ÉLOGE DE M. DE BEAUVAU,
L’UN DES QUARANTE DE LA CI-DEVANT ACADÉMIE FRANÇAISE
LU A LA SÉANCE PUBLIQUE DU 12 THERMIDOR AN XIII (31 juillet 1805),
PAR M. DE BOUFFLERS.
MESSIEURS,
Lorsqu’après une longue et pénible léthargie l’ancienne Académie française a, pour la première fois, entendu la voix qui lui ordonnait de renaître, ses yeux reconnaissants se sont d’abord tournés vers celui qui venait de les rouvrir ; puis, jetant autour d’elle un regard douloureux, elle a cherché inutilement plusieurs hommes recommandables, qu’à son dernier soupir elle comptait encore parmi ses membres. Hélas ! ils ne se sont point relevés avec elle ! et alors, nous qui leur survivons, nous avons cru entendre les mânes de ces confrères, depuis si dignement remplacés, réclamer du fond de la tombe les honneurs que chacun d’eux avait rendus à celui qui l’avait précédé. Le temps est venu d’acquitter cette dette religieuse, et de remplir envers ces ombres négligées un devoir plus cher à nos cœurs que nécessaire à leur mémoire.
Vous m’avez choisi, Messieurs, pour vous parler de M. de Beauvau ; c’était deviner mon vœu, mais présumer de mes forces. Cette tâche honorable aurait même offert moins de difficultés à tout autre qu’à moi ; et, pendant mon travail, le même sentiment qui me pressait, m’a plus d’une fois retenu. Aujourd’hui, cependant, prêt à payer solennellement ce tribut d’une piété presque filiale envers un homme à qui son indulgence pour moi, et ma vénération pour lui, m’attachaient encore plus que les nœuds de la parenté la plus rapprochée, j’éprouve, avec une sorte de surprise, qu’il y a des jouissances pour la tristesse, et que les mêmes souvenirs qui ont produit de longs regrets peuvent aussi les adoucir.
Nous trouvons je ne sais quel charme à parler de ceux que nous avons pleurés. En nous peignant vivement ce qu’ils étaient, nous oublions quelquefois qu’ils ne sont plus, et nous croyons les voir reparaître, évoqués par l’amitié. Que ne puis-je me flatter de produire ici la même illusion, et de faire revivre, pour un moment du moins, au milieu de cette assemblée, un homme qui aurait eu tant de plaisir à s’y trouver qui regardait ses confrères (vous le savez) comme autant de frères, et qui reconnaîtrait encore parmi vous, Messieurs, des amis heureux de l’y revoir !
Quelques événements de sa vie, auxquels j’ajouterai quelques traits de son caractère, suffiront à son éloge ; et la vérité, que sans doute vous me recommandez servira mieux ma tendresse que l’exagération.
M. de Beauvau, fils de M. de Craon et de Mlle de Ligneville, naquit à Lunéville, en 1720 ; il y fut élevé au milieu d’une famille nombreuse, à la cour et sous les auspices de Léopold, le meilleur et le plus sage des princes de son temps. Ce grand homme, appelé à régner sur un pays ravagé, sut en écarter le fléau de la guerre ; et, pendant que l’Europe autour de lui était en armes et en feu, on vit refleurir ses États à l’ombre des ailes de son génie. Aussi n’a-t-il besoin ni de monuments ni d’historiens, puisqu’il vit et qu’il vivra toujours en Lorraine sous le nom du bon duc, et que, d’âge en âge, les fils y apprennent de leurs pères à ne prononcer ce nom qu’avec l’accent de la reconnaissance et du regret.
Un enfant élevé au sein d’une famille animée de l’esprit d’un tel protecteur, aurait pu concevoir des inclinations pacifiques ; mais l’enfant de M. de Craon savait qu’il était destiné au métier des armes, ou plutôt il le sentait. Il entrait dans sa quatorzième année lorsqu’il vit partir M. de Ligneville, frère de sa mère, pour une campagne qui, en le couvrant de gloire à Colorno, devait terminer sa vie. Ce noble guerrier, l’honneur de son pays, ressemblait aux héros des romans, et il ne lui manqua que de vivre pour égaler ceux de l’histoire. Le jeune Beauvau, épris des grâces chevaleresques de son oncle, enflammé du désir d’égaler ses exploits, sent redoubler son ardeur en le voyant voler à de nouveaux périls, et veut tout quitter pour le suivre. Ce fut la première fois que ses parents eurent besoin de leur autorité sur un fils jusque-là si tendre et si docile. Ses maîtres lui sont devenus odieux, les études sont abandonnées, les leçons oubliées, les livres fermés, et l’enfant est sourd à tout ce qui ne lui parle pas de guerre.
M. de Beauvau n’a pas besoin que je lui fasse honneur du premier élan d’une passion si commune à cet âge, où l’on ne voit ordinairement dans la guerre qu’un exercice du corps et un délassement de l’esprit, et où tout écolier voudrait toujours courir à l’ennemi pour fuir son précepteur. Le chagrin ne dura que ce que durent des chagrins de quatorze ans. D’agréables distractions, des voyages instructifs le firent oublier, et la guerre de 1740 va bientôt prouver que la première passion du jeune Beauvau n’avait fait que croître avec lui.
Il venait d’être nommé colonel du régiment des gardes du roi Stanislas de Pologne, devenu beau-père de Louis XV, et duc de Lorraine ; mais comme ce régiment devait rester à Lunéville auprès du roi, M. de Beauvau ne voulut point perdre, dans un service tranquille, de belles années qu’il était pressé de mieux employer. Il pensa que Stanislas, dans sa jeunesse, aurait préféré les hasards au repos ; il fit ce que Stanislas aurait fait, et il aima mieux l’imiter que le servir.
