Réponse de M. le chevalier de Rulhière
Directeur de l'Académie française
au discours de M. de Nicolay
DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 12 mars 1789
PALAIS ROYAL DE FRANCE
Monsieur,
Vous voyez un exemple remarquable de l’égalité qui fait la base de notre institution. Le temps n’est pas loin où je fus adopté dans cette République littéraire ; & déjà le sort, qui dispose seul, parmi nous, des rangs & des dignités, me donne ici, pour quelques momens, les fonctions les plus honorables. Je devrois m’en féliciter ; mais puis-je, sans la plus vive douleur, occuper cette même place où fut assis, pour me répondre, M. le Marquis de Chastellux, auquel vous succédez ? Il élevoit en ma faveur une voix plus éloquente que la mienne ; il employoit une ingénieuse adresse à détourner vers moi quelques mouvemens de cette bienveillance publique, que tout servoit à lui concilier. Mes fonctions sont aujourd’hui moins difficiles.
À votre nom, Monsieur, tous les esprits sont frappés de cette longue succession héréditaire d’une même dignité, une des plus belles de ce Royaume, transmise de génération en génération, & sans aucun intervalle, de vos ancêtres jusqu’à vous ; toujours obtenue de la constante faveur de nos Rois ; toujours sans concurrence ; & dont les suffrages publics, unanimes pendant plusieurs siècles, semblent prédire la perpétuité dans votre famille.
Comment & par quel art, dans une Nation si mobile, au milieu de tant de Cours orageuses, & quelquefois au milieu des plus sanglantes dissentions, sous tant de règnes, tantôt défians & sévères, tantôt fermes & superbes, tantôt foibles & agités, s’est maintenue, dans ce calme toujours égal, cette élévation toujours la même, que rien jamais n’a pu ébranler ? Dans quelles Annales trouvera-t-on un second exemple de cette nombreuse dynastie de Magistrats du même sang, du même nom, se ressemblant tous entre eux par des vertus qui forment un caractère de famille ; par leur attachement aux mœurs antiques, une simplicité digne des premiers âges, une sorte de hauteur imposante qui jamais n’avoit rien d’offensant, parce qu’elle tenoit uniquement à la gravité de leur état & à la gravité de leurs mœurs ? La plupart d’entre eux, parvenus à la plus vénérable vieillesse, ont montré, de siècle en siècle, les vertus de l’âge précédent. La dignité d’une si belle Magistrature étoit jointe à tout ce que les années impriment d’auguste & de sacré sur un front blanchi par de longs services. La considération dont jouissoient de plus en plus ces vieillards si justement respectés, servoit tout à la fois de protection & d’exemple à leurs descendans ; & c’est ainsi que, pour assurer la constante fortune de leur famille, la destinée favorisoit leur sage ambition ; la vertu étoit leur unique intrigue ; le respect public leur première recommandation.
Est-il plus avantageux au bien général des Sociétés, que chaque homme se renferme dans les limites d’une seule profession ; s’attache de préférence à des vertus d’état ; développe, dans une seule étude, toutes les forces de son génie & laisse encore à ses enfans l’héritage de sa longue expérience, que ceux-ci accroissent à leur tour dans des travaux semblables ? Est-il, au contraire, plus avantageux que chaque Citoyen, cherchant à perfectionner en soi toutes les facultés humaines, multipliant, en quelque sorte, ses talens par ses devoirs, & ses devoirs par ses talens, serve, tour à tour, la Patrie dans les Temples, dans les Tribunaux, dans le Sénat, dans les Cours étrangères, & sur les flottes, & dans les armées ? Si j’avois à balancer ces deux opinions, qui semblent avoir divisé les Législateurs, me tromperois-je, Messieurs, en assurant que l’une peut donner aux Sociétés humaines plus de stabilité, & l’autre plus de splendeur ? Regardez, dirois-je, ces Peuples dont la civilisation remonte bien au delà de tous les temps connus ; dont la sagesse, respectée encore aujourd’hui des Européens leurs oppresseurs, instruisit, il y a près de trois mille ans, les plus anciens Sages dont l’Europe se vante ; renommés dans tous les âges par leur modération au milieu des richesses & des délices que la Nature leur prodigue, & par leur mollesse au milieu même de cette tempérance : n’est-ce pas à l’invariable séparation de leurs différentes castes qu’ils doivent cette espèce de perpétuité de leur religion, de leurs lois, de leurs usages, & de leurs mœurs ? Mais ces Nations, dont la durée, plus passagère & plus brillante, a laissé un souvenir & des monumens qui ne périront jamais, les Grecs nos modèles, les Romains nos vainqueurs, ne devoient-ils pas leur supériorité sur les autres Peuples à cette ambition ardente, à cette émulation générale, qui portoit chacun d’eux à s’élever tous à la fois par tous les sentiers de la gloire ? Peut-être aurois-je montré ensuite que cette distinction, établie parmi nous, entre les différens devoirs des Citoyens, n’y tient d’aucune manière aux principes ni aux vues d’une constitution uniforme & sagement méditée ; qu’à la vérité, une Religion sainte a exigé que ses Ministres se dévouassent uniquement à son culte ; mais que la séparation des autres états a pour époque ce temps d’épaisses ténèbres, où ceux qui portoient les armes étoient devenus incapables de suivre, de lire même des lois écrites ; & que toutes nos maximes, à ce sujet, formées au hasard & par le mélange d’institutions successives & d’usages toujours variables, sont un tissu d’inconséquences & de contradictions.
