M. Target, ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. l’abbé Arnaud, y est venu prendre séance le jeudi 10 mars 1785, et a prononcé le discours qui suit :
Messieurs,
Je ne m’étois jamais permis de penser à l’honneur que je reçois ; le désir m’en avoit toujours paru téméraire, & dans cette journée même, l’impression de la surprise se mêle encore à tous les sentimens que je viens vous offrir, & que je voudrois vous exprimer. De quelque côté que se portent mes regards, je rencontre par-tout les titres glorieux qui vous ont mérité vos couronnes ; je contemple avec respect l’assemblage des talens dont je suis environné ; j’admire, à la fois, dans ce Temple consacré aux Lettres, une éloquence majestueuse & riche comme la Nature, dont elle est l’interprète ; une imagination & les pinceaux dignes de nous rendre Virgile ; la Morale revêtue des grâces du Conte, ou des finesses de l’Apologue ; le génie du Théâtre ; la sévérité du Goût, qui garde & qui défend l’héritage des Lettres ; la Raison, les Sciences & les Arts, parés des charmes de l’Élocution, couverts de l’éclat de la Poésie, & animés par ses images ; toutes les richesses littéraires, en un mot : & je me vois assis au milieu de vous !
Lorsque, dans l’ardeur du premier âge, je résolus de consacrer mes jours à l’étude des lois et à la défense des opprimés, mon cœur se proposoit des récompenses : j’aspirois à ce plaisir si pur que donnent les succès de la vérité et de la justice ; j’étois sensible à ce que la confiance publique a d’honorable ; je jouissois d’avance de la vue des malheureux que je pourrois consoler et défendre, des douceurs de leur amitié, seul prix qui soit véritablement digne des services rendus par le zèle ; et, au terme de la carrière, j’osois entrevoir quelque considération, quelques heureux souvenirs, et cette douce réputation qui n’a ni l’éclat ni les orages de la renommée. Ma paisible ambition avoit borné là tous ses vœux, quand l’espoir imprévu de vos suffrages est venu tout-à-coup briller dans ma retraite. Cependant, un siècle entier s’étoit écoulé, depuis la mort de Patru, l’un de vos premiers Académiciens ; Barbier d’Aucour lui avoit survécu peu d’années ; aucun de ceux qui ont suivi la même carrière, n’étoit parvenu aux mêmes honneurs : comment pouvois-je m’expliquer à moi-même la distinction dont vous me permettiez de concevoir l’espérance ?
Vous avez pensé, Messieurs, que le temps est venu, où les récompenses préparées pour les lettres doivent entrer dans tous les états qui ne leur sont pas étrangers : c’est le Barreau françois que vous avez voulu adopter, en y laissant tomber presque au hasard un rayon de votre gloire : aussi ne m’avez-vous pas demandé de titres littéraires ; je n’en possédois aucun, et si j’avois pu vous en offrir, j’aurois peut-être été moins propre à faire sentir l’intention de votre choix.
Quel sera donc le tribut que j’oserai présenter à votre illustre Compagnie ? Je vous parlerai d’un art que j’ai trop peu connu, mais que j’ai dû étudier et chérir. Retracer les révolutions de l’éloquence, ce sera, Messieurs, me retrouver presque à chaque pas au milieu des plus beaux monumens de votre histoire : eh ! pourrois-je vous marquer plus convenablement toute l’étendue de ma reconnoissance, qu’en répétant devant mes maîtres les leçons que j’ai recueillies dans leurs ouvrages ?
Toutes les grandes choses ont été faites par la puissance de la parole. Si je remonte aux premiers âges, les traditions de la fable, souvent plus instructives que les faits historiques, nous représentent un homme, orateur à-la-fois et poète, élevant la voix dans des climats sauvages, pour chanter les Dieux, la morale et les lois ; le charme de son éloquence, soutenue du pouvoir de l’harmonie, adoucit la férocité du genre humain ; les bois antiques tombent, les hommes se rapprochent, les familles s’unissent, les sociétés se forment, et la terre se couvre d’habitations et de cités.
