Messieurs,
Au moment où je terminais ma mission politique dans l’Assemblée nationale, je ne pus me dissimuler qu’il était impossible alors de servir la chose publique. Je compris avec douleur que je m’exposerais sans fruit comme sans gloire à des dangers inutiles, si je luttais plus longtemps contre une opposition malheureusement insurmontable. Je plaignis donc amèrement les Français qui, entourés de décombres et placés sur un terrain miné de toute part, se flattaient d’avoir encore une religion, une monarchie, et même une constitution ; car on croyait avoir tout fait, parce qu’on avait tout détruit. Un déluge de maux était prêt à fondre sur la France, et c’eût été bien vainement que la sagesse et la prévoyance humaines auraient tenté d’élever des digues pour l’en garantir désormais. Je n’avais plus de poste à remplir. Rome, sous la domination de laquelle j’étais né, m’offrait une seconde patrie. Déjà l’orage grondait sur la tête de son souverain qui m’appelait, me réclamait, et dont il était de mon devoir d’aller partager les périls. L’immortel Pie VI m’y prodigua aussitôt toutes les dignités de mon état : objets d’ambition, d’autant moins désirables, qu’elles n’attiraient sur nous que la prévention et la haine ; qu’au lieu de promettre un refuge elles dévouaient à la proscription, mais qu’il eût été lâche de refuser à une époque où elles ne pouvaient tenter que la fidélité, le zèle et le courage.
On dut pourtant me croire heureux, Messieurs, quand cette nouvelle carrière s’ouvrit devant moi en Italie ; et, en effet, si quelque chose eût pu me consoler d’une élévation occasionnée par les désastres de ma patrie, c’aurait été sans doute ce témoignage de l’estime et de la bienveillance d’un tel bienfaiteur, dont l’éminente piété, les rares talents, la haute sagesse, la vieillesse auguste, et ce beau caractère de religion imprimé sur toute sa personne avec une majesté si imposante et si sainte, recevaient encore un nouvel éclat de la consécration du malheur.
Mais, hélas ! de quel bonheur m’était-il donné de jouir, en voyant ce vieillard vénérable, l’un des plus grands pontifes de nos siècles modernes, auquel je devais moi-même tant de dévouement et de reconnaissance, toujours immobile dans ses principes sous le poids de l’adversité, offrir vainement à l’Europe étonnée qui ne découvrait encore dans nos dissensions que les dangers de la France, le spectacle touchant et sublime d’une vertu dont rien ne pouvait ni ébranler la constance ni altérer la douceur ? Quelle amertume, quelle douleur n’ai-je pas dû éprouver, Messieurs, quand les restes d’une vie si pure et si tourmentée ont été livrés sous mes yeux à toutes les vicissitudes d’une destinée si déplorable, sans autre consolation que les hommages et les regrets du peuple français, qui accourait de loin pour se prosterner sur le passage d’un captif, en implorant ses bénédictions ? Proscrit moi-même avec lui, je ne pus l’accompagner durant sa captivité, dans ce temps de deuil et de larmes, où chaque jour m’apportait des nouvelles plus déchirantes, et où j’étais déjà si malheureux des calamités de mon pays que je désespérais de revoir jamais.
Ce souvenir des tempêtes, qui n’est pas aujourd’hui pour moi sans douceur au milieu du port, vous dit assez, Messieurs, de quelle surprise, de quelle joie, de quel ravissement j’ai été saisi, lorsque après de si longues et sanglantes agitations, j’ai vu cette même nation française revenir à ses anciennes maximes, reprendre les sentiments religieux, l’habitude de la subordination, les doctrines éprouvées, le culte des lois, les mœurs douces de ses pères, reconnaître les principes que nous avions professés dans l’Assemblée nationale, et consacrer solennellement cette belle et salutaire unité du pouvoir dont nous avions été si constamment les défenseurs.