Mais sans me jeter ici dans les difficultés, & peut-être dans les périls de cette importante discussion, je dirai seulement que, depuis cette ancienne époque, votre Maison, Monsieur, est la seule en France qu’on ait vu dans un même moment, parvenir aux plus grands honneurs de ces trois professions séparées, posséder ensemble les premières dignités du Sanctuaire, celles des Tribunaux, celles de la guerre. C’est la seule dont la sage ambition ait su constamment s’élever au dessus des préjugés françois, préférer ses honneurs héréditaires à de plus éclatans, quand ils l’eussent détournée de la route aplanie pas vos aïeux ; déposer plus d’une fois les armes après les avoir portées avec gloire ; &, reprenant les paisibles fonctions de la Magistrature , ramener parmi nous cette maxime du Peuple-Roi : « Que la robe de paix doit être préférée à l’habit militaire, & le règne des lois à l’empire de la force ».
Entre tous les exemples que je pourrois choisir, on me saura gré de rappeler celui de votre aïeul. Il servoit dans l’une de ces Compagnies célèbres que la France a vu réformer avec un si juste regret, composées, pendant plus d’un siècle, de toute la fleur de la jeune Noblesse Françoise, qui acquéroient un nom immortel dans les combats, & revenoient porter dans leur conduite à la ville quelque licence peut-être, mais plus encore de généreuse émulation, de bravoure, & de grâce. On commencoit le siège de Valenciennes ; cette ville faisoit prévoir une longue résistance ; les Mousquetaires sollicitoient d’être envoyés seuls à l’attaque d’un ouvrage extérieur, où déjà l’élite des autres troupes avoit été repoussée. Louis XIV apprit alors que le fils aîné du Premier Président de la Chambre des Comptes, destiné à cette même place, venoit de mourir à Paris ; il fit appeler le jeune Nicolay, l’instruisit du malheur de sa famille, lui ordonna de partir aussitôt pour aller consoler la vieillesse de son père, & daigna, pour première consolation, lui en assurer la survivance. Le jeune homme tombe aux pieds du Roi, & s’écrie : « Sire, dans quelque état que je serve Votre Majesté, elle ne peut pas vouloir que j’y entre déshonoré ». Le Roi applaudit à ce sentiment ; & le jeune Nicolay, déjà Premier Président, fut un de ceux qui attirèrent le plus les regards de toute l’armée, dans cet assaut à jamais mémorable où ce jeune essaim de Héros se précipita de retranchemens en retranchemens, & de périls en périls, avec une valeur si impétueuse, que la ville, vainement rassurée au milieu de ses innombrables remparts, se vit en un instant assaillie jusques dans ses places publiques, & fut emportée encore tout entière.
Parmi vos nouveaux Confrères, il en est, Monsieur, qui l’ont connu dans sa vieillesse, cet homme d’un caractère véritablement antique, conservant sous la simarre ce ton ferme, cette franchise courageuse qu’il avoit prise sous la cuirasse ; inaccessible à toute espèce de crainte ; économe comme les Fabricius & les Catons, mais incorruptible comme eux ; paroissant quelquefois avec un front sévère au milieu de la Cour licencieuse du Régent, &, par quelques mots hardis & simples, faisant plus d’impression sur ce Prince magnanime, que les autres Magistrats par le pathétique ou la véhémence des harangues les mieux étudiées ; répondant à l’offre secrète d’une pension : « Monseigneur, les pensions inutiles sont une des profusions qu’on vous reproche ». Et lorsque parut la fameuse défense de garder chez soi aucune monnoie d’or ni d’argent, & que, pour l’exécution d’un arrêt si étrange, on faisoit de rigoureuses recherches dans toutes les maisons, Nicolay, après avoir publié que « si en osoit venir chez lui, il seroit, ce fut son expression, un mauvais parti aux curieux », dit au Régent : « Je garde cent mille écus, parce qu’au train que prennent les affaires, le Roi aura besoin des offrandes de ses Sujets ; & cette somme, j’irai la lui offrir le jour qu’il sera majeur ».
J’ai dû prendre quelque plaisir à rappeler la mémoire de ce vieillard ; une circonstance particulière la fera éternellement chérir par tous les hommes de Lettres : il fut le tuteur de Voltaire. On sait, Monsieur, que Voltaire étoit né sous les auspices de votre Maison. Son père, Officier de la Cour souveraine que vous présidez, voyoit avec une égale inquiétude un de ses fils recherché des Grands, emporté loin des routes de la fortune, par la passion des Lettres & de la gloire, par le goût de la dissipation & des plaisirs ; l’autre, dévot, austère, & chagrin, se dénuant de tout pour secourir les prosélytes obscurs d’une secte persécutée & proscrite. II craignit que tous ses biens ne se perdissent par des prodigalités d’un genre si différent ; il pria, en mourant, M. de Nicolay de se charger de la tutelle de tous les deux ; & pour les restreindre & les gêner plus sûrement, il alla même jusqu’à lui substituer leur héritage. Ce testament ne parut à M. de Nicolay qu’un titre pour les adopter tous deux, & les jugeant avec plus d’équité que n’avoit fait leur père, il ne tarda pas à leur rendre la libre disposition de leur fortune. Mais il continua de regarder Voltaire comme son fils ; il prit sur lui tous les droits d’un père économe, quoique facile & indulgent ; il l’avertissoit, le grondoit, l’embrassoit, s’attendrissoit avec lui ; & M. de Voltaire a toujours conservé pour ce nom la plus tendre reconnoissance & une sorte de piété filiale.