On lui permit de faire la campagne comme volontaire attaché à la personne de M. le maréchal de Belle-Ile, qui commandait en Bohême, conjointement avec M. le maréchal de Broglie. Notre armée, d’abord victorieuse, était, à cette époque, renfermée, par l’habileté du prince Charles de Lorraine, dans cette même ville de Prague, qui avait été peu auparavant le théâtre de notre gloire, et s’y voyait menacée des plus tristes extrémités. M. de Belle-Ile, presque uniquement occupé des moyens de la faire vivre et de la sauver, n’offrait à la volonté de son jeune aide-de-camp, que bien peu d’occasions de se signaler ; M. de Beauvau prit le parti de se faire aide-de-camp de tout ce qui marchait à l’ennemi. Cette ardeur entraînante, cette taille avantageuse, cette figure noble et assurée, qu’on remarquait toujours dans les premiers rangs des combattants l’eurent bientôt fait con-, naître de toutes les troupes ; elles ne voyaient encore qu’un soldat, mais ce soldat annonçait un chef, et valait un drapeau ; cependant les Autrichiens commençaient à serrer, la place, et leurs progrès décidèrent enfin les maréchaux à commander, une sortie vigoureuse. On fait un détachement de tous les grenadiers de l’armée, on y joint le corps des carabiniers, qui combattait à pied, et qu’on appelait le bataillon sacré ; ces deux troupes émules étaient prêtes à donner ensemble tout à coup, en avant du front, un guerrier, semblable à ceux du Tasse ou de l’Arioste, fixe tous les regards : c’était M. de Beauvau ; on s’élance à sa suite dans les tranchées, on encloue, on renverse les batteries, on détruit en un instant les travaux d’un mois, et l’ennemi, forcé à la fuite, laisse trois mille hommes sur le champ de bataille ; jour glorieux au milieu d’un temps de crise, et qui prouva du moins que nous étions toujours des Français. Le prince Charles, de son côté, ne se décourage point, et continue le siége. L’obligation imposée à nos généraux de se concerter entre eux, entravait leur marche ; leur inquiétude réciproque s’opposait à tous les grands partis ; l’ennemi en profitait et le siége avançait. Enfin, les maréchaux, accordés de nouveau par la nécessité, commande-t-il une sortie plus nombreuse que la première ; elle se fait en plein jour. Il serait inutile de dire que tout réussit, les Français étaient cette fois menés à la française ; ils reviennent donc triomphants : cependant on remarque de l’abattement sur le visage des carabiniers ; on leur en demande la cause ; ils répondent, en montrant M. de Beauvau sur un brancard, porté par leurs camarades : C’est que le jeune brave est blessé. Plus les Français méritent ce nom, plus il est beau de le mériter entre eux. La blessure était grave, le traitement fut long, mais le temps n’en fut point perdu ; des lectures utiles, des conversations intéressantes, des études suivies trompèrent l’impatience du blessé ; toutes ses occupations, tous ses entretiens, avaient l’art militaire pour objet, et ce n’était qu’en apprenant son métier qu’il pouvait se consoler de ne le point faire.
La campagne finie, M. de Beauvau revient à Paris, brillant de toutes les grâces de la jeunesse, auxquelles sa réputation ajoutait encore plus d’éclat. Paris offrait alors, peut-être même offre– t-il encore aux officiers français presque autant de dangers que la guerre, et la fleur de nos camps rencontrait plus d’une Armide il parait qu’il n’en fut pas ainsi pour le jeune officier dont je parle ; il ne méprisait point les plaisirs, mais il savait les altier avec l’étude, et songeait plus à son instruction qu’à son amusement. De toutes les connaissances qu’il fit à cette époque inquiétante de sa vie, ce fut celle de M. de Montesquieu qui l’intéressa le plus leur âge était bien différent ; mais l’immortel Montesquieu avait accoutumé son esprit à lire dans l’avenir ; il prévit M. de Beauvau, et le distingua de ses jeunes contemporains, comme, Patrrili les fleurs d’un verger, un œil connaisseur distingue celles qui porteront des fruits.
Revenons avec lui dans les camps, dont il ne s’est jamais éloigné qu’à regret ; il va s’y montrer enfin à la tête d’un régiment, celui des gardes de Stanislas, que ce bon roi se serait reproché de retenir plus longtemps auprès de sa personne, lorsqu’il pouvait être utile au roi son gendre. M. de Beauvau se rend d’abord en Allemagne ; il voit de trop près, à Dettingen, les sages mesures du maréchal de Noailles dérangées par la fougue imprudente du duc de Grammont. D’Allemagne, il passe en Italie, où, d’un côté, la maison d’Autriche avec le roi de Sardaigne, de l’autre, la France avec l’Espagne, soutenaient d’anciennes querelles saris jamais les terminer. On sait que, de tout temps, les puissances belligérantes de l’Europe avaient choisi cette belle contrée pour servir comme d’arène à leurs sanglants tournois ; mais la renommée dont toutes les voix suffisent à peine à répéter les derniers prodiges de nos armées en Italie, semble avoir oublié tous les autres faits d’armes que jusqu’alors on y avait admirés ; je me permettrai cependant de rappeler à votre mémoire Oneille, Villefranche, le Col-de-Tende, Montalban, la Turbie, Pierre-Longue, Desmon, Coni,.., sans compter beaucoup d’autres postes qu’on disait inaccessibles, jusqu’à ce que nous les eussions emportés l’épée à la main. J’ajouterai seulement que, dans toutes ces occasions, l’exemple de M. de Beauvau rendit sou régiment l’exemple de l’armée, et que l’armée elle-même, au milieu des succès balancés de cette guerre, montra dès lors à l’Italie qu’elle serait digne d’y reparaître un jour sous les drapeaux du premier des capitaines.
L’hiver, qui alors, et surtout dans les Alpes, séparait les combattants les plus acharnés, permit à M. de Beauvau de retourner à Paris. Ce fut pour lui l’épique d’un premier mariage, qui, en l’unissant à une épouse aussi aimable que vertueuse, le rendit le plus heureux des pères.
Le printemps revient et ramène en Italie les horreurs de la guerre au milieu des beautés de la nature ; on se propose de passer la Bormida ; il faut pour cela se rendre maitre du pont Cassal-Bayane, et M. de Beauvau est honoré de la commission : le pont était défendu par de bons retranchements, beaucoup de troupes et une artillerie formidable. M. de Beauvau se ressouvient de la tranchée de Prague ; ce n’est plus un volontaire, c’est le chef lui-même qui, accompagné du jeune chevalier de Beauvau, son aimable et valeureux frère, s’élance par les embrasures des canons ; quelques officiers, quelques grenadiers, le suivent de près, et l’armée passe la Bormida.