Alors Messieurs, je me suis retrouvé fier d’être Français : j’en ai ambitionné le titre. Désenchanté de toute illusion, ennemi de tout déguisement, je n’ai pu me défendre, après quinze ans d’épreuves, de me réunir à mes concitoyens las du désordre et fatigués d’une tyrannique liberté. J’ai pu, et aussitôt j’ai cru devoir me rallier loyalement, avec l’intégrité de mes principes, à un gouvernement réparateur, solidement affermi, nécessaire à la France, reconnu des puissances de l’Europe, et qui, selon l’observation profonde et lumineuse de M. Fontanes, n’a détrôné parmi nous que l’anarchie. J’ai senti le besoin de revoir quelques anciens amis échappés, par une providence spéciale, au plus destructeur de tous les fléaux. J’ai voulu, après tant d’angoisses, applaudir aussi avec eux au triomphe si tardif et si désirable des saines opinions politiques, participer aux magnifiques destinées de l’empire français, assister au rétablissement des antiques institutions qui avaient fait son bonheur et sa gloire, bénir aux pieds de son trône l’incomparable auteur de tant de merveilles, célébrer son autorité comme un immense bienfait public, m’associer aux vœux que forment autour de lui pour sa conservation si essentielle au salut de tous, la nation entière, mais plus ardemment sans doute les proscrits qui ayant conservé comme moi dans l’exil un cœur toujours français, ne peuvent méconnaître que sans lui il n’y avait plus pour nous de patrie ; enfin, j’ai désiré de pouvoir embellir mes dernières années devenues plus tranquilles, de toute la félicité que garantissent à la France les avantages du présent et les espérances de l’avenir.
Vous venez, Messieurs, d’ajouter un charme de plus à cette jouissance, lorsqu’en m’agrégeant à notre Académie française déjà rétablie sous une autre forme, vous avez bien voulu confirmer librement son premier choix en ma faveur. Tout devient ainsi plus flatteur pour moi, comme tout est nouveau dans la seconde adoption dont vous m’honorez aujourd’hui, et dont vous intervertissez noblement l’ordre commun, en la faisant remonter à l’un de vos devanciers. La grâce que je reçois est environnée de circonstances tellement individuelles, que cet exemple commence et finit à moi. En me réunissant au corps littéraire le plus illustre de l’Europe, j’y parais maintenant à la suite de mon dernier prédécesseur, dont j’étais autrefois l’ancien sur votre liste. Je suis le premier dans ce moment, je serai le seul qu’on ait jamais vu ici à côté de son successeur, qui est l’un de vous, Messieurs, sans que je puisse le connaître jamais ; et le jour où je recouvre mon rang dans l’Académie, que Louis XIV comptait si justement parmi les plus beaux titres de gloire de la France, formera dans vos annales une époque unique, où le même orateur aura prononcé, dans la même société différemment organisée, deux discours de réception solennelle, à vingt-trois années de distance l’un de l’autre.
J’ai dû m’empresser d’autant plus, Messieurs, de relever une particularité si remarquable, que votre élection m’a ramené parmi vous au moment où la bonté de l’empereur venait de me rattacher à la France, en me plaçant auprès d’un jeune prince qui se montre en toute occasion, par sa magnanimité, ses talents, son activité, ses exploits, sa sagesse et son humanité, le digne frère du premier des monarques et des guerriers. Heureux et imposant accord de tant de hautes destinées, qui, en appelant au rang suprême la dynastie de ce héros législateur, n’ont mis dans la disposition de sa puissance les trônes et les peuples les plus propres à l’affermir, qu’après l’avoir environné d’avance lui-même d’une famille auguste et nombreuse, dont tous les membres se trouvent, par une singularité sans exemple, dans la plus parfaite harmonie avec l’étonnante élévation de sa fortune et les progrès toujours croissants de sa gloire !
Mais si les circonstances de ma réélection me placent à vos yeux dans un point de vue absolument nouveau pour vous, cet Institut que je n’avais pas encore vu rassemblé, m’offre aussi à moi-même un spectacle qui ne l’est pas moins ; et mes regards en sont d’autant plus vivement frappés, que cet appareil augmente en même temps et mon admiration et votre gloire. Au moment où je me joins à cette fédération littéraire, qui, en rapprochant tous ses membres, a tiré tant d’éclat de leur réunion, j’éprouve la surprise et la joie d’un soldat éloigné longtemps de sa patrie, après l’avoir fidèlement défendue, et qui, en la revoyant à la suite d’un bouleversement général, y retrouve avec transport les monuments les plus chers à ses affections, recomposés de leurs propres débris et environnés d’une splendeur nouvelle.