On s’étonnoit cependant que l’éclat des talens littéraires & cette gloire même que donne quelquefois le seul amour des Lettres, eussent manqué jusqu’à présent à une famille environnée de tous les autres honneurs. Elle vous devra, Monsieur, ce lustre nouveau. Dans les premiers jours de ce règne, lorsque la France, rajeunie avec son Souverain, s’enorgueillissoit de voir sur le trône toutes les vertus, partage de son jeune Roi, & toutes les grâces de sa jeune Reine ; vous, Monsieur, chargé de porter au pied de ce trône les hommages de la plus ancienne Cour de cette Monarchie, vous fûtes réunir à des louanges ingénieuses & dont tous les cœurs avouoient la vérité, non l’adroite insinuation des Courtisans, mais cette franchise respectueuse & calme qui convenoit à la dignité de vos fonctions. En combien d’autres occasions plus épineuses, votre éloquence, naturellement riche, élégante, & sage, n’a-t-elle pas rempli dignement l’attente du Public toujours si difficile, & tout ce que les circonstances mobiles d’une Administration souvent incertaine ont exigé de vous ! & dans quel temps encore ? Lorsque la diversité des opinions, la chaleur des partis, le poids d’un grand nom & d’une éclatante Magistrature fixoient tous les yeux sur la conduite que vous alliez tenir, & exposoient vos moindres paroles au danger de toutes les interprétations.
Dans les fréquens changemens de ces Administrateurs des Finances, qui tour à tour & si rapidement ont cédé aux difficultés, ont trompé nos espérances, ont succombé sous la grandeur de leurs entreprises, & dont chacun est venu tour à tour prêter entre vos mains un serment tant de fois inutile ; de quelle fécondité d’esprit n’avez-vous pas eu besoin pour varier toujours un fonds toujours semblable, renouveler sans cesse notre espoir, faire valoir dans chacun d’eux les qualités qui l’avoient fait choisir ; rappeler aux uns leurs devoirs, aux autres leurs vertus, à ceux-là leur réputation prématurée ; précautionner celui-ci contre son penchant à plaire, contre son amour de l’éclat & du bruit ! Votre franchise s’accroissoit avec les malheurs publics ; les louanges adroites que vous leur donniez, prenoient peu à peu le ton des leçons & des conseils. Chacun de ces Discours est un portrait fidèle, crayonné d’une main hardie, mais légère & circonspecte, & d’habiles physionomistes auroient pu y reconnoître d’avance le destin de ces Administrations passagères.
Il est, pour les Tribunaux françois, des fonctions plus augustes ; elles l’étoient alors d’autant plus, que ces Tribunaux étoient demeurés seuls interprètes d’une Nation dispersée dans ses vastes Provinces ; je veux parler des remontrances, précieux vestiges de cette liberté dont le sentiment ne s’est jamais éteint dans nos cœurs. Avec quelle tendre vénération pour un Souverain justement adoré ; avec quel noble mélange de soumission & de franchise vous avez porté la lumière dans les abîmes de la déprédation ; vous avez déféré au Roi les effrayantes faillites de cinquante Comptables en moins de vingt ans, & les scandaleuses récompenses qu’avoient obtenues ces Comptables infidèles !
Dans cet ébranlement général, qui a menacé récemment, en France, tous les Temples de la Justice, obligé d’élever la voix, vous avez développé, dans votre éloquence, cette tristesse majestueuse, cette résignation forcée, pleine d’une douleur profonde, & dont les seuls accens auroient suffi pour donner à votre obéissance même, toute la dignité, toute la fermeté de la plus courageuse réclamation. C’est alors qu’au nom de cette Cour suprême, dont vous deveniez l’organe, vous avez ajouté une force nouvelle à la demande déjà faite des États Généraux ; vous avez supplié le Souverain de rendre à ses Peuples le droit d’être consultés sur le choix & l’étendue de leurs sacrifices ; & vous vous êtes acquis le plus beau titre à la reconnoissance nationale.
Dois-je m’arrêter ici, & craindre de porter plus loin cette rapide analyse de vos Discours publics ? Dissimulerai-je que cette Académie s’honoroit d’avoir vu s’élever de son sein plusieurs voix éloquentes qui avoient défendu les droits, les intérêts, les réclamations du Peuple ? L’un de nous, accoutumé à vaincre dans les débats judiciaires, s’est animé pour une cause qui valut tant de palmes aux Orateurs Romains. Un autre, fréquemment exercé à combattre l’hydre des préjugés avec les doubles armes du raisonnement & du ridicule, a employé, dans cette discussion nouvelle, la sagacité d’un Philosophe qui sait remonter aux principes des Sociétés. Un autre a encore embelli les leçons de plus belle Littérature, par le pronostic & le développement des progrès que prépare à l’Éloquence françoise un changement si favorable. Nous avons entendu, dans ce lieu même, le Chantre des Saisons, le Peintre ingénieux des campagnes, défendre la cause de leurs Habitans. Enfin j’oserai le dire, puisque les secrets d’une Assemblée auguste ont été divulgués ; les réclamations du Peuple ont été accueillies, soutenues, protégées par ceux même qui, dans tout l’éclat d’une haute naissance & des plus éminentes dignités, viennent ici partager nos travaux & jouir assidûment de l’égalité littéraire.
