Relation d’un voyage en Silésie

Le 1 avril 1807

Jacques-Henri BERNARDIN de SAINT-PIERRE

RELATION D’UN VOYAGE EN SILÉSIE,

LU DANS LA SÉANCE PUBLIQUE DU 1ERAVRIL 1807,

PAR M. BERNARDIN DE SAINT PIERRE.

 

 

 

Lorsque je revenais de Russie en France, je me trouvai, avec un bon nombre de voyageurs de différentes nations, sur le chariot de poste qui mène de Riga à Breslau. Nous étions rangés deux à deux, assis sur des bancs de bois, nos malles sous nos pieds, le ciel sur nos têtes, voyageant jour et nuit, exposés à toutes les injures de l’air, et ne trouvant dans les auberges de la route que du pain noir, de l’eau-de-vie de grain, et du café. Telle est la manière de voyager en Russie, en Prusse, en Pologne, et dans la plupart des pays du Nord. Après avoir traversé, tantôt de grandes forêts de sapins et de bouleaux, tantôt des campagnes sablonneuses, nous entrâmes dans des montagnes couvertes de hêtres et de chênes, qui séparent la Pologne de la Silésie.

Quoique mes compagnons de voyage sussent le français, langue aujourd’hui universelle en Europe, ils parlaient fort peu. Un matin, au lever de l’aurore, nous nous trouvâmes sur une colline auprès d’un château situé dans une position charmante. Plusieurs ruisseaux circulaient à travers ses longues avenues de tilleuls, et formaient, au bas, des îles plantées de vergers au milieu des prairies. Au loin, autant que la vue pouvait s’étendre, nous apercevions les riches campagnes de la Silésie, couvertes de moissons, de villages et de maisons de plaisance, arrosées par l’Oder, qui les traversait comme un ruban d’argent et d’azur. « Oh ! la belle vue ! s’écria un peintre italien qui allait à Dresde ; il me semble voir le Milanais. » Un astronome de l’académie de Berlin se mit à dire : « Voilà de grandes plaines ; on pourrait y tracer une longue base, et, par ces clochers, avoir une belle suite de triangles. » Un baron autrichien, souriant dédaigneusement, répondit au géomètre : « Sachez que cette terre est des plus nobles d’Allemagne ; tous ces clochers que vous voyez là-bas en dépendent. — Cela étant, repartit un marchand suisse, les habitants y sont donc serfs. Par ma foi, c’est un pauvre pays. » Un officier hussard prussien, qui fumait sa pipe, la retira gravement de sa bouche, et se mit à dire d’un ton ferme : « Personne ici ne relève que du roi de Prusse. Il a délivré les Silésiens du joug de l’Autriche et de ses nobles. Je me souviens qu’il nous a fait camper ici il y a quatre ans. Oh ! les belles campagnes pour donner une bataille ! J’établirais mes magasins dans le château et mon artillerie sur ses terrasses. Je borderais la rivière avec mon infanterie ; je mettrais ma cavalerie sur les ailes, et avec trente mille hommes j’attendrais ici toutes les forces de l’Empire. Vive Frédéric ! » À peine s’était-il remis à fumer, qu’un officier russe prit la parole. « Je ne voudrais pas, dit-il, vivre dans un pays comme la Silésie, ouvert à toutes les armées. Nos Cosaques l’ont ravagée dans la dernière guerre, et sans nos troupes réglées qui les continrent, ils n’y auraient pas laissé une chaumière debout. C’est encore pis à présent. Les paysans peuvent y plaider contre leurs seigneurs. Les bourgeois y ont même de plus grands privilèges dans leurs municipalités. J’aime mieux les environs de Moscou. » Un jeune étudiant de Leipsick répondit aux deux officiers « Messieurs, comment pouvez-vous parler de guerre dans des lieux si charmants ? Permettez-moi de vous apprendre que le nom même de Silésie vient de Campi Elizei, Champs Éliziens. Il vaut mieux s’écrier avec Virgile :

O Lycoris, hic tecum consumerer aevo.

