nations ; bientôt il plane sur l’Égypte, et, joignant à la terreur de ses armes les bienfaits de la philosophie, il fonde un Institut dans l’antique royaume des Pharaons, redevenu barbare. Il revole vers la France alarmée, il en relève le trône pour la gouverner, et y joint celui de l’Italie pour l’affermir. Il rétablit en même temps l’Académie française, pour rendre aux Muses leurs anciens asiles, et joindre la gloire des lettres à celle des armes. La France n’était alors défendue sur ses frontières que par des villes fortifiées ; il l’entoure d’une confédération de nouveaux royaumes qu’il a créés. En vain l’ourse boréale s’en irrite, et toute hérissée de frimas, vomit contre lui les météores des plus affreux hivers : il accourt vers elle, et renverse tour à tour trois puissants souverains qui en défendaient les barrières. Mais, comme s’il n’eût couru que dans une lice d’honneur, il les relève tour à tour, et leur offre la paix et son alliance. Enfin, le plus puissant d’entre eux, dont on avait voulu faire le plus implacable de ses ennemis, vaincu par sa générosité devient le premier de ses alliés.

O toi, qui projettes en sage et exécutes en héros, sois l’amour des humains, mets ta gloire dans leur bonheur ! Sans doute une grande renommée t’est déjà acquise. Toutes les classes de l’Institut te célébreront à l’envi. La géographie décrira les régions que tu as parcourues ; l’histoire célébrera tes conquêtes, tes victoires, tes traités au dehors, ton administration au dedans ; les arts diront les monuments que tu as élevés à Apollon, à Minerve, au redoutable dieu de la guerre. Mais lorsque le bruit des canons annoncera à la capitale le retour de tes phalanges invincibles ; que des foules de jeunes épouses et de filles couronnées de fleurs se précipiteront dans les rangs de tes soldats couverts de lauriers, pour y embrasser des pères et des époux qu’elles croyaient perdus ; qu’élevant leurs bras et leurs couronnes de fleurs vers ton char de triomphe, elles t’environneront des danses et des chants de la reconnaissance et de la joie, c’est alors que les muses françaises s’élevant vers la postérité, chanteront la paix que tu auras donnée au monde.

O vous que nous venons d’admettre dans leur sein, et vous aussi, candidats futurs qui aspirez à ce dernier asile de la philosophie, qui devez un jour jeter quelques feuilles de cyprès sur nos humbles tertres, comme nous en avons jeté sur ceux de vos prédécesseurs, ah ! vous les rendrez illustres, si vous y joignez quelques rameaux des oliviers qui couronnent sa tête ; car nous avons eu aussi part à ses bienfaits ! Mais, dès à présent, célébrez de grandes destinées; représentez la France, naguère humiliée et malheureuse, s’élevant au plus haut degré de splendeur et de prospérité, par les soins de Napoléon.