Vous avez, Monsieur, sous les yeux de la France attentive, cru devoir envisager d’un autre point de vue ces mêmes intérêts ; & par votre adoption dans un tel moment, l’Académie a prouvé qu’elle ressemble à ces Lycées antiques, à ces retraites des anciens Sages, où les Hommes d’État, réunis aux Poètes & aux Orateurs, venoient discuter ensemble les grandes questions de la morale & du goût, en oubliant les différens partis qu’ils suivoient dans les affaires publiques.
L’Académicien que vous remplacez peut vous offrir les plus singulières preuves du bonheur que ce goût des Lettres répand sur toute la durée de la vie ; &, dans ce nouvel aspect, j’entreprends, non sans crainte, d’ajouter quelques détails au portrait que vous en avez tracé avec tant d’élégance, de sentiment, & de vérité.
Environné de tous les avantages que procure une naissance illustre, il devoit à la Nature un génie étendu & facile, un caractère élevé, un cœur sensible ; il lui devoit des traits séduisans, où la noblesse se mêloit à la vivacité, à la candeur, & à la grâce. De tels avantages doivent être comptés, quand ils servent à prêter de nouveaux charmes aux plus précieuses qualités de l’âme. Combien d’autres, dans les premières illusions de la jeunesse, & peut-être séduits encore par quelques exemples, auroient fondé sur ces dons naturels les soins de leur fortune, les espérances de leur ambition, le bonheur de toute leur vie ! Mais il cultiva son esprit par la réflexion, sa raison par le savoir, ses talens par le commerce intime & familier de tous les Beaux-Arts. Il joignit aux vertus de sentiment, guides quelquefois infidèles, toutes celles que peut donner l’étude de la morale. Vous avez observé, Monsieur, qu’au moment où il sortit des mains qui avoient formé son enfance, lorsqu’il entroit dans cet âge où les études d’un jeune homme, affranchies de toute surveillance, ne sont plus dirigées par les soins d’un Maître, & peuvent se fixer par son propre choix, ou errer au gré de ses caprices, parut cette immense collection de toutes les connoissances humaines, qui excita tant de mouvemens dans le Monde littéraire. L’aspect de ce grand Édifice étonna moins ses regards qu’il ne charma son imagination. Il ne tarda pas à s’enfoncer, comme au hasard, & avec la plus infatigable audace, dans tous les détours de ce vaste labyrinthe ; il s’enflamma d’une même ardeur pour tant d’objets d’étude & de méditation. Ce fut là qu’il prit d’abord cette curiosité inquiète, ces goûts vagues & indéterminés, dont aucun ne devient une passion dominante, & que l’occasion seule attache, pour un moment, & par une préférence passagère, à un objet plutôt qu’à un autre ; disposition dangereuse pour l’homme qui se dévoue uniquement aux Sciences, mais favorable dans un jeune homme prêt à s’élancer dans la carrière de l’ambition & de la gloire, & qui attend, de conjonctures encore incertaines, sa première résolution & ses succès.
Il est trop vrai que la réputation d’aimer les Lettres & de fréquenter ceux qui les cultivent, n’étoit pas alors sans quelque péril : mais ne sera-ce pas les honorer & les venger, que de faire voir comment elles ont en effet contribué à ses succès dans tous les genres, embelli toutes les situations où il s’est trouvé, tous les événemens de sa destinée, récompensé pendant toute sa vie le courage qu’il avoit eu de se déclarer pour elles ? Et d’abord cette gloire que vous lui avez justement attribuée, Monsieur, d’avoir donné à la France un grand exemple, d’avoir naturalisé parmi nous l’Inoculation, cet Art effrayant, mais salutaire, où le mal même devient le préservatif de l’excès du mal, il la dut uniquement, cette gloire, à la confiance qu’il accorda aux hommes de Lettres, à la conviction qu’il reçut par l’évidence de leurs raisonnemens & de leurs calculs. C’étoit sur des criminels que l’Angleterre avoit fait l’heureuse épreuve de cet Art nouveau : le Marquis de Chastellux fit cet essai sur lui-même. Il se dérobe à sa mère, dont il est adoré, dont la tendresse se seroit alarmée, dont la dévotion plus craintive se seroit plus effrayée encore ; & bientôt il reparoît devant elle avec tous les symptômes de ce mal redouté, mais qui n’étoient plus alors que les indices de la guérison & les gages de la sécurité. Il court chez M. de Buffon, & lui dit : « Je suis sauvé, mon exemple en sauvera bien d’autres ». La Suède décernoit, dans ce même moment, une couronne civique à une mère, dont la piété véritablement maternelle avoit enhardi ses Concitoyens par l’exemple qu’elle avoit donné sur ses propres enfans. La première action publique du Marquis de Chastellux fut de mériter, par sa généreuse confiance & son propre dévouement, une pareille couronne.
Lorsque, semblable à Xénophon, il passa de l’école des Philosophes dans celle des Héros, il recueillit, comme le Disciple de Socrate, dans plus d’une guerre, & comme lui encore dans des contrées lointaines, sous des cieux étrangers, mais toujours sous les tentes de son pays, le fruit des paisibles études.