Cependant la fortune de la guerre, qui ne voyait point encore parmi nous l’homme fait pour la fixer, se retourne du côté du roi de Sardaigne. Un changement de règne en Espagne paraissait avoir influé sur la politique et refroidi notre alliance ; joignez à cela quelques mésintelligences trop ordinaires entre des armées combinées, quelques discordes entre les généraux, en voilà plus qu’il n’en faut pour perdre des batailles ; mais dans ces temps nébuleux, l’étoile de M. de Beauvau brille encore par intervalles. Son brave régiment ferme presque toutes les arrière-gardes, arrête les poursuites, rétablit quelquefois le combat, et change du moins les déroutes en retraites… De plus beaux jours ne tarderont point à luire, et c’est en partie à lui qu’on les devra. Bientôt vous le verrez, chargé d’une grande expédition, faire passer le Pô à quinze mille hommes sous les yeux de vingt-cinq mille ennemis réduits à admirer sa manœuvre. Elle a été suivie de la bataille de Parme, où le régiment de M. de Beauvau, commandé sous ses yeux, par son brillant frère, paya la victoire de presque tout le sang de ses officiers et de ses soldats : Que la victoire est belle, mais qu’elle est chère !
La paix revient enfin en 1748 : l’Europe respire ; elle en a souvent besoin. Le père et la mère de M. de Beauvau, attachés à l’empereur, étaient restés en Toscane, tremblants au milieu des honneurs qui les environnaient sur les destinées d’un fils pour qui chaque feuille des annales de ces guerres augmentait leur tendresse, leur orgueil et leur inquiétude. Ses intérêts le rappelaient à Versailles, son cœur le ramène à Florence : il y trouve M. de Craon son père,- un des hommes les plus instruits, et peut-être le plus aimable homme de son temps, entouré des plus beaux esprits d’Italie, les Serati, les Venuti, les Nicolini, les Buon-Delmonte. M. de Beauvau ne parut pas plus déplacé parmi ces hommes illustres que parmi ses compagnons d’armes : tous l’avaient connu pendant un premier voyage qu’il avait fait en Italie ; tous avaient annoncé son mérite, et tous voyaient avec transport leurs prophéties accomplies. En effet, au milieu de tous les devoirs et de toutes les distractions de la guerre, M. de Beauvau ne perdit jamais les belles-lettres de vue. On a pu juger qu’il n’avait que des loisirs bien courts à leur donner ; mais le temps de ces loisirs, il le passait entre Cicéron, Tite-Live, Tacite, Montaigne, Virgile, le Tasse ; l’Arioste, Racine, Boileau, Voltaire. Il faisait, de la plupart de ces lectures, non un délassement, mais une étude ; et qu’on ne croie point que ces paisibles occupations, au milieu de cette vie tumultueuse, amollissent les cœurs ; non, le guerrier qui cultive son esprit, polit ses armes. Les premiers hommes d’Italie virent aussi que le métier des armes ne nuit point aux grâces de l’esprit ; et, malgré la résistance de M. de Beauvau, ils l’obligèrent à prendre une place dans la première de leurs Académies c’était celle de Della-Crusca, dont le dictionnaire, fruit de longues méditations et de discussions profondes, prouverait aux ignorants (si on pouvait leur prouver quelque chose ) que le travail d’un corps littéraire pourrait bien ne pas être absolument inutile.
De retour en France, après avoir passé à Paris et à Versailles le temps nécessaire pour n’y être point oublié, il revient enfin en Lorraine avec cette émotion douce que tout homme honnête éprouve à l’aspect de son pays natal, lorsqu’il l’a quitté jeune encore et qu’il y reparaît pour la première fois après une longue absence. Comment revoir avec des yeux indifférents cette terre sacrée qui nous a reçu des mains de la nature, et ces murs paternels ; et ce toit nourricier, et ces champs, ces bois, ces prés, ces montagnes, ces ruisseaux, et tous ces objets divers sur qui nous avons essayé nos premiers regards Comment ne pas être attendri en nous retrouvant parmi les témoins de nos jeux, les compagnons de nos plaisirs innocents et ces hommes de toutes les classes qui, peut-être-, ont caressé notre enfance. Tels étaient les sentiments que M. de Beauvau a toujours conservés et qu’il a constamment prouvés à une patrie dont il fut toute sa vie l’idole. Il y était rappelé alors par un père et une mère revenus depuis peu dans leurs foyers, et qui auraient payé un jour de sa présence d’une aimée de leur vie. Il se retrouvait au sein d’une famille assez aimable pour lui faire oublier le reste du monde, sans compter une société d’hommes et de femmes que Paris même aurait enviée à la Lorraine, et dont aucun autre pays, aucun autre âge, peut-être, n’offriront un second exemple. Heureuse contrée ! où l’immortel Stanislas coulait enfin des années sereines après tant d’années orageuses… Une voix plus éloquente vous a parlé dans cette même enceinte de sa grandeur d’âme, de sa vertu, de son économie, de sa magnificence, des monuments qu’il a élevés, des dons qu’il a répandus, de cet amour sans bornes, de cette sollicitude sans terme, qui s’étendaient jusqu’à la dernière postérité de ses nouveaux sujets. Je me contenterai donc d’attester ce que nous avons tous applaudi, car je ne pourrais que le répéter ou l’affaiblir.... Mais, j’ai vu dans Stanislas plus d’un grand homme ; et après avoir contemplé avec vous le prince dans son conseil, il me resterait à vous peindre le sage dans ses foyers. Que ne puis-je vous le montrer entouré plutôt d’enfants adoptifs que de courtisans ; souriant à nos hommages, à nos soins, aux efforts que nous faisions pour embellir ses jours, les plus beaux des nôtres ! Vous nous verriez nous-mêmes dans le tableau plus attendris encore qu’empressés ; essayant tous à l’envi de lui plaire, non parce que nous dépendions de lui, mais (le dirai-je ?) parce qu’il nous plaisait, parce que« nous l’aimions ; presque nous sentions qu’il nous aimait. Sans doute l’intérêt rassemble des hommes de tous rangs auprès de tous les princes, la reconnaissance les retient auprès de quelques-uns ; auprès de celui-là on était distrait de l’intérêt ; on l’était même de la reconnaissance, et sa’ bonté faisait oublier jusqu’à ses bienfaits. Hélas ! nous jouissions d’un bonheur que nous n’avons mesuré qu’en le perdant. Chacun se croyait chez soi, et nous étions chez lui… Il ne m’est point permis de nommer tout ce qui ajoutait aux charmes de cette cour patriarcale ; mais Voltaire, Montesquieu, Saint-Lambert, le président Hénault, Mme du Châtelet, Mme de Grammont, M. de Tressan, et des hommes et des femmes dignes d’entrer dans cette brillante élite, y formaient comme un cercle rayonnant de lumière, dont le plus aimable des sages était le centre ; et la réunion de tant de nobles délices avait fait de Lunéville un séjour si différent du reste du monde, qu’en y pensant, je crois plutôt me ressouvenir de quelques pages d’un roman impossible à oublier, que de quelques années de ma vie.