A peine en effet, Messieurs, ai-je touché le seuil de ce temple, que son horizon s’est agrandi sensiblement à ma vue. En obtenant une nouvelle création, ou plutôt en recouvrant l’antique héritage de son immortalité, l’Académie française, qui avait partagé avec tous nos établissements publics le danger de l’isolement durant les orages politiques, s’est heureusement ralliée aux trois florissantes colonies sorties de son sein, et qui formaient autour d’elle sa superbe postérité. S’il m’était encore permis de parler un moment devant vous, Messieurs, la langue de nos premières études, je dirais que nous pouvons réaliser dans l’enceinte qui vous rassemble les plus brillantes fictions de la mythologie, en plaçant sur le sommet de cet édifice, ainsi qu’autrefois sur le temple de Delphes, ou sur la cime de l’Hélicon, au milieu de la famille entière des Muses, au milieu de tous les symboles sacrés des sciences et du goût, ce même Apollon, ce même dieu de l’éloquence et de la poésie, couronné de lauriers et de rayons, animant de son inspiration toute la sphère du génie, et contemplant avec orgueil tous les domaines de sa gloire ; qui chante sur sa lyre d’or la structure et les mouvements des cieux, et préside ici comme sur les bords de l’Hippocrène ou du Permesse à tous les talents, à toutes les inventions, à toutes les découvertes, à toutes les études de l’antiquité ou de la nature, à toutes les compositions et à tous les beaux-arts qui honorent l’esprit humain.
Un si magnifique spectacle, Messieurs, enrichit de nouveaux trésors l’instruction et le bonheur que votre société me promet. Ma reconnaissance et mes regrets m’en ont souvent rappelé les avantages et le charme dans ma solitude. Je me plaisais à m’y environner des plus doux souvenirs de ma vie, en me retraçant les heureux jours où je pouvais partager vos travaux ; où l’Académie française se voyait recherchée par les premiers personnages de l’État, qui venaient, selon les nobles expressions du maréchal de Beauveau, briguer ici l’honneur d’être les égaux des gens de lettres ; où vos suffrages excitaient bien plus vivement encore l’ambition de tous nos écrivains, qui, par des communications fréquentes, s’éclairaient, s’inspiraient, s’enflammaient mutuellement de cet amour fécond de la gloire, devant lequel disparaissait tout autre intérêt que celui des lettres ; où vos concours, vos prix vos élections et toutes vos assemblées publiques fomentaient l’émulation, décelaient et encourageaient les talents, attiraient une foule immense, et devenaient les fêtes les plus solennelles de notre littérature ; où vos séances particulières conservaient, avec les principes du goût et la pureté de la langue, la tradition, l’urbanité, les longs et classiques souvenirs du grand siècle dont j’ai fréquenté parmi vous les derniers contemporains ; où l’on puisait à sa source cette perfection de style dont toutes les règles ne sont pas écrites, et ne peuvent s’apprendre que dans l’intimité des grands écrivains ; où chacun s’appropriait dans ce conseil de famille, avec la délicatesse des hommes les plus éclairés de la cour, les lumières et l’expérience de tous ses collègues qui s’y montraient quelquefois supérieurs à leurs propres ouvrages ; enfin, où cette réunion de l’élite des gens du monde et des gens de lettres fournissait des entretiens d’une grâce et d’une profondeur dont n’approcha jamais aucune conversation des premières sociétés de cette capitale.
Ce témoignage que je rends avec tant de joie au commerce intime de mes anciens collègues ne me dispense pas du tribut particulier que je dois aujourd’hui à celui d’entre eux dont je viens occuper la place, et dont le nom suivait autrefois immédiatement le mien sur votre liste. J’avais moi- même concouru à l’élection de M. Target. Les motifs qui la déterminèrent sont encore très-présents à mon esprit. J’aime d’autant plus à lui en faire hommage aujourd’hui, que cette circonstance de sa vie lie son nom à un point intéressant de votre histoire qu’on n’a pas encore éclairci et dont la tradition peu connue mérite d’être conservée dans vos annales.
La voix publique reprochait depuis longtemps à l’Académie française d’avoir négligé dans ses appels plusieurs réputations dignes de ses regrets, et de ne s’être pas montrée assez juste envers trois classes d’écrivains qu’elle a rarement comptés parmi ses membres, les instituteurs publics, les poëtes comiques et les avocats. Une censure plus réfléchie aurait reconnu que les deux premières de ces castes littéraires avaient été écartées de vos élections par des obstacles étrangers à cette compagnie, et que les orateurs du palais s’en étaient exclus volontairement eux-mêmes.
