M. d'Aguesseau ayant été élu par Messieurs de l’Académie française à la place de M. le marquis de Paulmy, y vint prendre séance le jeudi 13 mars 1788, et prononça le discours qui suit :
Messieurs,
Appelé par vos suffrages à prendre place parmi vous, je sens vivement le prix de l’adoption dont vous m’honorez, & les avantages que j’en dois recueillir. Ce commerce de raison & de lumières, où l’on s’enrichit mutuellement ; ces observations fines & pleines de sagacité sur el génie & les beautés de la Langue françoise ; ces discussions intéressantes sur tous les objets qui ressortissent au tribunal du Goût, sur tout ce qui distingue l’Éloquence, de la déclamation, le talent de la Poésie, de l’art mécanique des vers ; cette critique à la fois impartiale, judicieuse, & sévère, à laquelle aucun défaut n’échappe, qui fait en démêler les nuances les plus délicates, & ne dicte sur l’ensemble, comme sur les détails, que des jugemens équitables & sûrs ; enfant cette émulation active, si propre à nous inspirer l’amour du vrai & du beau, & à rendre utile aux hommes la noble passion des Lettres.
L’ambition d’être admis dans ce Sanctuaire, naturelle à tous ceux qui les aiment, a dû s’exalter en moi, lorsque j’ai vu vos noms célébrés & la renommée de vos Ouvrages retentir dans la plus grande partie de l’Europe que j’ai parcourue.
Dans des Cours guerrières & savantes, j’ai vu, à la tête de vos admirateurs & de vos amis, des Souverains & des Héros ; j’ai eu le bonheur de contempler cette auguste Impératrice, posant le comble au grand édifice fondé par Pierre Ier.
Nul d’entre vous, Messieurs, ne lui est étranger ; vos Écrits sont ses délices dans sa vie privée ; & la plus douce de ses pensées est qu’il ne manquera rien à sa gloire, quand, au milieu des neiges & des frimas, il s’élèvera un Temple aux Muses, sur le modèle de celui où j’ai l’honneur d’être introduit ; & qu’il ne manquera rien au bonheur de ses Peuples, quand ils recueilleront les fruits des connoissances fécondes qu’elle doit aux Lettres & à la Philosophie.
Dans des pays où les mêmes lumières n’ont pas encore pénétré, où les Langues des nations cultivées ne sont pas même connues, j’ai trouvé notre auguste Monarque représenté par l’un des Membres les plus distingués de cette illustre Compagnie.
Il a bien voulu m’accueillir, me recevoir dans ses foyers, comme si, par une sorte d’adoption anticipée, il m’eût déjà regardé comme l’un de ses Confrères.
Je l’ai vu, Messieurs, remplir avec éclat les fonctions d’Ambassadeur dans ces mêmes contrées qu’il avoit autrefois parcourues en Savant & en Homme de Lettres ; où il étoit allé visiter les descendans des Scythes, comme autrefois les Scythes alloient visiter l’ancienne Grèce.
L’ancienne Grèce ! J’ai aussi porté mes pas vers cette terre sacrée, antique patrie des Arts, du Génie, & des Grâces.
C’est là que le Voyageur, ami des Lettres, se plaît à venir pleurer sur leurs ruines, & marche, en gémissant, sur les débris de ces statues, de ces colonnes, de ces superbes monumens, renversés, mutilés, déshonorés par des mains barbares. Ainsi, l’amant sensible & fidèle, qui a perdu l’objet de sa tendresse, cherchant un nouvel aliment à la douce mélancolie qui l’inspire, aime encore à errer dans les bosquets & sous les ombrages qui furent les confidens de leur plus chères pensées, & sent son cœur palpiter de tristesse & d’amour, lorsque ses pieds touchent la terre qui couvre une cendre adorée.
De si grands & de si magnifiques spectacles pouvoient-ils ne pas enflammer mes désirs ?
Mais des désirs ne sont pas des titres : & quels sont ceux que je puis vous présenter ? Qu’avois-je fait, je ne dis pas pour mériter vos suffrages, mais pour espérer de les obtenir ?