Sans doute son nom, ses talens militaires, son courage, lui ont seuls assuré dès son entrée dans cette carrière, un avancement rapide. À eux seuls il dut l’avantage d’être choisi, jeune encore, pour apporter à Versailles les drapeaux d’une ville conquise : mission brillante & d’un favorable augure, où il semble que ce soit la Gloire elle-même qui présente à la Nation un jeune Guerrier dans la joie d’un triomphe & dans tout l’éclat de cette préférence que lui accorde un Général victorieux. Mais il fut le premier qui, de la tranquillité des travaux littéraires, porta jusques dans le bruit & le tumulte des camps, cet usage si consolant pour l’amitié, si encourageant pour la vertu, cet usage qui ne s’étoit alors introduit que dans les Sociétés savantes, de consacrer, par des Éloges funèbres, le souvenir récent de ceux qui ont été utiles, & dont une longue mémoire peut être utile encore. Combien de grandes actions nous ont été transmises par ces premiers essais de sa plume ! Cette guerre qui, dans le court espace de sept années, a coûté plus de sang au Monde, que n’en fit verser, pendant l’espace de trente ans, cette autre guerre dont retentissent toutes les Histoires du siècle passé, malheureuse pour la France, si on considère l’ensemble des événemens, fut cependant remplie de brillantes victoires, de faits mémorables, qui, au milieu de nos désastres, ont honoré le nom François. Souvent même la valeur particulière trouve plus d’occasions de se signaler dans le malheur général : c’est en s’exerçant contre les difficultés que se développent les grands talens & les grandes âmes. Nos revers, souvent balancés par d’heureux succès, ont été l’école où se font formés ceux qui depuis ont vengé la Nation, & sont encore aujourd’hui son espoir. Mais deux des Héros qui s’y étoient le plus distingués, Closen & Belfunce, succombèrent aux funestes suites des dangers qu’ils avoient courus, des longues fatigues qu’ils avoient éprouvées. L’enthousiasme de la vertu, de la gloire, & de l’amitié, dicta au Marquis de Chastellux leurs Éloges funèbres. Il eut la consolation d’immortaliser ses Maîtres, ses amis, ses émules : tel fut son début dans la carrière des Lettres.
Ce qu’il a fait dans un autre hémisphère (car il n’est plus aucune partie du Monde où l’Officier François ne doive s’attendre à porter son courage & à retrouver sa renommée), vous l’avez retracé, Monsieur ; mais je rappellerai avec quel sentiment de joie les nouvelles Républiques Américaines, formées par des hommes instruits dans toutes les sciences de l’Europe, virent arriver parmi nos Généraux, un homme instruit dans toutes les sciences de l’Amérique, petit-fils de d’Aguesseau, & qui avoit pour Aide de Camp le petit-fils de Montesquieu ! De tels noms réunis, de tels noms révérés de tous les Peuples, annonçoient à ces sages & hardis défenseurs de leur patrie & de la liberté, des protecteurs dignes d’une si belle cause ; c’étoit, parmi leurs Alliés, retrouver leurs propres vertus. Vous avez indiqué qu’au milieu de tant de projets différens, inspirés par un même zèle, il contribua le plus à former cet heureux accord qui produisit bientôt des victoires si décisives ; & moi je rappellerai que dans ces vastes contrées où les Sociétés savantes.se formoient avec les premières assemblées des Citoyens, où les Académies naissaient avec les villes, où la Philosophie, uniforme dans ses desseins, posoit les bases de treize Gouvernemens divers , tout Citoyen éclairé & vertueux le regardoit comme un Concitoyen. Vous avez redit le nom de ces hommes célèbres dont l’amitié suffiroit seule à sa gloire ; & moi je dirai que des extrémités de ce nouveau Monde, une lettre qu’il reçut, après son retour en France, & dans laquelle on le consultoit sur les plus grands intérêts de ces naissantes Républiques, commençoit par ces mots : « Mon ami, je ne vous connois pas » ; tant sa seule renommée avoit inspiré pour lui de tendres affections !
Ses délassemens, au milieu de ses travaux de tous les genres, il les cherchoit parmi ces amateurs éclairés des Lettres, que nous voyons encore les cultiver avec succès à les protéger sans faste, les encourager sans engouement & sans erreur. C’est-là que, mêlant à son gré le raisonnement & la plaisanterie, l’érudition & le badinage, les plus graves entretiens & les jeux d’esprit les plus inattendus, toujours prêt à porter l’agrément dans les choses sérieuses, & jamais la fausse importance dans les choses frivoles, il conserva ce charme d’esprit & de caractère jusques dans ces agitations, &, pour ainsi dire, ces troubles que je vais maintenant décrire.
Depuis long-temps, en France, une grande division avoit commencé de régner dans les esprits. Chaque jour voyoit remettre en question quelques-unes des opinions qui avoient paru les plus, incontestables ; celles que le suffrage de tous les siècles sembloit avoir consacrées ; les principes que les anciens nous avoient transmis sur les Beaux-Arts ; les principes même de la Société, ceux de la morale, ceux du goût, ceux des sciences militaires ; tout devenoit matière à la diversité des sentimens, à la violence des disputes, à l’animosité des partis. Et, par un malheur attaché au caractère impétueux & léger de notre Nation, la neutralité, que dis-je, l’impartialité ne nous est jamais permise ; la modération même est bannie & proscrite. L’exagération qu’on reprochoit autrefois à notre langage, se fait maintenant sentir jusques dans nos opinions les plus indifférentes. La louange la plus sincère, si elle n’étoit que juste & vraie, nous paroîtroit le plus souvent une critique adroite & dissimulée ; qui n’est pas enthousiaste, passe aussitôt pour détracteur. Ce qu’on blâme, il ne suffit pas de le trouver défectueux ; qui n’est pas détracteur passe aussitôt pour enthousiaste ; en cela, semblables encore à ce Peuple ingénieux, passionné & frivole, avec qui nous avons tant d’autres ressemblances, & à qui les lois mêmes de Solon avoient fait un devoir de la partialité. Dans Paris, comme dans Athènes, Diogène, au milieu de ce mouvement général, se croiroit forcé à ne pas demeurer oisif, & à paroître du moins agiter son tonneau. Non, ce n’est dans aucune de ces deux villes qu’auroit pu jouir d’une considération toujours égale, ce modèle de modération & de sagesse, cet ami célèbre de tous les fameux rivaux, qui, de son temps, se disputèrent la palme de l’Éloquence & le gouvernement du Monde. Atticus ne pouvoit soutenir qu’à Rome, cette neutralité épicurienne qu’il embrassa par un choix libre ,qu’il conserva toute sa vie, toujours fidèle à l’amitié, toujours neutre dans les dissentions, attaché à tous les grans Hommes de quelque parti qu’ils fussent, les servant avec un zèle infatigable dans leur fortune privée, dans leurs intérêts personnels, & refusant avec une constance que l’amitié même la plus tendre ne pouvoit ébranler, de prendre jamais aucune part à leurs intérêts de faction.