Mais il n’en est pas moins vrai que cette exhérédation apparente de vos honneurs académiques a répandu dans les pays étrangers de fortes préventions contre les talents de notre barreau. On en conclut encore que cette carrière a été parmi nous la plus stérile en écrivains célèbres, puisqu’il n’est resté et qu’on ne relit plus aucun ouvrage de ce genre. On y suppose que les orateurs qui la parcourent ne sont pas encore entièrement guéris de ce mauvais goût dont Racine fit une justice si éclatante sur le théâtre. On relève avec une juste sévérité, qu’il n’existe dans notre langue aucun plaidoyer qu’on puisse comparer aux écrits polémiques de Bossuet contre Fénelon, chefs-d’œuvre immortels de notre dialectique oratoire. On ajoute enfin, à l’appui de tant de présomptions défavorables, que depuis Pélisson qui se montra si mémorablement supérieur à tous les avocats de son temps dans la défense du surintendant Fouquet, toutes les fois que les gens de lettres ont voulu descendre dans cette arène, ils y ont conservé jusqu’à nos jours la même prééminence et remporté les mêmes triomphes .
Le zèle dont tout Français doit être animé pour la gloire de son pays en tout genre, et qu’on sent redoubler d’ardeur dans les régions étrangères, m’y a souvent suggéré l’apologie de notre barreau, lorsque j’ai trouvé l’occasion de le venger de ces reproches, quoique je ne pusse me dissimuler à moi-même qu’ils n’étaient pas tous sans fondement. J’opposais donc à ses détracteurs, que si nos avocats ne sont pas au niveau de notre gloire littéraire, en défendant des causes communément dépourvues d’intérêt, cette infériorité doit surtout être imputée au malheur de n’être presque jamais surveillés par un auditoire habile et prompt à signaler le suffrage ou la censure du goût. Trop surchargés de causes par leur célébrité pour écrire avec soin leurs mémoires, ils réservent leur éloquence aux répliques plus décisives qu’ils improvisent quelquefois avec beaucoup d’effet. Les barreaux étrangers ne voient aucun exemple et n’ont aucune idée de ces inspirations soudaines qui fondent les premières réputations dans nos tribunaux. On ne connaît pas d’ailleurs, hors des limites de la France, les parquets et les barreaux de nos provinces, où l’éloquence s’est singulièrement illustrée depuis un demi-siècle, à Rouen, à Rennes, à Bordeaux, à Grenoble, à Toulouse, et surtout à Aix ; à Aix, dis-je, où un orateur célèbre que je vois assis parmi vous, Messieurs, et que ses talents ont élevé au ministère, obtint un triomphe mémorable sur le comte de Mirabeau, plaidant alors avec le plus grand intérêt pour soutenir un procès important qu’il ne pouvait jamais perdre, et qu’il ne perdit en effet qu’en fournissant à sa partie adverse des armes invincibles contre lui-même ; de sorte que M. Portalis eut ainsi la double gloire de vaincre Mirabeau dans sa propre cause, et dans l’une de ces occasions si rares, où il paraissait défendre les droits de la justice et de la raison .
C’était ainsi, Messieurs, que je défendais en Allemagne et en Italie la célébrité de notre éloquence judiciaire. Mais il m’est beaucoup plus facile ici de justifier l’Académie que le barreau, dont on se plaint que vous n’avez pas assez encouragé les succès. En effet, toujours jalouse de répandre le goût et d’exciter l’émulation dans tous les domaines des lettres, cette compagnie avait compté plusieurs avocats parmi ses membres dans le premier âge de son établissement. Grâce à cette adoption, le nom de Patru n’est pas encore oublié dans la littérature française. Ses plaidoyers ne sont pas lisibles, je l’avoue, mais on les distingue encore dans vos annales, parmi vos anciens collègues qui devinèrent le génie de notre langue à une époque où ce mérite était d’autant plus apprécié qu’elle se fixait alors ; et Patru l’avait étudiée, non-seulement en grammairien qui en analyse la métaphysique et les règles, mais en orateur qui en connaît l’élégance et l’harmonie. Son plus beau titre de gloire sera toujours d’avoir été l’ami, l’admirateur, et souvent même le conseil des chefs de notre littérature, qui associèrent son nom à leur renommée, en déférant fréquemment à ses critiques officieuses. Mais heureusement pour la gloire de notre Parnasse et de notre nation, ce censeur confidentiel fit d’inutiles efforts pour détourner la Fontaine d’écrire des fables et Boileau de composer son Art poétique, parce qu’il ne croyait pas que notre langue pût prendre un pareil essor. Nos deux grands poëtes l’écoutaient comme un juge compétent sur le mécanisme du style ; mais ils savaient, et ils sentaient encore mieux, que dans toutes ses compositions originales le génie ne doit jamais consulter que lui-même, parce qu’il a seul la conscience de ses moyens et le secret de sa puissance.