Mon goût pour vos Écrits est un hommage que je vous rends, & non pas un talent que j’aye à vous offrir. C’est un bonheur, & non pas un mérite, d’aimer les Lettres & de les cultiver avec délices ; & si l’on m’a vu monter à la Tribune pour y remplir les fonctions du Ministère public, j’y ai plutôt obtenu de l’indulgence que des éloges, plutôt des encouragemens que des succès.
Quand un de mes anciens Collègues, auquel j’ai, dans ce moment, l’avantage de me voir uni par les liens d’une nouvelle confraternité ; quand ce Magistrat, l’un des plus parfaits modèles de l’Éloquence du Ministère public, & qui, par ses conseils, par ses exemples, a plus d’une fois affermi mes pas chancelans dans cette pénible carrière ; quand, dis-je, ce célèbre Orateur est venu pour la première fois s’asseoir parmi vous, il vous a dit lui-même, avec cette modestie touchante, qu’on aime dans les grands talens & qui sait si bien les faire pardonner, que s’il avoit obtenu vos suffrages, il en étoit redevable au nom qu’il portoit, & au sentiment de reconnoissance que vous aviez voué à l’un des plus dignes Chefs de la Justice, à cet homme illustre qui le premier, après la mort de votre immortel Fondateur, vous avoit ouvert un asile.
Comment donc, Messieurs, moi qui ne puis vous porter en tribut aucune gloire personnelle, pourrois-je, à la vue d’un semblable exemple, me dissimuler que mon nom seul a pu fixer vos regards ?
Oui, Messieurs, je l’avouerai sans détour, comme sans effort ; c’est au Chancelier d’Aguesseau, dont on se rappelle encore avec plus d’intérêt les vertus que les talens ; c’est à lui que je suis redevable de la faveur inespérée dont vous me faites jouir.
Souffrez donc, Messieurs, qu’il partage avec vous l’hommage de ma reconnoissance ; vous avez-vous-mêmes consacré sa mémoire ; vous avez proposé son Éloge à la nation ; vous avez décerné la couronne académique à l’Orateur qui l’avoit le plus dignement célébré ; à cet homme également recommandable par ses talens & par ses mœurs, que je cherche aujourd’hui parmi vous, qu’il m’auroit été si doux de retrouver dans cette Assemblée, & dont la perte, encore récente, vient troubler de si heureux momens.
Je puis donc parler du Chancelier d’Aguesseau ; je n’ai point à le louer, je n’ai plus à vous le présenter que dans les rapports intimes qu’il avoit avec les Lettres ; & quand je recueille ici l’une des plus belles portions de son héritage ; quand vous-mêmes, Messieurs, vous semblez vous plaire à me rapprocher de lui, à me faire éprouver combien, dans une nation sensible & généreuse, la gloire des pères est un précieux patrimoine pour leur postérité, vous me pardonnerez sans doute de céder au penchant qui me porte à vous entretenir quelques instans de celui dont le nom m’ouvre l’entrée de ce Sanctuaire.
Il fut Magistrat, Homme d’État, Homme de Lettres ; & s’il consacra sa longue vie à l’étude des Lois, jamais les charmes de la Poésie & de l’Éloquence ne perdirent sur lui leur empire. Quelle profonde étude il avoit faite de toutes les finesses de la Langue, &, si je puis le dire, de cette métaphysique grammaticale, qui seule peut dévoiler toutes les acceptions & toutes les propriétés des termes ! Il croyoit que dans un siècle de lumières & de goût, négliger les ornemens du style pur & les grâces naturelles du langage, c’étoit renoncer aux plus grands triomphes de l’Orateur, & mettre obstacle à la persuasion. Partout on reconnoît, dans ses Écrits, le sentiment exquis de la plus belle harmonie ; & je pourrois lui appliquer ce qu’un des Membres de cette Académie a si bien dit de Fénelon, que ses tournures nombreuses, où se développoient tous les secrets de l’harmonie périodique, ne sembloient être pourtant que les mouvemens naturels de sa phrase & les accens de sa pensée.