C’est dans cette cour sans intrigues, sans jalousie, et même sans affaires ; c’est dans cette école du goût, de la grâce, du bon esprit, dans cet asile de la bonhomie et de la paix, que M. de Beauvau aimait à se délasser quelquefois de Paris et de Versailles, lorsque la guerre de Sept Ans interrompit ses occupations et ses loisirs. Elle a commencé par le siége de Mahon, où M. de Beauvau-, chargé de l’attaque la plus décisive, celle du centre, partagea la gloire de l’assaut avec nos plus vaillants soldats. Il en était estimé (car le soldat est bon juge), et il avait su, peu auparavant, leur marquer l’estime qu’il leur rendait. Le fait est connu ; cependant il est bon de le rappeler, et d’en donner l’honneur à qui il appartient. Le vin, dans Pile de Minorque, est très-fort et à très bas prix ; à ces deux titres il plaisait doublement à nos troupes ; mais l’indiscipline, compagne de l’ivresse, allait toujours croissant, et pouvait même influer sur le succès de l’expédition ; les reproches, les défenses, les punitions, étaient sans effet. M. de Beauvau, consulté là-dessus par M. de Richelieu, lui conseilla de mettre à l’ordre que ceux qui s’enivreraient ne monteraient point à l’assaut. Le conseil fut suivi, et, de ce moment, on ne vit plus un homme ivre dans le camp ; preuve évidente que les moins sobres de nos soldats aiment encore mieux la gloire que le vin.
Profondément affecté d’un passe-droit qu’il éprouva après la prise de Mahon, M. de Beauvau refusa de l’emploi dans l’armée d’Allemagne, pour ne pas s’y trouver aux ordres d’un général qu’il aurait clii commander. S’il est permis de céder en pareille circonstance aux caprices impérieux de l’honneur, c’est à celui qui en a toujours si rigoureusement accompli toutes les lois. Il chercha des consolations à une armée que nous avions alors en Bretagne, et où il obtint d’être employé en qualité de maréchal des logis. Bientôt après, cette armée n’ayant point été mise en activité, son zèle, plus fort que son chagrin, le ramène à l’armée d’Allemagne ; mais, fidèle à sa résolution de n’y accepter d’emploi qu’après avoir repris son rang, il y reparaît en qualité de simple volontaire ; et voici, à ce sujet, le témoignage d’un juge irrécusable. M. le maréchal de Broglie, au bas d’une lettre qu’il écrivait au roi sur le champ de bataille de Corbach, ajoute : « M. de Beauvau est arrivé au moment du combat ; « c’est un aide-de-camp d’une nouvelle espèce, il est aussi bon pour le conseil que pour l’action. » On peut juger, d’après ces lignes écrites d’une main victorieuse, que, dans toutes les vicissitudes de cette guerre, M. de Beauvau ne manqua pas l’occasion d’un bon conseil ou d’une belle action ; mais les bons conseils ne sont guère utiles qu’à ceux qui pourraient eux-mêmes les donner, et les belles actions ne servent pas plus dans les batailles perdues, que l’or dans les naufrages.
Enfin, en 1762, la France envoie à l’Espagne ion secours de douze mille hommes contre le Portugal, et M. de Beauvau le commande. Sourire trop passager de la fortune ! il arrive avec des connaissances qui étonnent, et des plans qui effrayent le cabinet de Madrid ; et comme, par ses instructions, il était malheureusement assujetti à la Plus scrupuleuse subordination envers un général qui se défiait de la supériorité de son inférieur, il trouve partout des obstacles, partout des dégoûts ; l’ardeur du général français, enchaîné au flegme du général espagnol, éprouve le supplice de Mézence, et la vertu de M. de Beauvau lui devient d’autant plus nécessaire que ses talents lui sont plus inutiles.
Il espérait néanmoins être consolé de tant de contradictions par une armée de vingt-cinq mille hommes qu’il devait commander la campagne d’après dans les Algarves, et qui, entièrement à sa disposition, ne se serait point ressentie de la paralysie de la campagne précédente. Tel était son espoir lorsque la paix, changeant de nouveau la face des choses, vint fermer pour lui une carrière où son âme s’élançait par un attrait irrésistible, et où il croyait : modestement n’avoir fait que préluder. Je ne réponds pas qu’il n’ait éprouvé quelques regrets en voyant disparaître ce beau fantôme de gloire vers lequel il s’était toujours avancé, et qui semblait enfin s’avancer vers lui ; mais comment s’affliger du bien du monde ? Non, il reconnaît bientôt que, si un homme d’honneur se permet rarement de désirer la paix pendant la guerre, un homme de bien doit encore moins regretter la guerre au moment de la paix.
Un tel homme n’était point de ceux qui demeurent oisifs. On avait trop besoin des services qu’il pouvait rendre, il avait trop besoin du bien qu’il pouvait faire. Il fut donc nommé d’abord au commandement de Guyenne ; cette province s’attendait, sur la réputation de M. de Beauvau, à voir seulement un guerrier ou un courtisan ; elle voit un administrateur, un magistrat, un ami rigide du bon ordre, un réformateur austère de divers abus qui l’indignaient d’autant plus qu’il n’eût tenu qu’à lui d’en profiter. À peine a-t-il paru, que mille usurpations secrètes sont abolies ; les permissions de port d’armes cessent d’être une branche de revenu pour qui les accordait, et les dons que les villes avaient coutume d’offrir à chaque nouveau commandant y sont appliqués à des établissements de charité. Quant au reste, le commerce délivré de beaucoup d’entraves, les préposés assujettis à un service plus régulier, le parlement lui-même averti des limites où il doit se renfermer, suffisent aux deux ou trois mois que M. de Beauvau passa dans ce commandement ; il le quitta pour celui de Languedoc, emploi de confiance encore plus que de faveur ; et qui, en ouvrant un champ plus vaste à ses talents pour l’administration, lui présentait en même temps des devoirs plus importants et plus épineux.