Placé entre les spectacles de la nature et des ames neuves, susceptibles de grandes émotions, l’orateur exerçoit alors un pouvoir invincible. Tout étoit éloquence dans ces temps primitifs, où tout parloit aux sens : l’imagination avoit peuplé l’univers ; les enfans vivoient entourés des manes de leurs aïeux ; chaque objet étoit un monument dont la vue rappeloit une idée intéressante, ou réveilloit la sensibilité : une pierre brute, au milieu d’un champ, transmettoit jusqu’à la dernière postérité les souvenirs dont elle étoit dépositaire ; les révolutions physiques et les faits de l’histoire revivoient pour chaque génération, par la présence de leurs emblêmes ; et c’est ainsi que, parmi les peuplades du nouveau Monde (espèce d’antiquité dont nous sommes contemporains), les conventions, les traités, les alliances, se font encore par des symboles qui en conservent la mémoire.
L’établissement des sociétés et des lois étendit le règne de la pensée, et borna celui de l’imagination ; et depuis ce moment, les destinées de l’éloquence furent toujours attachées aux révolutions des Gouvernemens et des mœurs.
Sous l’empire d’un seul, elle perdit de sa puissance et déchut de sa gloire ; elle descendit à la flatterie, ou dégénéra en déclamations.
Au sein de la liberté républicaine, moins poétique, il est vrai, que dans les temps sauvages, l’éloquence demeura noble, indépendante et fière ; la raison et la sensibilité, parlant dans une assemblée de Souverains, durent être regardées comme le plus grand des moyens politiques, et c’est à elles qu’il appartient d’animer et d’entretenir l’énergie du caractère national qui, dans ces sortes de constitutions, est préférable à tout, même à la tranquillité publique.
Les siècles, en s’écoulant, amenèrent, à la suite de la prospérité, les finesses du goût et la perfection des arts : à cette brillante époque, l’orateur connut mieux tous les secrets de la persuasion, mais déjà, peut-être, il avoit perdu une partie de son pouvoir.
J’ai considéré Athènes, sur-tout depuis Périclès ; Athènes, si sensible aux beaux-arts, si rassasiée de chef-d’œuvres, si superbe dans ses dédains : j’ai vu que ce peuple ingénieux ne craignoit pas un avis funeste autant qu’une faute de langage ; ses impressions appartenoient moins à la sensibilité de l’ame qu’au tact d’un esprit cultivé, il jugeoit plus qu’il ne respectoit ses magistrat et ses orateurs, et dans leurs harangues harmonieuses il cherchoit, non des conseils utiles, mais des émotions et des spectacles.
Quel fut donc ce Démosthène, qui parvint à contenter les délicatesses et à gouverner l’esprit d’un tel peuple, qui ne perdit pas l’effet d’une seule de ses paroles sur des censeurs si difficiles, et qui, sans les flatter, sans les séduire, prodigue de reproches et de vérités dures, marchant à son but sans détour, égal à son sujet, sans aller jamais au-delà, les accabla des forces de sa raison, les entraîna par la véhémence de ses mouvemens, et vécut enfin l’objet de leur admiration et l’arbitre de leurs conseils ?
Cet autre peuple qui engloutit tous les Royaumes et toutes les Républiques, ne connut long-temps que la passion de la victoire. La conquête de la Grèce, en remplissant la ville de Rome des productions des arts, n’y transplanta point le génie des artistes. L’élégance et le goût, suite du luxe et de la richesse, produisirent cette urbanité si vantée, qui se fit remarquer peu de temps après la révolution des Gracques : mais dans les assemblées populaires, la censure que les hommes publics eurent à craindre, fut toujours moins redoutable que celle dont la Grèce s’étoit armée contre eux, cependant l’orateur romain parut occupé sans cesse du soin de la prévenir. Avec quelle adresse il dispose le raisonnement, le sentiment, et les images ! Quel intérêt il répand dans ses discussions ! que de naturel et de grâces dans sa sensibilité ! et dans son style, que de mouvement, de couleur, et d’harmonie ! Jamais génie plus souple et plus habile ne mania ce grand art de la persuasion : son éloquence remplit l’idée qu’on se forme de la perfection même, et c’est ainsi qu’il est parvenu à suspendre l’opinion de tous les siècles, entre la richesse de ses talens, et l’énergique simplicité de Démosthène.