Mais si ce modèle est trop étranger pour nos mœurs, il est un autre exemple à proposer & à suivre ; & j’ai maintenant à peindre un homme modéré, entraîné dans toutes nos agitations , prenant part à nos disputes les plus animées, non pas sans une vive chaleur, sans une persuasion forte, mais sans se laisser dominer par l’esprit de parti, sans emportement, sans animosité ; ardent ami de ceux qui avoient les mêmes goûts, les mêmes opinions, jamais ennemi de leurs adversaires ; c’est là peut-être l’Atticus françois.
Ce mouvement universel commença par l’introduction d’une Musique étrangère ; & comme si la destinée prenoit quelque plaisir à renouveler dans deux villes semblables les mêmes événemens, on vit en effet se renouveler parmi nous ce que l’arrivée des Chanteurs Ioniens avoit autrefois produit dans Athènes, où les uns trouvoient cette Musique d’Ionie plus vive, plus mélodieuse que l’ancienne Mélopée ; les autres, plus molle & plus efféminée ; où ceux ci se plaignoient que le charme des sons y dominoit sur le sens des paroles ; & les autres admiroient avec transport une expression plus juste, plus énergique, plus passionnée. À cette première dissension, qui, dans toute la France, alluma des haines que le temps n’a pas encore calmées, qui rompit d’intimes liaisons que le temps avoit respectées, qui divisa les Sociétés les plus unies, les Corps littéraires, les familles même, peu s’en fallut que le Gouvernement ne fît, comme autrefois dans la Grèce, couper les cordes de ces lyres étrangères. Nous ne disions pas, comme les plus sages des Athéniens, que cette révolution dans la Musique nous menaçoit d’une révolution dans les mœurs, d’un changement total dans l’État. La sagacité de nos conjectures, n’atteignit pas si loin dans l’avenir. Observons cependant que dans ces révolutions du goût général, il est inévitable que les vieillards, attachés à tout ce qui leur rappelle d’anciens plaisirs, ne nous paroissenr trop aisément ridicules ; c’est ainsi que, dans les mœurs publiques, tout s’enchaîne, tout se tient par des nœuds souvent imperceptibles. C’est ainsi que, dans le cours d’un fleuve immense, quelques herbes, quelques grains de fable s’accumulent, les îles se forment, le cours des eaux se détourne, & tout l’aspect d’un pays est changé.
Le Marquis de Chastellux, passionné pour tous les Arts qui embellissent la Société, ne tarda pas à se montrer dans cette arène, en Amateur éclairé de deux Arts charmans ; mais en homme qui avoit cultivé l’urbanité de ses mœurs autant que celle de son esprit. Il composa un Ouvrage plein de goût, de finesse, & d’agrément, accueilli en France, non sans contradictions, généralement accueilli des étrangers, qui virent avec plaisir un François justifier la préférence qu’ils accordent à cette Musique sur la nôtre ; & continuant de servir avec zèle le parti qu’il favorisoit, il ne mêla, dans ce premier combat, dans cette victoire si disputée, aucun sentiment qui pût jamais altérer le bonheur dont cet amour des Beaux-Arts la fait jouir.
Ce fut encore vers ce temps que nous vîmes s’accréditer, dans la Littérature, dans la Philosophie, dans l’administration même du Royaume, une opinion nouvelle, qui se fonde sur les progrès nécessaires & irrésistibles de l’esprit humain ; opinion qui a conduit ses plus intrépides défenseurs jusqu’à soutenir que tous les siècles précédens, les plus célèbres même, ne nous offrent véritablement aucun modèle. Tous les principes & toutes les conséquences de ce nouveau système, s’ils ont trouvé de sages partisans & de nombreux zélateurs, ont également trouvé de nombreux & de sages antagonistes ; &, à ce sujet, je développerai une anecdote littéraire que vous avez rapidement indiquée, Monsieur, & dont je fus le confident.