Les guerres de religion étaient étouffées, les haines ne l’étaient point. Les cendres des Cévennes fumaient encore ; l’esprit de persécution d’un côté, l’esprit de vengeance de l’autre, se servaient réciproquement de motifs, et ressemblaient à deux poignards qui s’aiguisent par le frottement. Eh quel exemple offrit alors M. de Beauvau Qu’il est beau de voir un homme de guerre devenu un homme de paix, occupé à calmer d’une part les esprits trop échauffés, à combattre de l’autre des principes trop sévères, et à plaider en secret la cause d’une classe d’infortunés dont les pères, échappés aux massacres et aux proscriptions, ne leur avaient laissé pour tout héritage que l’industrie, la croyance et le malheur de leurs ancêtres ; mais aussi, en les défendant à leur insu des vexations dont un zèle, soit trompé, soit trompeur, est toujours prodigue, il savait mesurer sa protection pour qu’elle ne devint pas un titre à des prétentions prématurées ou à de vagues projets de représailles. Je l’ai vu remplir ce rôle sublime ; je l’ai vu placer l’égide de la sagesse entre l’intolérance et l’indignation. La persuasion était à la fois le supplément et l’adoucissement de son autorité ; il n’ordonnait point, il inspirait ; et le respect que ses vertus commandaient, devenait une religion commune aux deux partis.
Un événement remarquable dans la vie de M. de Beauvau fut la disgrâce de M. de Choiseul, son proche parent et son ami particulier, cet homme célèbre sur qui l’on peut avoir deux avis, mais dont le nom, prononcé même par la critique, rappellera toujours un esprit étendu, un caractère noble, un ministre passionné pour la gloire de son pays.
Divers troubles intérieurs, que l’ascendant de M. de Choiseul avait comprimés, ne tardèrent pas à éclater après sa retraite. Les parlements déplaisaient au ministère ; un lit de justice les cassa. Dans cette imposante cérémonie, M. de Beauvau, quoique particulièrement attaché à la personne du monarque, et par un dévouement bien connu et par sa place de capitaine des gardes, pensa (ce qui était rare pour le temps) qu’il appartenait à la France avant que d’appartenir à la cour, et qu’il se devait aux véritables intérêts du roi plus qu’aux passions de ses conseillers. Il refusa son assentiment à la dissolution du seul corps qui pût, dans ces temps d’inquiétude, rassurer la nation contre le ministère, et il résista comme un homme clairvoyant que des aveugles essayeraient d’entraîner.
Après une pénible inaction, pendant laquelle sa santé, cruellement dérangée, et de longues douleurs ne donnèrent que trop d’exercice à son courage, M. de Beauvau, environ un an avant sa promotion à la première dignité militaire, fut nommé par Louis XVI au gouvernement de Provence, où, contre l’usage presque général du royaume, le gouverneur avait quelques fonctions à remplir. Il s’y dévoua selon sa coutume, et il fit, pour cette province, moins qu’il n’eût voulu sans doute, mais plus qu’on n’aurait osé espérer. Divers projets relatifs à l’administration, à la culture, au commerce, à la navigation, aux communications, à l’embellissement du pays, furent présentés, lus, discutés, adoptés ; quelques-uns même reçurent un commencement d’exécution ; et souvent, dans ces occasions, des fonds refusés, ou trop lentement versés par le gouvernement, étaient offerts et fournis par le gouverneur. À des qualités aussi grandes, à des intentions aussi paternelles, que manquait-il ? Rien, sinon d’être soutenues par un pouvoir moins chancelant, et surtout de se montrer dans des jours moins voisins du plus effrayant des orages…
Il est passé l’orage : ne renouvelons point nos douleurs en nous rappelant nos misères ; contentons-nous de plaindre un aussi bon Français d’avoir assez vécu pour voir l’agonie de la France, et trop peu pour jouir de sa résurrection.
Arrêtons-nous ici, Messieurs, et jetons un coup d’œil rapide sur l’homme dont vous avez voulu consacrer la mémoire. Qui ne serait frappé de ce long enchaînement de devoirs tous remplis au delà de leur mesure, de cette suite non interrompue de services importants, mais toujours trop faibles au gré de son zèle ? Ne le voyez-vous pas dans toutes ses actions, d’accord avec lui-même, d’accord avec les temps, d’accord avec les circonstances ? Impatiente à son début, sa valeur, d’année en année, devient plus utile sans être moins brillante. Sa raison prématurée s’éclaire avec l’âge ; une courageuse prudence assure sa marche au delà du milieu de la route, la sagesse et la constance le soutiennent à son déclin... ; conformité remarquable avec sa figure même, qui a successivement offert à tous les regards comme une suite de modèles pour tous les âges : agréable dans la première jeunesse, noble et calme dans les années qui ont suivi, grave et douce dans l’âge mûr, respectable, mais toujours belle dans la saison plus avancée.... ; et la vieillesse même, au lieu de la déformer entièrement, n’a fait qu’y graver, pour ainsi dire, l’empreinte auguste de la sagesse et comme l’histoire d’une belle vie.
Je viens de dire ce qu’il a fait, je vais dire ce qu’il a été ; et, après avoir raconté l’histoire de sa vie, je révélerai les secrets de son cœur. L’homme moral n’est point dans ce qu’il fait ; il est dans ce qu’il veut. Souvent les traits qu’on a le plus exaltés perdraient bientôt leurs admirateurs, si une lumière redoutée en dévoilait tout à coup les vrais motifs ; car, hélas ! le bien même n’a pas toujours été fait pour le bien. Ici, au contraire, les actions les plus simples recevraient, du sentiment soutenu qui les inspirait, un prix qui ne pourrait que s’accroître avec les lumières des juges. Eh ! quel juge plus sévère pourrait-on donner à cet homme si rare, que son propre cœur ; que cet amour de la perfection qui n’était pas encore satisfait après le devoir rempli ; que cette crainte généreuse de trop présumer de lui, qui le montrait toujours à lui-même au-dessous de ses véritables proportions, et qui, dans sa tendance au bien, sans arrêter son élan, l’excitait à redoubler son effort ! Ajoutez à cela le besoin d’être toujours juste, qu’il sentait plus vivement que le commun des hommes ne sent le besoin qu’on soit juste envers eux ; cette bienveillance innée pour tons ses semblables, que jamais un être faible ni un être souffrant n’ont réclamée en vain ; cette noble disposition aux sacrifices les plus difficiles, qui souvent lui faisait goûter le plaisir peu connu de prononcer contre lui dans sa propre cause ; cette inquiétude héroïque pour tous les hommes confiés à son autorité, qui, à la guerre, le rendait aussi économe du sang de ses soldats que prodigue du sien, et semblait lui faire ambitionner le privilége exclusif du danger.