La parole publique est un fruit de la liberté. Que devint-elle donc, quand Rome, qui commandoit au monde, obéit elle-même à des maîtres despotiques ? Elle disparut de la terre : l’éloquence se retire des ames, alors qu’elles s’avilissent.
En Italie, des panégyriques où la vérité n’osa paroître qu’une fois ; dans l’empire grec, de basses flatteries, vendues par des esclaves à ces monstres souillés de sang, qui ne montoient au trône que pour en tomber : voilà, si ce nom peut être ainsi prostitué, voilà toute l’éloquence, jusqu’aux grandes ténèbres qui couvrirent l’Europe.
Aux premières lueurs qui suivirent cette nuit de plusieurs siècles, que vit-on sur la terre ? La servitude des peuples, les cruautés et les bassesses de la tyrannie subalterne, les droits de l’homme anéantis, toutes les ames dégradées par l’abjection et plongées dans l’ignorance.
Parmi nous, les longs combats entre l’usurpation et l’autorité, la discorde qui déchira le sein de la religion, les troubles sanglans qui désolèrent nos aïeux, rendirent du mouvement aux esprits.
La langue, qui s’étend avec les idées, sortit insensiblement de l’enfance. Elle n’avoit été que naïve dans Amyot ; elle prit un tour original, nerveux, et heureusement figuré dans Montagne ; elle devint harmonieuse dans Malherbe, élevée dans Corneille, riche, élégante, énergique sous la plume de Pascal ; et déjà, Messieurs, le sceptre de la littérature étoit dans vos mains, pour conduire avec sagesse et pour achever cette grande révolution.
Une ame haute, avide de toutes sortes de louanges, mit une partie de sa politique à diriger ce qui restoit du mouvement des guerres civiles, en tournant l’inquiétude générale vers la douce ambition des lettres. Le chef de la justice et des lois crut s’honorer ensuite en devenant le vôtre, et vous brillâtes enfin de toute votre gloire, quand vous fûtes honorés de la protection immédiate de ce Roi, qui sembloit créer, par un regard, ou des héros, ou des génies ; c’est sous son règne, et c’est presque toujours dans le sein de l’Académie, qu’on vit renaître l’éloquence, anéantie depuis tant de siècles.
Les tribunes, ouvertes aux orateurs de l’antiquité, sont fermées aux nôtres ; ceux-ci n’ont plus que des intérêts particuliers à défendre devant des Magistrats soumis aux lois, ou les vérités de la religion et de la morale à développer dans nos temples.
Que l’orateur du barreau s’abandonne à tous ses mouvemens, qu’il déploie toutes ses forces, dans les occasions rares, où de grandes injustices à combattre, d’anciens préjugés à déraciner, des intérêts publics à soutenir, l’état civil à défendre, appellent l’attention générale, inspirent tout le courage de la parole, et lui rendent presque tous les droits qu’elle eut dans les beaux momens de sa gloire ; mais qu’il n’oublie jamais que peu d’actions sont destinées à tant d’éclat. Dans les combats de chaque jour, la nature des sujets, les règles inviolables de la raison et du goût le resserrent entre des bornes qu’il ne doit pas essayer de franchir.
Alors, on n’attend plus de son éloquence qu’une discussion lumineuse et précise, des raisonnemens clairs et solides, une sensibilité, qui ne s’épanche qu’après que la raison est éclairée, et dans le style je ne sais quoi de sévère qui convienne à la loi, qui répande sur le discours moins de lustre que de dignité, qui assure à l’orateur plus d’autorité que d’applaudissemens, et à la cause plus d’attention qu’à l’orateur.
C’est pour lui que sont faits les plaisirs si doux de l’homme de bien ; la considération et l’estime, voilà ses vraies récompenses ; la louange n’est pas digne de lui plaire ; il doit savoir que ses travaux occuperont peu la renommée. Il n’a presque confié sa gloire qu’à des paroles fugitives, que rien ne rappellera peut-être à la mémoire des hommes, parce qu’elles n’étoient pas attachées aux grands intérêts du genre humain.