Toujours noble & simple, toujours sublime & naturel, toujours désirant d’obtenir la palme & dédaignant de l’arracher, toujours moins jaloux d’étonner & de séduire, que d’éclairer & d’émouvoir, ne se livrant jamais à la véhémence de la parole que contre les ennemis de la justice & les oppresseurs de la vérité ; tel étoit le Chancelier d’Aguesseau, tel étoit le caractère de son éloquence.
Pourquoi les devoirs assidus & pénibles des ministères augustes qu’il a successivement remplis, ont-ils absorbé tellement tous les instans de sa vie, qu’il ait été forcé de se priver des avantages attachés aux Sociétés littéraires ? Que n’a-t-il pu venir s’asseoir au milieu de vous, vous embrasser comme ses amis ! Il vous auroit dit, sans doute, qu’il y a des tentations auxquelles il est beau de succomber, & que l’Homme d’État n’en est que meilleur & plus utile, lorsqu’il peut apporter quelquefois lui-même son offrande au Temple des Muses, se mêler quelques instans parmi leurs Sacrificateurs, unir sa voix à leurs chants, & son esprit à leur culte.
Mais à présent, Messieurs, que je jette les yeux sur moi, devois-je m’attendre à devenir le successeur d’un Homme de Lettres, que des talens d’un autre genre avoient aussi rendu l’objet de l’estime publique, comme il l’est aujourd’hui de vos regrets.
M. le Marquis de Paulmy, appelé par sa naissance aux premières places de l’État, a terminé sa vie comme il l’avoit commencée, dans le sein de la Littérature ; & l’intervalle qui sépare ces deux époques, il l’a rempli par des succès sur les plus grands théâtres.
Sa vie politique fera un jour partie de celle de MM. d’Argenson, qui, pendant plus de soixante ans, presque sans interruption, se sont vus à la tête de l’administration d’un des plus grands Royaumes de l’Univers.
Ce nom distingué par les armes dès le temps de la Chevalerie, avoit acquis dans les négociations un nouveau lustre ; comme si le génie qui prédisoit à la destinée de MM. d’Argenson, eût voulu les amener par degrés, de la profession des armes, à l’art du gouvernement & de la législation.
La France ne perdra jamais le souvenir de cet homme illustre, qui, sous les auspices de Louis le Grand, établit dans la Capitale un ordre & une sûreté inconnus avant lui. Il fut le créateur de cette police admirable qui s’est répandue dans tout le Royaume, & qui a même servi de modèle à beaucoup d’autres États. Appelé depuis à l’Administration des Finances, à celle même de la Justice, il y sut conserver son caractère & sa réputation ; & termina sa carrière par la plus noble des disgraces, que lui mérita son invincible répugnance pour un système dont sa prudence avoit pressenti tous les dangers.
À peine a-t-il cessé de vivre, que ses fils, chargés, dans différentes provinces du Royaume, des fonctions les plus délicates, les remplissent tous deux avec le même éclat.
Des talens si rares ne pouvoient rester long-temps dans les places du second ordre.
Vous avez vu, Messieurs, le père de M. de Paulmy, le plus instruit & le plus modeste des hommes, le plus assidu aux Assemblées littéraires des Académie dont il étoit Membre, & non moins intègre dans le Ministère que dans la Magistrature ; vous l’avez vu s’occuper de ces considérations sur le Gouvernement, théories profondes qu’il avoit méditées avec Montesquieu son ami, pendant que le Comte d’Argenson, homme aimable, Ministre brillant, & pour la Littérature le plus zélé comme le plus éclairé des Mécènes, marchoit à la suite du Roi dans ces fameuses Campagnes qui retraçoient à l’Europe l’image des jours glorieux de Louis XIV & de Louvois.
MM. d’Argenson jugèrent que les talens de M. le Marquis de Paulmy le destinoient à perpétuer leur nom & leur gloire dans une des grandes parties de l’Administration.