En méditant sur un homme aussi différent de ceux qu’on appelait improprement ses pareils, je me suis quelquefois demandé à moi-même à qui nous devons nos mérites ou nos démérites. Est-ce à la nature ou à l’éducation ? On leur attribue trop à toutes les deux. La nature a disposé d’avance, dans tous les hommes, les principes invisibles de la sensibilité et de la raison ; l’éducation les a plus ou moins développées : la première est une mère qui a donné à tous ses enfants un patrimoine ; la seconde, une tutrice qui a essayé de mettre ce patrimoine en valeur. Mais attendons le moment de l’émancipation, le moment où l’homme entre en possession de lui-même ; c’est alors seulement que sa vie morale commence, et c’est dès lors que M. de Beauvau prépara, non ce qu’il devait un jour devenir, mais ce qu’il devait valoir.
Trois qualités que rarement on a réunies à un si haut point, la sensibilité, l’émulation, la modestie, le mirent dans le chemin de toutes les vertus. La sensibilité le portait à faire tout le bien qu’il pouvait, l’émulation le pressait de faire du mieux qu’il pourrait, et la modestie lui persuadait qu’il n’avait jamais assez bien fait. De là, cette observation continuelle de son intérieur, cette censure de lui-même qui se tournait en exhortation secrète vers tout ce qui lui paraissait honnête et utile ; mais ce qui a le plus caractérisé M. de Beauvau, ce sont ces notions de justice intérieure, étrangères à tant de gens qui en parlent, et qui chez lui à chaque instant Plus éclaircies par une pratique soutenue, lui montraient la justice aussi belle qu’elle est nécessaire ; elle fut pour lui une divinité dont son cœur était le temple, et qu’il servit non par intérêt, non pas même par devoir, mais par une vraie passion. Ce n’est qu’après l’avoir longtemps étudiée, longtemps exercée contre soi-même, qu’on parvient à connaître ces délices cachées pour le commun des hommes, car la justice est une science qui n’est bien enseignée que par la vertu.
Je voudrais dire ces choses d’après moi, je les dis d’après lui ; je montre ce que j’ai vu, et un exemple entre mille prouvera plus que tous mes éloges.
Je suivais M. de Beauvau dans une reconnaissance qu’il faisait sur les côtes du. Languedoc, dont il venait de tenir les états ; les lumières que je lui voyais recueillir à chaque pas montraient évidemment celles qu’il avait acquises, et chacune de ses questions annonçait un homme qui saurait juger de la réponse. Pendant qu’il observe tout, qu’il pourvoit à tout, donnant des ordres, recevant des mémoires, écoutant des rapports, prenant des notes, nous entrons dans Aigues-Mortes, et nous allons descendre de cheval au pied de la tour de Constance ; nous trouvons à l’entrée un concierge empressé, qui, après nous avoir conduits par des escaliers obscurs et tortueux, nous ouvre à grand bruit une effroyable porte sur laquelle on croyait lire l’inscription du Dante... Les couleurs me manquent pour peindre l’horreur d’un aspect auquel nos regards étaient alors si peu accoutumés ; tableau hideux et touchant à la fois, où le dégoût ajoutait encore à l’intérêt ! Nous voyons une grande salle privée d’air et de jour ; quatorze femmes y languissaient dans la misère, l’infection et les larmes ; le commandant eut peine à contenir son émotion, et pour la première fois ces infortunées aperçurent la compassion sur un visage ; je les vois encore à cette apparition subite tomber toutes à la fois à ses pieds, les inonder de pleurs, essayer des paroles, ne trouver que des sanglots, puis, enhardies par nos consolations, raconter toutes ensemble leurs communes douleurs. Hélas ! tout leur crime était d’avoir été élevées dans la même religion que Henri IV. La plus jeune de ces martyres était âgée de cinquante ans, elle en avait huit lorsqu’on l’avait arrêtée allant au prêche avec sa mère, et la punition durait encore. Vous êtes libres, leur dit d’une voix forte, mais altérée, celui à qui, dans un pareil moment, j’étais fier d’appartenir ; mais comme la plupart d’entre elles étaient sans ressources, sans expérience, sans famille peut-être, et que ces pauvres captives, étonnées de la liberté, comme des yeux opérés de la cataracte pourraient l’être du jour, risquaient d’être exposées à un autre genre d’infortune, leur libérateur, ému d’une nouvelle compassion, fit sur-le-champ pourvoir à leurs besoins.
Dirai-je le reste ? M. de Beauvau avait obtenu, comme une grâce singulière, avant de quitter Versailles, la permission de délivrer trois ou quatre de ces victimes ; il en délivre quatorze : crime énorme selon certaines jurisprudences ; et voici le compte qu’il en rend au ministre. « La justice et l’humanité parlant également en faveur de ces infortunées, je ne me suis pas permis de choisir entre elles ; et, après leur sortie de la tour, je l’ai fait fermer dans l’espérance qu’elle ne s’ouvrira plus pour une semblable cause. » Le ministre blâma cette conduite, qu’il traitait d’abus de confiance, et enjoignit au commandant de réparer sur-le-champ le bien qu’il venait de faire, faute de quoi il ne lui répondait pas de la conservation de sa place. La réponse du commandant fut que le roi était le maitre de lui ôter le commandement que Sa Majesté avait bien voulu lui confier, mais non de l’empêcher d’en remplir les devoirs selon sa conscience et son honneur. Les choses en restèrent là… Conscience et honneur ! que ces mots sont puissants dans une bouche qui a le droit de les prononcer ! L’une est une connaissance lumineuse de tous ses devoirs, l’autre est le besoin impérieux de les remplir. La conscience est la loi vivante, et l’honneur est à cette loi ce que la piété est à la religion.