« O Lycoris ! c’est ici, qu’avec toi je voudrais être dissous et par le temps. » À ces mots, prononcés avec chaleur, une aimable marchande de modes de Paris, que l’ennui du voyage avait endormie, se réveilla, et, à la vue de ce beau paysage, s’écria à son tour : « Oh ! le délicieux pays ! il n’y manque que des Français. Qu’avez-vous à soupirer ? dit-elle à un jeune rabbin qui était à ses côtés. — Voyez, dit le docteur juif, cette montagne là-bas avec sa pointe ; elle ressemble au mont Sinaï. » Tout le monde se mit à rire. Mais un vieux ministre luthérien d’Erfurt, en Saxe, fronça le sourcil, et dit en colère : « La Silésie est une terre maudite, puisque la vérité en est bannie. Elle est sous le joug du papisme. Vous verrez à l’entrée de Breslau le palais des anciens ducs de Silésie, qui sert aujourd’hui de collège aux Jésuites, quoique chassés de toute l’Europe. » Un gros marchand hollandais, pourvoyeur de l’armée prussienne dans la dernière guerre, lui repartit : « Comment pouvez-vous appeler maudite une terre couverte de tant de biens ? Le roi de Prusse a fort bien fait de conquérir la Silésie ; c’est le plus beau fleuron de sa couronne. J’y aimerais mieux un arpent de jardin qu’un mille carré dans la marche sablonneuse de Brandebourg. » Nous arrivâmes ainsi disputant à Breslau, oh nous mîmes pied à terre dans une fort belle auberge. En attendant le dîner, on parla du maître du château. Le ministre saxon assura que c’était un scélérat, qui commandait l’artillerie prussienne au siége de Dresde ; qu’il avait écrasé avec des bombes empoisonnées cette malheureuse ville, dont la moitié des maisons était encore abattue, et qu’il n’avait acquis sa terre que par des contributions levées en Saxe. — « Vous vous trompez, répondit le baron, il ne l’a eue que par son mariage avec une comtesse autrichienne, qui s’est mésalliée en l’épousant Sa femme est aujourd’hui bien à plaindre. Aucun de ses enfants ne pourra entrer dans les chapitres nobles de l’Allemagne, car leur père n’est qu’un officier de fortune. — Ce que vous dites là, reprit le hussard prussien, lui fait honneur, et il en serait comblé aujourd’hui en Prusse, s’il ne l’avait perdu en sortant à la paix, du service du roi. C’est un officier qui ne peut plus se montrer. » L’hôte, qui faisait mettre le couvert, dit : « Messieurs, on voit bien que vous ne connaissez pas le seigneur dont vous parlez ; c’est un homme aimé et considéré de tout le monde il n’y a pas un mendiant dans ses domaines. Quoique catholique, il secourt les pauvres passants de quelque pays et religion qu’ils soient. S’ils sont Saxons, il les loge et les nourrit pendant trois jours, en compensation du mal qu’il a été obligé de leur faire pendant la guerre. Il est adoré de sa femme et de ses enfants. — Apprenez, répondit à l’hôte le ministre luthérien, qu’il n’y a ni charité ni vertu dans sa communion. Tout son fait est pure hypocrisie, comme les vertus des païens et des papistes. »

Nous avions parmi nous plusieurs catholiques qui allaient élever une terrible dispute, lorsque l’hôte, s’étant mis à la principale place de la table, suivant l’usage de l’Allemagne, fit servir le dîner. Alors on garda un profond silence, et chacun se mit à boire et à manger en voyageur. On fit fort bonne chère. On servit au dessert des pêches, des raisins et des melons. L’hôte dit alors à sa femme d’apporter, en attendant le café, quelques bouteilles de vin de Champagne dont il voulait régaler la compagnie en l’honneur, dit-il, du seigneur du château, auquel il avait des obligations particulières. Les bouteilles étant arrivées, il les posa auprès de la dame française, en la priant d’en faire les honneurs. La joie parut alors sur tous les visages, et la conversation se ranima. Ma compatriote présenta à l’hôte le premier verre de son vin, en lui disant qu’on était aussi bien traité chez lui que dans les meilleures auberges de Paris, et qu’elle n’avait point connu de Français qui le surpassât en galanterie. L’officier russe convint qu’il y avait plus de fruits à Breslau qu’à Moscou ; il compara la Silésie à la Livonie pour la fertilité, et il ajouta que la liberté des paysans rendait un pays mieux cultivé et leur seigneur plus heureux. L’astronome observa que Moscou était à peu près à la même latitude que Breslau, et, par conséquent, susceptible des mêmes productions. L’officier hussard dit : « En vérité, je trouve que le seigneur du château sur les terres duquel nous avons passé a fort bien fait de quitter le service. Après tout, notre grand Frédéric, après avoir fait glorieusement la guerre, passe une partie de son temps à jardiner et à cultiver lui-même des melons à Sans-Souci. » Tout le monde fut de l’avis du hussard. Le ministre saxon même se mit à dire que la Silésie était une belle et bonne province, que c’était dommage qu’elle fût dans l’erreur, mais qu’il ne doutait pas que la liberté de conscience étant établie dans tous les États du roi de Prusse, tous les habitants, et surtout le maître du château, ne se rendissent à la vérité et n’embrassassent la confession d’Augsbourg ; « car, ajouta-t-il, Dieu ne laisse point une bonne action sans récompense, et c’en est une qu’on ne peut trop louer dans un militaire qui a fait du mal aux gens de mon pays pendant la guerre, de leur faire du bien pendant la paix. » L’hôte alors proposa de boire à la santé de ce brave seigneur, ce qui fut exécuté aux applaudissements de toute la compagnie.