Ils l’arrachèrent à sa passion pour les Lettres, & ouvrirent devant lui la carrière des Ambassades ; carrière illustre, dans laquelle il semble que les citoyens de tous les ordres peuvent entrer ; où les d’Ossat, les Jeannin, & les d’Estrade ont acquis une égale célébrité ; où se fait sentir la nécessité de cet art, plus difficile qu’on ne pense, & que tant d’hommes croyent posséder, le grand art de connoître & d’apprécier les hommes. C’est là qu’il faut avoir cette prévoyance sûre & prompte, qui saisit & combine à la fois tous les résultats dans l’ordre des possibles ; cette flexibilité d’esprit & d’ame qui s’accommode au temps sans en dépendre, se prête aux événemens pour les maîtriser, & ne semble recevoir la loi que pour la donner ; cette sagacité rare, qui fait se cacher quand on l’observe, & qui n’en pénètre que plus avant lorsque l’on travaille à lui échapper, enfin cet esprit de détail qui descend à tout, pour tout élever jusqu’à lui ; qualités utiles & brillantes, mais encore plus dangereuses peut-être, si l’on n’y joint pas cette inaltérable probité, qui, toute seule, comme l’a si bien dit le Cardinal d’Ossat, peut quelquefois les suppléer toutes, & qui ne peut jamais être suppléée par aucune.
Malgré l’importance des travaux de M. de Paulmy, il savoit encore mettre à profit tous les instans qu’ils pouvoient lui laisser pour cultiver la belle Littérature ; elle ne cessa jamais d’être un besoin pour lui, parce qu’il la regardoit comme un moyen sûr de rendre un jour sa retraite plus honorable & ses loisirs plus utiles.
L’Académie de Berlin l’adopta par acclamation, & l’éclat de sa réception y fut encore rehaussé par la présence & les applaudissemens de ce Monarque, qui, pendant un demi-siècle, a fait la gloire du Nord & l’étonnement du Monde ; de ce Héros que plusieurs Membres de cette Académie ont connu personnellement, qui connoissoit si bien lui-même tous les grands Hommes de notre Littérature, qui ne pouvoit s’empêcher de regarder les Gens de Lettres & les Philosophes françois, comme un public dont il ambitionnoit les suffrages, & qui peut-être, dans les occasions les plus critiques de sa vie, a dit plus d’une fois, comme Alexandre, ô Athéniens, qu’il m’en coûte pour mériter votre estime !
J’ai eu, Messieurs, le bonheur de l’approcher aussi, ce grand Prince, & d’en être accueilli avec bonté. Je me souviendrai toujours d’avoir vu cette tête auguste, dont la physionomie n’voit pu s’altérer, ni par les souffrances d’une vieillesse infirme, ni par les travaux de la vie la plus active ; ce front sillonné par les ans, où brilloit encore la flamme du génie ; ce coup d’œil perçant, qui sembloit pénétrer jusqu’au fond des plus secrètes pensées ; cet ensemble d’un extérieur d’autant plus imposant qu’il étoit plus simple.
La douceur qui se répandit sur tous les traits de ce grand Homme, rassura bientôt mon abord timide. C’est Frédéric ! me disois-je à moi-même ; & sa présence, & l’entretien dont il voulut bien m’honorer, ne me firent plus éprouver d’autres sentimens que ceux de l’admiration, de la confiance, & du respect. Je ne voyois plus en lui ce Guerrier redoutable, marchant à la tête de ses armées, partageant avec elles les périls de la guerre, & les animant de ses regards à la gloire des combats.
C’étoit une ame douce & paisible, se complaisant en elle-même, dans cet état de calme & de sérénité qui suit toujours le bon usage qu’ont fait les Rois de leurs talens dans l’art de gouverner les hommes, & de les rendre meilleurs & plus heureux. Il ne me parla ni de combats, ni de victoires, mais de législation, de mœurs, de police publique, parce qu’il savoit que cette étude étoit un des principaux objets de mes voyages. Il me parla sur-tout du Chancelier d’Aguesseau, & m’apprit, avec une sorte de satisfaction, pleine de grace & de bonté, qu’une grande partie de ses vues sur la réforme de la Justice avoit été approuvée par ce Magistrat philosophe & citoyen.
Vous me pardonnerez, Messieurs, cette effusion de cœur qui m’a peut-être trop écarté de mon sujet. Je n’ai pu résister au désir de me retracer un des plus beaux momens de ma vie, ni à l’impression profonde que me laissera toujours le souvenir d’un Héros que j’ai voulu voir, & qui n’est plus. Mais ce que vous ne me pardonneriez pas, ce seroit d’oublier ici un autre Héros qui lui tenoit d’aussi près par la conformité des talens & du génie, que par les liens du sang.