On sait à peine aujourd’hui, qu’au milieu du mauvais goût de son temps, le Maître montra quelquefois de l’imagination, du sentiment et de la force. La finesse ingénieuse d’Erard n’intéresse pas plus que ses causes. Si, parmi tant d’hommes distingués dans ce siècle, le nom de ce fameux Cochin réveille l’idée de l’éloquence, le public lit peu ses mémoires, qui ne nous rappellent que des intérêts anéantis : comment pourroit-on nous rendre les grands effets de ses répliques soudaines, dont les derniers témoins sont prêts à disparoître ?
La postérité admirera, dans les monumens qui lui seront conservés, l’imagination noble et belle de ce Magistrat éloquent, qui porte un nom cher à l’Académie, et qui se trouve également à sa place dans le sanctuaire des lettres et dans celui des lois, dont il est le premier organe. Mais il est un autre orateur dont les talens honorent le barreau ; sa mémoire parviendra aussi jusqu’à nos neveux, et ils seront privés de ces grâces nobles et faciles, de cette variété de mouvemens, de cette justesse inimitable d’action, dont il offre, depuis plus de trente ans, un modèle au public et à ses rivaux1.
Les orateurs de la religion courent une carrière plus facile peut-être, mais certainement plus vaste et plus féconde. Dieu, l’éternité, la nature de l’homme, toute la morale, tous les devoirs, les Rois et les peuples soumis aux mêmes renseignemens, l’indépendance dans le choix des sujets, la liberté du Ministre, l’autorité du ministère ; tout se rassemble en faveur du génie, dans l’éloquence de la chaire.
Que j’aime à me représenter le moment où des hommes éclairés et sensibles, rassemblés par la religion dans l’intérieur du temple, et préparés par la pompe d’une cérémonie lugubre, virent, pour la première fois Bossuet paroître au milieu d’eux, s’élever du néant de la terre dans la grandeur de Dieu, et en descendre armé des foudres de la parole ! Comme il ajoute à la langue des hommes tout ce qui lui manque, pour monter à la hauteur de ses conceptions ! Comme avec des mots anciens, il se fait une élocution nouvelle ! comme en les plaçant il les crée. Toujours sa simplicité étonne et sa familiarité est sublime. De la plénitude de son ame, il verse, il prodigue sur tous les sujets qu’il traite l’inépuisable variété du sentiment et de la pensée, sans atteindre jamais les bornes, ni de son génie, ni du langage : il ne fut pas donné à l’homme de déployer plus de force et d’éloquence.
Après le siècle de l’imagination, du goût, et des prodiges des Arts, le progrès des idées donne une autre forme aux opérations de l’esprit. Il pénètre plus avant dans l’intérieur des sujets ; la méditation déchire le voile qui couvroit des vérités importantes ; les secrets de la Nature, ceux de l’ordre moral et politique, se révèlent à l’analyse. On demande alors aux écrivains plus que de la justesse ; on veut de la profondeur : l’éloquence, sans changer de principes, s’occupe d’objets nouveaux, s’exerce sur des idées moins générales, et devient plus instructive ; la raison inexorable soumet l’imagination à ses ordres, et lui retranche de sa liberté, tout ce qui pourroit nuire à la force, à la précision, à la dignité de la pensée. Ainsi, les magistrats de Sparte, pour maintenir l’austérité des mœurs, coupèrent autrefois une des cordes de la lyre de Timothée.
Ce n’est guère qu’à cette époque de l’esprit humain, qu’on peut rencontrer des hommes dominés par l’enthousiasme, et capables d’en démêler les causes dans le calme de la réflexion. Ils jouissent tout-à-tour, en présence des objets, de toute l’émotion que le beau fait sentir, et seuls ensuite avec eux-mêmes, du bonheur attaché aux découvertes de l’esprit ; tantôt livrés aux attraits de la poésie, aux charmes de l’éloquence, aux brillans effets de l’harmonie ; tantôt occupés à se rendre compte des impressions qu’ils sont reçues, et à surprendre dans le fond de leur ame le secret de leurs plaisirs.
Ne reconnoissez-vous pas ici, Messieurs, plusieurs des caractères qui distinguoient l’Académicien à qui j’ai l’honneur de succéder, & n’est-il pas temps que je suspende le cours de mes idées, pour m’acquitter du tribut que je dois à sa mémoire ?
Né sous le beau ciel de nos provinces méridionales, M. l’Abbé Arnaud avoit reçu de la nature une imagination brillante, & l’heureux don d’une sensibilité vive, qui le passionnoit pour les Arts.