Le Marquis de Chastellux, attaché à cette opinion séduisante, qui s’est reproduite dans tous ses Ouvrages, en s’y appropriant à chaque sujet qu’il voulut traiter, rencontra, dans les Sociétés spirituelles & savantes, où ses plus tendres liaisons s’étoient toujours formées, un homme qui fixa aussitôt toute son attention : le sévère Abbé de Mably, partisan des vertus antiques, aussi passionné pour la liberté & pour la morale, qu’indifférent à la fortune, dont la raison renforçoit le caractère, & dont le caractère fortifioit la raison ; inébranlable dans ses principes austères, fruits de ses longues études & de ses sages méditations ; qui a quelquefois déplu au Gouvernement, indisposé les premiers Magistrats, inquiété jusqu’à la Sorbonne, sans jamais se rétracter, & cependant sans jamais attirer sur lui aucune animadversion ; tant l’inflexibilité de ses vertus faisoit respecter celle de ses opinions ! J’ajouterai encore, pour achever un hommage que j’aime à rendre publiquement à sa mémoire, que n’ayant été, pendant sa vie, d’aucune Société littéraire, de zélés Citoyens lui décernèrent, à sa mort, un honneur réservé aux hommes les plus illustres, un Éloge proposé au concours des jeunes Orateurs, & soumis au jugement d’une célèbre Académie, celle des Belles-Lettres. Quels juges, en effet, eussent été mieux choisis pour couronner cet Éloge d’un homme dont les mœurs furent dignes des anciennes Républiques, d’un homme qui ressuscitoit parmi nous les Phocions & les Aristides, que ceux à qui leur Langue, leurs Livres, leurs usages, leurs mœurs sont si familiers, & dont l’élégante érudition vient de ressusciter, pour ainsi dire, sous nos yeux, la Grèce entière ?
Le Marquis de Chastellux, jeune encore, & Mably dans la maturité de l’esprit & de l’âge, s’entretinrent long-temps de leurs opinions contradictoires ; & chacun d’eux, comme il arrive souvent, ne médita sur la sienne que pour s’y affermir davantage. Tous deux écrivirent sur le bonheur auquel doivent prétendre les Sociétés. Ce fut un modèle singulier & peut-être unique d’une querelle littéraire. Ces deux Ouvrages polémiques, publiés en opposition l’un de l’autre, ne laissent rien pénétrer de cette intention particulière.
Mably développe toutes les maximes d’une politique qui ne se fonde que sur la morale. Il entreprend de démontrer que la prospérité des États n’a d’autre base que la bonté des mœurs publiques. Pour donner plus d’autorité à ses principes, il les met dans la bouche du plus sage des Grecs. Il saisit le moment où Athènes commençoit à préférer le faste à l’antique simplicité, la richesse à la vertu, les talens agréables aux mœurs austères. Il oppose à Phocion un jeune homme épris de tous ces goûts nouveaux ; & le sens général de ce dialogue est que la raison humaine n’est point en contradiction avec elle-même, & qu’elle ne peut conseiller, sous le nom de politique, ce qu’elle défend sous le nom de morale. On entrevoit à peine, & c’est un secret qu’il a révélé à peu de personnes, que sous le nom du jeune Aristias, plein d’esprit, de patriotisme, d’ardeur pour la vertu, qui n’est encore Philosophe que par passion, mais qui cherche à s’éclairer dans le commerce des Sages, il veut peindre le Marquis de Chastellux tel qu’il lui paroissoit à cet âge : jeune homme dont il estime les sentimens, dont il prédit le retour à de plus saines maximes, & sur lequel Phocion s’écrie : « Plût aux Dieux que tous nos Athéniens lui ressemblassent » !
Celui-ci développa son système dans un Ouvrage plus étendu. Un seul & grand objet, dans un long cours d’études historiques, occupe son attention, « quel a été dans tous les siècles le degré de félicité dont a joui le genre humain ». Il rapporte avec beaucoup de subtilité tout ce qu’on peut trouver de défectueux dans les mœurs anciennes, & il expose sous un aspect plus favorable tout ce qu’on peut louer dans les mœurs modernes. Il ne voit pas dans les vices des Peuples qui se corrompent, les inévitables dangers du luxe & de la mollesse, mais ceux de l’ignorance, ceux d’une civilisation qui n’étoit pas assez perfectionnée. Il soutient que cinquante générations successives suffisent à peine pour parvenir à la connoissance parfaite de l’homme physique & de l’homme moral, & former des génies capables de gouverner. Mais dans cet Écrit, le premier où l’on ait donné à ce système des progrès nécessaires de l’esprit humain, tout l’appui que peut lui prêter l’Histoire, avec quel respect pour la mémoire des grands Hommes qui ont honoré les siècles précédens, le Marquis.de Chastellux suivit une discussion où il étoit si facile de s’égarer ! Avec quelle sagesse dans la dispute il évita d’employer des armes qui eussent blessé son vertueux adversaire ! On entrevoit à peine, qu’il répond à l’Abbé de Mably, par le peu de mots qu’il se permet contre les contemplateurs, contre ceux qui doutent que l’ordre social puisse se perfectionner. Tous deux eurent un succès dont ils furent également flattés. L’apologiste des nouvelles mœurs & de toutes les jouissances des Arts, à qui on reprochoit même d’avoir porté dans son Ouvrage l’ostentation & le luxe dont il embrassoit la défense, et cet Ouvrage accueilli dans tous les pays où de pareilles mœurs dominent, & traduit dans presque toutes les Langues de l’Europe. Mably, sans avoir ambitionné d’autre prix que l’utilité générale, & malgré le reproche qu’on lui faisoit aussi d’avoir porté dans son style cette sévérité dont il étoit le défenseur, fut honoré d’une couronne dans cette République si sage, & le modèle de toutes les vertus qui peuvent justifier les Aristocraties.