Comment pourrois-je vous parler de Frédéric sans vous rappeler en même temps ce Prince illustre, le plus aimable & le plus simple des hommes, qui fut l’égal de son frère à la tête des armées comme dans les affaires politiques, dans son amour pour les Lettres comme dans son amitié pour ceux qui les cultivent ; que vous avez vu, Messieurs, jouir, au milieu de vous, de ces mêmes talens dont il fait encore loin de vous ses délices, & dont il m’a entretenu avec tant d’intérêt dans son heureuse solitude.
Les éloges dont le Roi de Prusse honora M. de Paulmy dans plusieurs occasions, donnèrent un nouveau lustre à la réputation qu’il avoit acquise dans plusieurs Cours de l’Europe.
La Suisse fut le premier théâtre où il déploya ses talens politiques. Quel plaisir n’éprouva-t-il pas à connoître cette généreuse nation, où, malgré la liberté la plus entière & le continuel abord des étrangers, règnent l’ordre, la règle, la sûreté ; où les mœurs seules produisent ce qu’ailleurs on obtient à peine par la surveillance & la rigueur des lois ; où l’on retrouve, dans les pays déserts, ces hommes des plus anciens âges, leur ignorance, leur simplicité, leur courage ; où j’ai rencontré, dans le voisinage, ces villes rivales d’Athènes, qui ont produit les Gessner, les Haller, le fameux Philosophe de Genève, & les lieux que Voltaire avoit choisis pour son asile.
Les noms & les prérogatives de la Noblesse y sont proscrits, & les devoirs de la Noblesse y sont conservés mieux que par-tout ailleurs : c’est là que la profession des armes n’est étrangère à aucun citoyen, & que chacun d’eux voit les hauts faits de ses ancêtres consacrés par des traditions certaines & des monumens rustiques, mais solennels ; c’est là, quoi qu’on en puisse dire, qu’existe réellement la plus pure de toutes les noblesses, parce que ses titres y sont dans l’opinion & la reconnoissance des peuples ; titres augustes, qui ne peuvent être falsifiés ni acquis à prix d’or, & dont celui-là seul peut se prévaloir, qui s’en est rendu digne par ses vertus.
Ce fut enfin au milieu de cette République fédérative, dont les membres, divisés entre eux, sont unis par le grand intérêt de la liberté commune, que fut d’abord envoyé M. de Paulmy : & en même temps qu’il y eut à exercer & sa prudence & ses lumières, il eut aussi cet avantage, que parmi des hommes dont le commerce étoit plus simple, le caractère plus franc & plus prononcé, il fut plus à portée de faire connoître & estimer ses vertus sociales : aussi fut-il toujours recherché par les membres les plus illustres & les plus éclairés du Corps Helvétique ; aussi se vit-il honoré des regrets de tous, lorsqu’on l’arracha de ces Sociétés, si chères à son cœur, pour le rappeler à la Cour, où il alloit trouver de nouveaux moyens d’exercer ses talens, & de nouveaux exemples domestiques, propres à les perfectionner encore.
M. de Paulmy, placé près de son oncle, le Comte d’Argenson, & nommé son adjoint au département de la Guerre, devint le digne élève d’un si grand maître. Il lui fallut embrasser toutes les branches de cette partie importante de l’Administration. Les lois, le forcèrent de fixer son attention sur les détails & sur l’ensemble.
D’autres circonstances amènent bientôt après la démission de M. de Paulmy. Mais le Roi lui donne encore, dans sa retraite, la marque d’estime la moins équivoque, celle, Messieurs, de continuer à l’admettre dans ses Conseils.
Cependant sa destinée politique n’étoit pas finie. Le Souverain lui confie encore de nouvelles négociations. La Pologne, la République de Venise l’accueillent tour à tour. Ce fut dans ces dernières Ambassades, que le Négociateur philosophe eut occasion de comparer le courage indomptable des descendans de Guillaume Tell, à la noble fierté des descendans des Sarmates ; & la prudence des Magistrats de Berne, à la profonde politique du Sénat de Venise.