Ce n’était point assez, comme on le voit, pour M. de Beauvau, des douces impulsions de son âme sensible ; il appelait aussi sa raison à son aide, et toutes deux d’accord tendaient au même but, l’une en cherchant le chemin de la perfection, l’autre en le montrant. Cependant cette défiance salutaire de lui-même, dont les éloges et les succès n’avaient pu le corriger, le Portait à ne pas s’en tenir à ses propres lumières, et c’était dans les belles-lettres qu’il en cherchait tous les jours de nouvelles, sachant bien qu’elles renferment sous leur brillante enveloppe, non-seulement l’esprit, mais la raison de tous les hommes, et qu’elles offrent, à qui sait les consulter, les exemples des sages et les conseils des siècles. Ne croyons pas en effet qu’elles tirent toutes leurs richesses des trésors de l’imagination, elles puisent aussi dans le cœur, et savent y porter leurs lumières ; en vain répéterait-on cent fois qu’elles ne nous rendent pas meilleurs ; nous ne savons heureusement pas ce que nous serions sans elles : toujours est-il vrai que, sans affecter aucune autorité, sans se prévaloir d’aucune mission, toutes nos erreurs, elles nous les montrent ; toutes nos fautes, elles nous les reprochent ; toutes les vérités, elles nous les disent ; toutes les vertus, elles nous y exhortent ; toujours est-il vrai qu’elles éclaircissent l’esprit, qu’elles épurent les sentiments, et qu’à force de nous présenter dans tout son jour ce qui est bon et ce qui est beau, elles contribuent à l’amélioration de ceux qui les connaissent, à la perfection de ceux qui les cultivent, et par là au bonheur de ceux même qui les ignorent.
Ce n’est pas dans cette assemblée qu’il pourrait s’élever des réclamations contre des vérités dont je ne vois que des témoins ou des preuves. Qu’on objecte ailleurs qu’on a quelquefois abusé des lettres ; c’est le crime de quelques écrivains, non celui des lettres. Les abus ne prouvent point contre les choses, mais contre les hommes.
Je ne crains point de le dire à l’honneur de ceux qui ont bien voulu me compter dans leur nombre, cette sagesse de jugement, cette droiture éclairée, cette justice ingénieuse qui distinguaient particulièrement M. de Beauvau, et qui donnaient, en quelque façon, le fini à son mérite, il en est en grande partie redevable au commerce des hommes de lettres. Ce fut à leur amitié, mais à leur amitié méritée, à leur amitié éclairée, qu’il dut une satisfaction bien douce au moment où ils lui ouvrirent les portes de l’Académie française. Je ne sais si, dans le temps, l’envie ou l’ignorance osèrent attribuer ce choix à une pure complaisance de l’Académie pour un homme que ses places approchaient de la personne du monarque ; mais, pour peu qu’il y ait encore ici quelqu’un à détromper, je m’en reposerai sur un homme célèbre que nous avons tous connu, que nous connaissons aujourd’hui mieux que jamais, M. Marmontel, et je lirai quelques lignes d’une lettre touchante qu’il écrivait à Mme de Beauvau à l’époque ab elle a perdu le bonheur de sa vie.
« Oui, madame la maréchale, nous pleurons avec vous celui dont la seule présence recommandait dans nos assemblées la décence, l’union, la modération, l’amour de l’ordre et du travail. Je ne parle point des lumières qu’un goût sévère et pur, un sentiment exquis des convenances du langage répandaient habituellement sur nos travaux ; le moindre mérite de M. de Beauvau, même aux yeux de l’Académie, fut d’être un excellent académicien. »
En effet, Messieurs, nous l’avons vu porter dans la discussion cette clarté qui la fait finir, et dans la critique cette aménité qui la fait passer ; nous avons reconnu en lui, ainsi que M. Marmontel, ce bon goût, plus pur souvent dans l’homme éclairé qui se borne à lire, que dans l’écrivain de profession, parce que l’un n’est que juge, et que l’autre est juge et partie. Nous avons été frappés, en l’écoutant, de ce bon ton que le bon goût lui-même se plaît à consulter, mais qui se dérobe à toute recherche ; l’un est le législateur invisible de la littérature, l’autre de la conversation ; personne, je crois, ne fut jamais plus fidèle à l’un et à l’autre que M. de Beauvau ; et, après avoir montré hors de l’Académie tout le fruit qu’un homme du monde peut retirer de la société des gens de lettres, il a fait voir dans nos assemblées que les gens de lettres peuvent aussi trouver quelque avantage dans leur liaison avec les gens du monde.
M. de Beauvau s’est distingué surtout par un zèle soutenu pour l’objet dont l’Académie française était spécialement chargée, et auquel l’auteur de notre nouvelle existence imprime en ce moment une nouvelle activité ; je veux parler de ce dictionnaire toujours critiqué, toujours consulté ; toujours fait, toujours à refaire ; destiné à devenir le tableau fidèle et complet de la langue française, si on ne la voyait changer à mesure qu’on croit la saisir. Nous ne savons que trop combien l’homme qui essaye de retenir est faible contre le temps qui entraîne ; mais ici n’est-ce donc rien que de déterminer le vrai sens des mots, d’indiquer leurs diverses acceptions, d’éclaircir les doutes, de réformer les erreurs, de consacrer les bons usages, de proscrire les abus, de souscrire, puisqu’il le faut, à quelques novations, mais d’en prévenir, s’il se peut, de nouvelles, bien sûrs que ceux qui changent la langue ne sont pas ceux qui la savent ? Au reste, ce n’est pas pour nous que nous travaillons, c’est pour que les chefs-d’œuvre qui ont enseigné notre langue à tout l’univers l’enseignent à tous les siècles ; c’est pour que les Racine, les Boileau, les Massillon, les Bossuet, les Fénelon, les Montesquieu, les Buffon, les Rousseau, les Helvétius, les Voltaire, et ceux qui les vaudront, ne deviennent point des Gaulois ; pour que leur langue, s’il se peut, soit celle de toutes les générations qui les liront, et que dans leur pays du moins ils n’aient pas besoin de traducteurs. Nous n’avons en vue que la gloire de nos maîtres et l’instruction de nos neveux… Voilà ce qui excitait le zèle de M. de Beauvau voilà ce qui motivait cette exactitude à nos séances, plus louée alors qu’imitée, et qui nous a plus aidés qu’on ne le pensait à notre tâche académique. J’ose donc en appeler ici au petit nombre de ses confrères qui, avec moi, lui ont survécu ; répondez : si votre choix n’a pas été le prix de ses travaux, son travail, au moins, n’a-t-il pas justifié votre choix ?