L’un & l’autre n’ont fait consister le bonheur des Nations que dans les seuls effets de la raison diversement perfectionnée. Permettez, Messieurs, qu’avant de finir je rappelle encore, mais en peu de mots, qu’un autre Athlète, que tous deux avoient connu, que tous deux avoient fréquenté, qui avoit fui dans les solitudes, soutenoit alors une troisième opinion avec toute la force de l’éloquence, toute l’adresse de la plus subtile dialectique, & en maniant à son gré le raisonnement & les passions. Celui-ci, admirant partout l’ouvrage de la simple Nature, & détestant partout l’ouvrage des hommes, ne voyoit dans nos institutions sociales que la corruption des sentimens naturels ; dans nos Arts les plus nécessaires, que l’altération de nos facultés physiques ; toujours la Nature parfaite & innocente, toujours l’homme dépravé ou coupable.
Tous trois ont fixé leurs regards sur la situation générale de l’Europe, sur celle de la France, & ils ont essayé de porter l’étendue & la sagacité des vues philosophiques jusqu’à une forte de divination.
L’un, détracteur de la Société, misanthrope par l’excès même de son amour pour le bonheur des hommes, dont le génie sembloit effarouché par les infortunes que lui avoit causées son excessive défiance, annonce l’inévitable ruine, la subversion instante & prochaine de tous les Royaumes, Républiques, & Empires. Il va chercher de nouveaux essaims de Conquérans, non dans les pays civilisés, ou dans ceux qui ont le plus perfectionné l’art de la guerre, mais dans ces immenses contrées où errent encore des Peuples nomades qui regardent les villes comme des prisons & des tombeaux. II prétend que nos Arts si parfaits céderont à leurs forces naturelles, nos foudres à leurs flèches, & que la terre verra, pour la seconde fois, la civilisation vaincue par sa propre mollesse, & laissant partout l’empire à la barbarie.
L’autre, plaçant le bonheur dans l’état d’une Société simple & bien ordonnée, croit que d’utiles réformes peuvent encore renouveler le destin des Empires. Il cherche la méthode de procéder à ces réformes. Les mœurs lui paroissent si importantes, que, selon lui, les cabales & les factions ne sont pas ce qu’il y a de plus dangereux Il sembleroit, à l’entendre, que les talens séducteurs & les mœurs dépravées de cette Romaine, complice célèbre de Catilina, étoient plus à craindre pour Rome que Catilina lui-même ; plus effrayé, dit-il, de voir prendre aux femmes de nouvelles parures, que d’une commotion dans la place publique. Il veut qu’on sache quelquefois attendre ne pas risquer d’imprudentes tentatives, ne pas achever de tout perdre par des entreprises prématurées. Et lorsque de ces maximes générales, il reporte ses regards sur la France, il prévoit que le Gouvernement sera forcé de recourir à la pratique oubliée des États Généraux ; mais il redoute nos méprises sur nos plus chers intérêts ; il redoute ce sentiment, né dans les désordres de la féodalité, par lequel on se persuade qu’on peut être grand dans une Nation esclave ; il compte peu sur le progrès des lumières, parce que, dit-il, les lumières viennent trop tard quand les âmes sont amollies. Enfin, s’il avoit quelquefois espérer, peut-être que les occasions manquées avoient abattu ses espérances ; & ses dernières prédictions étoient celles d’un Citoyen découragé.
Il semble aujourd’hui que le Marquis de Chastellux aura porté sur l’avenir un regard plus perçant, & qu’en cette occasion du moins, il aura eu sur ces deux Sages célèbres le double avantage d’avoir mieux présagé les événemens, & d’avoir joui d’avance, par ce présage même, d’une félicité qu’ils n’osoient pressentir. Ami de tous les Arts, ne doutant pas que l’esprit humain ne parvienne au plus haut degré où la perfectibilité puisse atteindre, accoutumé à chercher le bien jusques dans les erreurs du siècle présent, il annonce, en France & dans toute l’Europe, le retour de la liberté par l’excès même de la dette publique ; il dit que les besoins du Fisc sont les vrais précepteurs des Rois, & qu’envisagés d’un œil juste, ils deviendront un jour les protecteurs de la fortune des Peuples,.
Nous touchons au moment où la destinée va juger entre trois prédictions si diverses. La ruine générale de l’Europe se fait craindre : de tous côtés les réformes se tentent : de tous côtés la liberté publique paroît près de renaître.
Nation brave, généreuse, & sensible, gouvernée par l’honneur, qui seul équivalut pour vous à de bonnes lois, quand elles vous ont manqué ; plus d’une fois vous avez repris vos antiques prérogatives, & réparé par quelques institutions passagères les maux qu’avoient causés les longs abus d’une autorité sans règles ; mais rappelez-vous aussi que cette constitution si réclamée, la meilleure que vos ancêtres eussent le pouvoir d’établir, est cependant celle même qui nous a si mal défendus, si mal protégés, celle même qui tant de fois a permis au despotisme de se rétablir. Sans doute la diversité des intérêts, les disputes, les dissentions sont de l’essence de la liberté ; mais si elles la favorisent, c’est uniquement quand des formes égales, généralement admises, généralement respectées, peuvent suspendre & dompter toutes les contradictions. Songeons dans quels profonds abîmes nous replongeroit une nouvelle tentative que la discorde rendroit inutile ; & qu’entre l’anarchie qui nous menace, & le despotisme que le Prince repousse, c’est la vraie liberté qu’il faut saisir. Rappelons-nous enfin, avec un généreux effroi, que Trajan ne put retrouver dans Rome assez de vertu pour affranchir cette République que ses anciennes vertus avoient rendue maîtresse du monde ; & plus magnanimes que les Romains dégénérés, quoique dans le plus beau temps de leur Empire ; montrons à l’Univers, la France digne que le vœu de Trajan puisse se réaliser.