Jusqu’ici, Messieurs, je ne vous ai montré M. de Paulmy que dans le tumulte du monde & des affaires ; suivons-le maintenant dans ce loisir solitaire, dont ses vœux hâtoient le moment depuis plusieurs années. C’est là que vous allez le voir Philosophe & Littérateur, comme s’il n’eût jamais passé sa vie qu’au milieu des Lettres & de la Philosophie.
Il avoit toujours vivement désiré de se composer une bibliothèque choisie & nombreuse ; & il avoit apporté en France des trésors de Littérature étrangère, soit en Livres savans & rares, soit en Manuscrits précieux. Cette bibliothèque, qui étoit devenue célèbre dans l’Europe littéraire, ne fut point pour lui ce que sont les cabinets de Livres pour tant d’oisifs opulens, un vain objet de luxe & d’ostentation. Sa collection étoit immense, & il la connoissoit tout entière ; éloge unique, & qui ne lui sera pas contesté.
Toujours citoyen, comme s’il n’eût été rien de plus, toujours occupé du bien public, comme s’il étoit encore Ministre, il ne s’en tint pas à la jouissance personnelle de ses richesses littéraires ; avec quel zèle au contraire il se plaisoit à les communiquer ! Et qui mieux que lui eût pu servir de guide aux Littérateurs de tous les genres, qui venoient y puiser à chaque instant de nouvelles lumières.
M. le Marquis de Paulmy voyoit avec peine éclore & se renouveler sans cesse cette foule de compilations bizarres, où, sous mille formes différentes, la stérile abondance de tant d’infatigables Écrivains ne faisoit autre chose que reproduire l’esprit d’autrui.
Il sentit cependant qu’avec du goût & un discernement sévère on pouvoit tirer du chaos de notre ancienne Littérature des lumières intéressantes, & qu’en réduisant à l’analyse les anciens romans, en le ramenant tout à un système uniforme, on donneroit, par cette méthode vraiment philosophique, une juste idée des mœurs & des usages des peuples en général & de la Monarchie françoise en particulier, ainsi que de l’origine & des progrès de leur civilisation dans les différentes époques de leur vie politique.
C’étoit dans el sein d’une Compagnie savante, aussi distinguée par la sagesse de sa critique que par la profondeur de son érudition, que s’étoit formée cette heureuse & utile conception. Mais il étoit réservé au zèle de M. de Paulmy, possesseur d’une immense bibliothèque, de la développer & de l’exécuter. Il fouilla dans ces mines profondes, il en parcourut courageusement tous les détours ; & bientôt nous vîmes reparoître, sous une forme plus intéressante, tous les usages de nos ancêtres, le genre de leurs armures & de leurs combats, l’ordonnance de leurs festins, les atours de leurs Dames, leurs franches & plaintives amours, & tout ce magnifique & nombreux cortège de Chevaliers, de Troubadours, & d’Enchanteurs.
Dans les mêmes vues d’utilité pour l’histoire de l’esprit humain, M. le Marquis de Paulmy donna ensuite ses Mélanges, tirés d’une grande bibliothèque ; Ouvrage dont le but est de faire connoître, parmi les anciens Écrits, les meilleurs en chaque genre ; & en même temps de donner au Lecteur les notions les plus exactes sur les différentes parties de la Littérature & même sur les Écrivains les moins connus.
Quoi de plus véritablement utile en effet que de connoître les Ouvrages fondamentaux & les Livres primitifs sur l’objet que l’on veut traiter ? Quoi de plus désirable que de pouvoir partir du point des lumières déjà acquises, les analyser, les étendre, sans répéter des doutes éclaircis, ou des objections réfutées ? Quel homme précieux pour la Science & pour les Lettres que celui qui le premier fraya cette route inconnue ! Tous ces Écrits froids, secs, insipides & durs, disoit Montesquieu, il a fallu les lire, il a fallu les dévorer, comme la Fable dit que Saturne dévoroit les pierres. En effet, de quel courage ne faut-il pas s’armer pour rechercher, découvrir, & rassembler avec choix tant de notions éparses, dont la réunion présente le tableau intéressant des vérités découvertes ou développées, des erreurs plus ou moins absurdes qui ont régné dans chaque siècle, & des diverses opinions des hommes sur les Sciences & sur les Arts.