J’ai raconté sa vie, j’ai peint sou âme, et si j’ai pu attirer sur lui une partie de l’intérêt qu’il a mérité, il me semble que ceux d’entre vous qui n’ont connu M. de Beauvau que par ce que j’en ai dit, auraient une question à me faire... A-t-il été heureux ? On pourrait aussi bien en douter que le croire ; car les avantages les plus désirés, le rang, les dignités, le pouvoir, la richesse ne font pas pins au bonheur que la parure à la santé. La fortune, j’en conviens, ne lui a pas été absolument contraire, mais elle l’a moins secondé que quelques-uns de ses égaux ; qui sait cependant si cette même fortune, en favorisant moins M. de Beauvau, ne l’aurait pas mieux servi, puisqu’elle l’a laissé montrer ce qu’il pouvait être sans elle ; il aurait pu avoir plus de faveur, plus d’éclat, plus de succès, mais non plus de vertus..... ; celui dont chaque instant a été marqué par un devoir rempli, par une belle ou bonne action, par un sentiment délicat, par une noble pensée ; celui qui a constamment fait le bien et voulu le mieux, qui s’est toujours plus occupé de sa perfection que de son élévation, qui a repoussé loin de lui l’orgueil comme une bassesse, l’affectation comme une vile imposture, et qui a laissé l’envie à ses rivaux ; celui qui, dans chaque position, aurait été digne de plus et content de moins, et qui, toujours le même au milieu des changements, a trouvé dans son âme de quoi niveler les inégalités de la vie, celui-là, dis-je, n’a-t-il pas été heureux du bonheur le plus vrai, de cette félicité qui se cache dans l’âme du sage, et qui trompe l’œil de l’envieux ?
Pénétrons à présent dans son intérieur, vous verrez l’homme d’ordre, l’homme instruit, l’homme actif, l’homme aimable, qui, avare seulement de son temps, le partage entre ses affaires, ou plutôt celles des autres, ses livres et ses amis ; qui, soigneux de plaire aux personnes qu’il rassemble, aime à voir régner chez lui une abondance honorable, une sage magnificence, une liberté décente, et tout ce que le bon goût peut offrir d’agréments, et tout ce que la sagesse permet de plaisirs. On ne l’y voyait paraître que par intervalles, avec cette dignité prévenante qui attirait et captivait toutes les attentions, avec je ne sais quelle gravité douce qui se prêtait à la gaieté, qui s’en amusait, qui l’encourageait et qui, en même temps, sans qu’on s’en aperçût, lui marquait ses bornes ; il portait, dans la conversation, une simplicité élégante, des observations fines, des plaisanteries délicates, et le talent de bien écouter, qui ne se rencontre pas toujours avec le talent de bien dire ; ses manières étaient nobles et franches comme lui, et l’on y admirait en même temps cet art, j’ai presque dit ce bonheur, de contenter tout le monde par des égards ingénieux, par une politesse agréable ; dont, mieux que personne, il connaissait les nuances, et même les finesses, mais que, par cet esprit de justice qui ne l’a jamais abandonné, il mesurait plutôt sur le mérite que sur le rang.
Cependant, après avoir quitté, avec une sorte de plaisir, la retraite pour la société, il revenait à la retraite avec plus de plaisir encore, et c’est là qu’il passait les plus douces heures de ses dernières années, entre sa fille, sa sœur et son ami[1] Cette fille, après avoir embelli des charmes de son sexe l’image de la jeunesse de son père, lui montrait l’empreinte vivante de sa raison, de son esprit, de sa bonté, et souvent elle trompa la modestie de M. de Beauvau, en l’obligeant, à son insu, de s’applaudir lui-même dans sa ressemblance.
Oserai-je parler ici d’une sœur consacrée au ciel dès son enfance, qui, après avoir longtemps caché un esprit juste et une raison aimable dans l’ombre du cloître, s’est vue forcée de chercher un asile chez le plus aimé des frères, et d’y laisser entrevoir au monde un mérite étonné d’être aperçu ?
Je n’oublierai pas non plus M. de Saint-Lambert, dont les talents admirés de M. de Beauvau dès sa jeunesse, étaient joints à des qualités qui les attachèrent l’un à l’autre pour la vie. Unis de bonne heure par des liens que rien n’a relâchés, que la mort seule pouvait rompre, ils ont offert, pendant cinquante ans, un exemple trop rare de ces longues amitiés qui font à la fois deux éloges.
Si donc la fortune avait paru quelquefois traiter M. de Beauvau avec trop d’indifférence, voilà des dédommagements qui pouvaient lui suffire. Mais une puissance plus clairvoyante sans doute lui avait dès longtemps décerné un prix digne seulement du plus digne, je veux parler de cette compagne, autrefois si heureuse, aujourd’hui si touchante, à qui il était réservé d’embellir, d’éclairer, d’adoucir, d’aplanir la dernière et la plus pénible moitié de la carrière de son époux. Il l’aima, et il l’aima plus que s’il eût été moins sage. Dès lors, plus un moment de vide dans la vie de M. de Beauvau, plus une pensée qui ne rencontrât la pensée qui lui répondait, plus un sentiment qui ne trouvât le sentiment qu’il cherchait. Leurs âmes étaient inséparables, et c’est dans cet accord parfait que se sont écoulés même les jours de sa vieillesse, entre des soins et des consolations près desquels le reste du bonheur n’est rien.
Je laisse retomber sur elle ce voile de modestie et de douleur qu’un mouvement plus fort que moi m’avait commandé de soulever. Je crois avoir assez prouvé que celui dont je viens de vous entretenir a été plus heureux qu’il n’aurait osé le désirer. Il a souffert sans doute ; eh ! qui ne souffrait point alors ? Il a langui, il a fini ; mais cet esprit toujours lumineux, cette âme toujours grande, cette humeur toujours égale, ce caractère toujours bon, ne se sont pas démentis un instant. Pensée consolante, au milieu des idées tristes dont elle est environnée ! Un homme chargé d’ans et de mérites, qui achève ainsi le stade de la vie, offre à l’esprit qui le contemple une preuve comme visible d’une âme immortelle. Semblable à un astre bienfaiteur, il éclairait, il échauffait encore à son couchant. Nos regards avides de sa lumière ont essayé de le suivre au delà de l’horizon… ; et quand il a disparu..., on est sûr du moins qu’il n’est pas éteint.
[1] Madame de Poix, madame l’abbesse de Saint-Antoine, M. de Saint-Lambert.