À la vue de leurs belles productions en tout genre, il éprouvoit le besoin de communiquer aux autres les transports qui l’agitoient, & rencontroit sans dessein ces termes énergiques, qui sont comme le butin de la pensée, & qui gravent profondément tout ce qu’ils expriment. Les Écrits & les Arts des beaux siècles de la Grèce faisoient sur lui les plus fortes impressions ; il adoroit de loin ces beautés majestueuses reculées dans la profondeur des temps : cela est antiques ; voilà le mot qu’il employoit souvent, pour mettre le dernier trait à ses éloges.
M. l’Abbé Arnaud ne vit se fixer à Paris qu’à l’âge de trente ans ; la Société s’empara bientôt d’un homme qui, par le caractère de son esprit, lui promettoit des plaisirs ; mais il sentit le besoin d’une occupation utile aux Lettres, & c’est alors qu’il embrassa le projet, déjà conçu avant lui, de présenter à la France les fruits de la Littérature étrangère. Nous lui devons, en ce genre, des richesses nouvelles, & sur-tout le commerce de ces Muses qui, transportées du Parnasse des Grecs sur les Alpes Helvétiques, furent pour nous comme de nouvelles Divinités, dont l’existence étoit presque inconnue.
L’Académie des Belles-Lettres sut alors qu’elle avoit un Savant de plus à honorer, & ce Savant, Messieurs, rempli de talens & de goût, vous l’avez depuis adopté.
Sa principale étude fut celle de l’Antiquité, d’Homère, célébré comme le plus philosophe des Poëtes ; de Platon, surnommé l’Homère des Philosophes ; de la belle Langue dont tous deux ont fait un si brillant usage, & que tous deux ont dotée des trésors de leur génie.
Il démêla avec sagacité les vraies sources de cette mélodie du discours, autrefois si nécessaire à l’oreille d’un peuple ingénieux & sensible ; il analysa les beautés de la Poésie, qui lui présentoit, avec un charme plus doux encore, la nombreuse élocution & les sons harmonieux dont il étoit épris. Tantôt il nous fait concevoir pourquoi les Italiens ont dû être les premiers à ressusciter l’Art des vers ; tantôt il juge le talent de Pétrarque, qu’il accuse, avec raison, de n’être trop souvent que métaphysicien en amour : mais il semble lui faire une sorte de réparation à l’instant même, en présentant l’esquisse d’une pièce charmante, où respirent les joies & les douleurs, les douces espérances & les craintes d’un cœur mélancolique & tendre, éloigné de l’objet qu’il aime, & incertain de sa destinée : il trace ailleurs le caractère de ce Poëme, libre comme l’imagination, hardi comme le génie, qui fut consacré aux Dieux, aux Héros, & à l’Amour. Son style s’anime alors ; il s’élève & vole à la suite de Chiabrera, le plus impétueux des Lyriques de l’Italie moderne ; la peinture qu’il en fait est aussi vivante que son modèle.
Quelquefois, dans ces compositions animées, M. l’Abbé Arnaud paroît vouloir secouer le joug des règles, & les renvoyer à la médiocrité ; mais, ce qui est digne de remarque, presque toujours il les respecte. Me trompé-je en jugeant que son oreille étoit le frein de son imagination ? Le tour nombreux de sa phrase arrêtoit l’essor de ses idées ; ce qu’il avoit dans l’esprit d’audace & d’impatience, restoit comme enchaîné dans la mesure de ses périodes, & le sentiment de l’harmonie qui gouvernoit son style, le soumettoit à des principes qu’il observoit sans les aimer.
Il y a des momens dans la vie, qui peut-être obtiendroient plus d’indulgence, si l’on connoissoit mieux les besoins de nos ames. L’oreille toujours frappée d’accens mélodieux, l’esprit occupé sans cesse des idées de rhythme, de prosodie, & de cadence, conçoit-on comment M. l’Abbé Arnaud auroit pu se réduire à discuter sans chaleur des grands effets de la Musique ?