Enfin, Messieurs, cet Ouvrage utile auroit été, si l’Auteur avoit eu le temps de l’achever, la clef de son immense bibliothèque ; & c’est faire sentir, en deux mots, quelle reconnoissance est due au courage capable d’une telle entreprise.
Tels sont les droits qu’avoit acquis à vos regrets l’illustre Académicien auquel j’ai l’honneur de succéder.
Heureux si j’avois pu vous présenter une esquisse moins foible de sa vie politique, & de sa vie littéraire !
Mais j’ai déjà trop abusé des momens que vous daignez m’accorder. Je me reproche de vous avoir privé trop long-temps du plaisir d’entendre ce respectable Académicien qui préside à cette Assemblée, & dont les vertus ne méritent pas moins mon hommage que les talens.
Au mérite vraiment académique, & qui tient le plus essentiellement à l’institution de cette Compagnie, il réunit à la fois les connoissances du Savant & celles de l’Homme de Lettres : avec quel succès il a médité les règles, le caractère, & le génie de notre Langue, art si intéressant, si nécessaire, sans lequel il n’est point de vraie Littérature, & qui est la base de toutes les Sciences humaines, puisque la Science est le résultat de la communication des idées, & que c’est par le langage que s’opère cette communication. Aussi voyons-nous que, dans l’antiquité, les Grammairiens étoient regardés comme des hommes universels, à qui nulle science n’étoit étrangère, à qui seuls pouvoit être donnée la mission de citer les Écritures au tribunal de la Critique.
Vos Ouvrages, Monsieur, prouveront à la Postérité que vous étiez digne de marcher à côté de ces premiers Législateurs du Goût. Vous avez continué, après l’ingénieux Auteur des Synonymes françois, à démontrer que notre Langue n’a point de mots qui puissent être indifféremment substitués l’un à l’autre, & que le choix des expressions propres peut seule conduire à cette précision qui caractérise les bons Écrivains. En traduisant les anciens Historiens, vous avez su réduire votre théorie en pratique ; vous avez eu l’art difficile d’asservir, ou plutôt d’assimiler le génie de votre Langue à celui de la Langue de Salluste & de Quinte-Curce ; l’un si difficile à rendre par sa précision, & l’autre par l’élégance & la profusion de ses ornemens.
Vos travaux, Monsieur, étoient dignes d’un siècle philosophe ; & je le nomme ainsi, en attribuant à la Philosophie tout le bien qu’on en doit attendre, en lui attribuant & son influence sur les Lettres, dont elle accroît la dignité, & cette influence encore plus salutaire qui se fait ressentir dans tous les grands objets de l’administration publique.
Mais quelle que soit l’impulsion & la force qu’elle donne à l’opinion, cette opinion elle-même a besoin d’être affermie par une autorité tutélaire qui la seconde.
Nation généreuse, aimante & docile, vous la connoissez cette autorité tutélaire ; elle existe, elle parle, elle agit, elle étend sa sollicitude dans toute les parties de ce vaste Empire. C’est trop peu pour l’ame de votre Souverain, que, par des réformes, des économies, des retranchemens, des privations de toute espèce, il ait entrepris d’augmenter les ressources du trésor public & d’améliorer le patrimoine de l’État ; tandis que son auguste Compagne, développant cette sensibilité touchante qui donne un nouveau prix aux grâces de son sexe, un nouvel éclat à ses vertus, partage avec lui tous ces nobles sacrifices. Il ne veut régner que sur des sujets heureux ; l’idée du bonheur de la France, fondé sur la régénération de l’ordre légal, occupe seul sa pensée, & ses intentions sont déjà des bienfaits.
Ah ! qu’il vive comblé de gloire, & qu’au milieu de sa nation assemblée, il jouisse du plus beau triomphe qui puisse honorer un Roi juste, & du plus ravissant spectacle qui puisse attendrir un bon Roi !