Il n’y eut pas jusqu’au jeune rabbin qui ne voulût aussi trinquer avec elle. Il dînait seul et tristement, de ses provisions, dans un coin de la salle, suivant la coutume des Juifs en voyage ; il se leva et vint présenter sa grande tasse de cuir à la dame, qui la lui remplit jusqu’aux bords. Il la vida d’un seul trait ; alors elle lui dit : « Que vous en semble, docteur, la terre qui produit de si bon vin ne vaut-elle pas bien la terre promise ? — Sans doute, madame, répondit-il d’un air riant, surtout quand ce bon vin est versé par d’aussi jolies mains. — Souhaitez donc, lui dit-elle, que votre messie naisse en France, afin qu’il y rassemble vos tribus de toutes les parties du monde. — Plût à Dieu ! repartit l’Israélite ; mais auparavant il faudrait qu’il fit la conquête de l’Europe, où nous sommes presque partout si misérables. Il faudrait que ce fût un nouveau Cyrus, qui en forçât les différents peuples de vivre en paix entre eux et avec le genre humain. — Dieu vous entende ! s’écrièrent la plupart des convives. »

J’admirais la variété d’opinions de tant de personnes qui disputaient avant de se mettre à table, et qui étaient d’un si parfait accord lorsqu’elles en sortaient. J’en conclus que l’homme était méchant dans le malheur, car c’en est un pour bien des gens d’être à jeun ; et qu’il était bon dans le bonheur, car quand il a bien dîné il est en paix avec tout le monde, comme le sauvage de Jean-Jacques.

J’en tirai une autre conséquence plus importante : c’est que toutes ces opinions, qui avaient, pour la plupart, ébranlé la mienne tour à tour, venaient uniquement des éducations différentes de mes compagnons de voyage, et je ne doutai pas que chacun d’eux ne retournât à la sienne quand il serait de sang-froid.

Désirant fixer mon jugement sur les sujets de la conversation, je m’adressai à un voisin qui avait gardé constamment le silence et m’avait paru d’une humeur toujours égale. « Que pensez-vous lui dis-je, de la Silésie et du seigneur du château ? — La Silésie, me répondit-il, est un fort bon pays, puisqu’elle produit des fruits en abondance, et le seigneur du château est un excellent homme, puisqu’il fuit du bien à tous les malheureux. Quant à la manière d’en juger, elle diffère, dans chaque individu, suivant sa religion, sa nation, son état, son tempérament, son sexe, son âge, la saison de l’année, l’heure même du jour, et surtout d’après l’éducation qui donne la première et la dernière teinture à nos jugements ; mais quand on rapporte tout au bonheur du genre humain, on est sûr de juger comme Dieu agit. C’est sur la raison générale de l’univers que nous devons régler nos raisons particulières comme nous réglons nos montres sur le soleil. »

Depuis cette conversation, j’ai tâché de juger de tout comme ce philosophe ; j’ai trouvé même qu’il en était de notre globe et de ses habitants comme de la Silésie : chacun s’en fait une idée d’après son éducation. Les astronomes n’y voient qu’un globe fait en fromage de Hollande, qui tourne autour du soleil avec quelques newtoniens ; les militaires, des champs de bataille et des grades ; les nobles, des terres seigneuriales et des vassaux ; les prêtres, des communiants et des excommuniés ; les marchands, des branches de commerce et de l’argent ; les peintres, des paysages ; les épicuriens, des paradis terrestres ; mais le philosophe le considère par ses relations avec les besoins des hommes, et les hommes eux-mêmes par ,celles qu’ils ont entre eux.