Mais j’aime mieux le suivre, Messieurs, au milieu de vos assemblées, lorsqu’il vient y venger, sous les yeux du public, la gloire d’Homère, scandaleusement insultée, depuis cent ans, par l’ignorance & le mauvais goût. Comme il replace cette noble figure antique sur le trône de la Poésie ! comme l’inspiration est promise aux jeunes Écrivains, qui viendront adorer le génie du grand Homme !
Le style de M. l’Abbé Arnaud le proportionne toujours aux sujets qu’il traite. S’il transporte dans notre Langue quelques-unes des idées de M. Algaroti, sur le Poëte ami de Mécène, c’est avec légèreté, c’est avec grâce qu’il parcourt toutes les nuances de ce brillant caractère.
L’enthousiasme, & le respect des règles ; les agrémens unis à la raison ; la pente au plaisir, & le goût de la sagesse ; l’amour des jouissances actives, & le penchant au repos philosophique ; la douceur des mœurs, avec la probité ; une morale facile, & des principes austères, qualités en quelque sorte incompatibles, qui, sans se nuire l’une à l’autre, firent du même homme le Poëte sublime & l’Écrivain charmant, le Courtisan plein de grâces & le Censeur redoutable au mauvais goût, l’homme aimable & le philosophe : tel fut Horace, & c’est ainsi qu’il est peint dans le tableau dont je n’ai fait que rapprocher les traits.
M. l’Abbé Arnaud avoit dans l’ame une douce insouciance, qui l’éloignoit de tout sentiment de vanité. Plusieurs de ses Écrits n’ont point été publiés ; quelques pièces, qu’il a données pour des traductions, sont pleines de ses propres idées ; son nom, il ne pensoit pas à l’inscrire à la tête de ses Ouvrages ; ils sont confondus dans un recueil, parmi ceux d’un ami non moins désintéressé que lui sur la louange. Cette réunion a je ne sais quoi de touchant ; on aime à savoir que le cœur de M. l’Abbé Arnaud n’a point été privé des douceurs de l’amitié, si nécessaires à la vie humaine ; & toujours il a senti (j’en parle comme il en parloit lui-même), que dans cette société intime qui a duré vingt-cinq années, & dans laquelle l’esprit, la raison, & le goût veilloient sans cesse, à côté d’une imagination quelquefois trop ardente, c’étoit pour lui qu’il y avoit le plus à gagner.
Le zèle d’un autre ami, Orateur célèbre & homme sensible, avança le moment des grâces dont son état le rendoit susceptible ; il fut nommé à l’Abbaye de Grand-Champ, & j’ai désiré de savoir ce que pensoient de lui les Habitans des campagnes, où l’on ne connoît ni esprit ni talens, ni science ni gloire, mais où la bienfaisance, plus nécessaire, est aussi mieux sentie, &, peut-être, plus véritablement honorée.
Tandis que je rends ici l’hommage que je dois à ses talens, là, des bénédictions sont adressées à sa mémoire. Je ne raconterai qu’un seul fait. Un Curé lui demande le payement d’une portion congrue ; l’Abbé du Grand-Champ veut se défendre : le Curé vient, lui expose son indigence, & n’a pas de peine à l’émouvoir : M. l’Abbé Arnaud soulagera le Curé pendant sa vie ; il s’y engage & tient parole : mais il n’a point de loi à prescrire après sa mort ; que fera-t-il donc ? Il peut désirer de perdre sa cause, & il le désire ; il peut chercher des titres contre lui-même, & il en cherche ; il est assez heureux pour en trouver, il en arme son adversaire, &, à force de soins, il parvient à être condamné. Ce n’est pas tout encore, Messieurs, ce trait si attendrissant & si noble, c’est moi qui, le premier, le fais connaître au public, & même à ses amis.
Si le touchant intérêt que cette bienfaisance inspire, me permet de revenir encore sur le caractère du talent de M. l’Abbé Arnaud, je remarquerai que l’influence du siècle ne fut jamais aussi sensible. Dans toute autre époque, la vivacité de son esprit l’auroit rendu incapable des succès qu’il a obtenus dans le genre de l’analyse ; pour lui, toute sa vie, en parlant aux Artistes, il eut le langage des Poëtes ; en écrivant sur les Arts, il raisonna en Philosophe : & tel est aujourd’hui le précieux échange de services, entre l’imagination & la pensée.
Celle-ci, après avoir prêté au Génie des Arts les moyens de se connoître & de se juger lui-même, emprunte, à son tour, de l’Éloquence & de la Poésie les formes enchanteresses dont il est souvent si utiles d’embellir la raison. Les Lettres s’emparent de la Science, & y répandent leur éclat, sans rien diminuer de son exactitude ; la magie du style s’unit aux mystères de la Physique ; l’art de la parole pénètre dans les doctrines les plus arides ; mille grâces nouvelles sont nées de cette espèce de société : c’est de là que nous vient cette éloquence, qui éclate à chaque page dans la sublime Histoire de la Nature, qui a répandu ses charmes dans les Lettres sur l’Atlantide, & placé tant de beautés imprévues jusqu’au milieu des détails de la finance. Mélange heureux du plus beau des Arts, avec les connoissances profondes ; genre admirable, mais périlleux par ses succès même, & destiné peut-être à nous offrir peu de modèles & beaucoup de foibles imitateurs.
Gardons-nous de refuser les présens que nous fait le Génie, & ne perdons pas, dans les chagrins d’une critique inutile, les jouissances qu’il nous apporte. L’esprit humain marche toujours en avant ; jamais il n’ su revenir sur ses pas ; il ne renoncera point aux plaisirs nouveaux dont il a fait la découverte, & c’est en vain qu’on voudroit suspendre ce mouvement général, qui, des Sciences & des Lettres, s’est étendu jusques sur la morale qui gouverne les sociétés.
Que le goût, Souverain des Arts, veille donc sur leurs productions ; qu’en avertissant des dangers, en marquant les défaus, il rende toujours hommage aux vraies beautés. Dans un ordre de choses plus importantes au bonheur des hommes, que la raison publique, seul foyer des lumières, honore les idées utiles, qu’elle les épure & les sépare des projets nuisibles & des vues indiscrètes : mais si quelques esprits, prévenus contre toute pensée nouvelle, vouloient, depuis trente ans, n’apercevoir que des erreurs, où l’on annonce des vérités ; s’ils ne prévoyoient que des abus, toutes les fois qu’on nous fait espérer des réformes, si, dans chaque préjugé qui s’affoiblit, ils regrettoient toujours une institution avantageuse, j’éviterois encore de les affliger par la contradiction, j’essayerois de les consoler au lieu de les combattre ; & ne pourrois-je pas leur dire : les haines nationales s’éteignent insensiblement de jour en jour ; on croira bientôt que la prospérité d’un peuple n’est pas le malheur des Nations voisines ; la fureur de la guerre n’est plus un héroïsme, l’administration un mystère, la politique une énigme : honorée dans l’opinion, l’Agriculture étend ses conquêtes ; tout persuade que la population s’est accrue ; l’indigence, séparée du crime & exempte du soupçon, n’a plus du moins à rougir de sa captivité ; l’infirmité du pauvre commence à être accueillie dans des asiles plus salutaires ; & obtient des soins plus dignes de l’humanité ; les fêtes de la Nation sont consacrées par la bienfaisance, & l’allégresse publique devient le signal des consolations pour les malheureux : à côté de la sagesse d’un Monarque qui protège les mœurs & qui veille au bonheur général, l’aimable sensibilité, dans son auguste Compagne, accueille & soulage les infortunes particulières : la servitude féodale est abolie dans les Domaines de la Couronne ; l’innocent n’a plus de tortures à craindre ; le Palais des Rois s’ouvre aux images des grands Hommes ; des monumens vont s’élever à la gloire des Sciences ; l’indépendance des mers est assurée & reconnue ; l’enthousiasme de l’honneur & la haine de l’oppression ont porté nos jeunes Héros dans un autre hémisphère ; l’édifice de la liberté est affermi par le bras de nos Guerriers, sur une terre immense, qui va offrir à l’Histoire les mœurs des Nations nouvelles, unies aux connoissances des peuples anciens. C’est là une partie des bienfaits qui, dans ce siècle, ont été répandus sur l’humanité ; la reconnoissance les a gravés dans tous les cœurs ; & combien leurs images deviennent plus belles & plus touchantes, en se rangeant autour du Trône d’un Roi qui n’a que trente ans !
Note 1 : M. Gerbier.