Je ne craindrai donc pas de le dire, Messieurs, après m’être montré si juste envers celui des orateurs estimés de notre barreau qu’on vit le premier favorisé de votre adoption, et dont votre seule histoire a préservé le nom d’un éternel oubli : le seul tort de l’Académie française envers l’ordre des avocats durant le dix-septième siècle fut d’avoir inscrit sur sa liste, avec trop d’indulgence les noms obscurs de Ballesdens, de Colletet, de Leclerc, de Givry, et peut-être aussi de Barbier d’Aucour. Aucune grande réputation ne mérita vos suffrages dans cette carrière, jusqu’au temps où le talent et le goût y furent introduits par le célèbre Cochin, que secondèrent puissamment les avocats généraux Talon et d’Aguesseau. A cette école respectable se formèrent le Normand, Aubry, Laverdy, Reverseau, que l’esprit de corps sépara des gens de lettres. C’est l’époque la plus brillante du barreau français. L’admiration publique y remonte encore, quand elle veut célébrer des avocats désintéressés, concentrés dans leurs fonctions, savants avec goût et même quelquefois avec éloquence, étrangers à l’ambition comme à l’intrigue, amis du gouvernement, de la subordination et des lois, et d’autant plus dignes de la considération publique, que leur dévouement à la justice n’avait point de plus solide garant que leur indépendance, comme la délicatesse de cet ordre n’avait besoin d’aucune autre discipline que les règles de l’honneur.
Ce fut, Messieurs au temps où le barreau s’illustrait ainsi par des orateurs dignes de votre gloire, que le corps des avocats ne voulut plus y participer. La cause et l’époque de ce divorce littéraire sont connues. La place de Claude Perrault, le détracteur des anciens, étant vacante au commencement du dernier siècle, ce même traducteur Tourreil qui avait voulu donner de l’esprit à Démosthène, mais qui en trouvait sans doute un peu trop à l’abbé de Chaulieu, résolut de se venger de ses épigrammes en lui enlevant vos suffrages prêts à vous le donner pour collègue. Dans la vue de l’écarter plus sûrement, Tourreil attendit le moment même de l’élection pour annoncer à l’Académie, dont il était alors directeur, que le premier président de Lamoignon serait flatté de son choix. Au seul nom de l’Ariste du Lutrin ou plutôt du Parnasse français, toutes les voix se réunirent en faveur du noble ami des gens de lettres, qui le révéraient comme leur oracle dans sa retraite de Bâville. Mais ce magistrat, dont on avait surpris le consentement, eut la délicatesse de ne vouloir pas servir d’instrument à une intrigue, et son désaveu en rejeta toute la honte sur son auteur .
Affectée d’un pareil refus, l’Académie statua que les visites de sollicitation étant d’usage sans être encore de devoir, il fallait les exiger pour les ennoblir, et qu’elle regarderait désormais comme seuls éligibles les candidats qui demanderaient publiquement leur adoption. Louis XIV, toujours soigneux de la gloire des lettres, qui le lui ont bien rendu, approuva le règlement ; et, pour couvrir la trace de ce dégoût par l’éclat d’un grand nom, il engagea le prince Armand de Rohan, évêque de Strasbourg, à donner le premier exemple de déférence qui allait décider de l’exécution du nouveau statut, et peut-être même de la considération de cette compagnie. Vos prédécesseurs reçurent le vœu du cardinal de Rohan comme une faveur ; et la place vacante lui fut déférée avec tout l’empressement d’une famille illustre et nombreuse qui, après la rupture d’une alliance désirable et déjà conclue, s’en voit aussitôt dédommagée par une autre encore plus honorable.
Un pareil exemple fixa l’opinion publique. Dès lors les classes les plus élevées de l’État se soumirent sans répugnance à ce règlement, qui garantissait et rehaussait la dignité des lettres. Une seule association refusa de s’y conformer : ce fut l’ordre des avocats, dominé par ses anciens bâtonniers, on entraîné par le tourbillon du palais. La médiocrité, assurée partout de la majorité, est trop bien éclairée par les calculs de l’intérêt ou par l’instinct de l’envie pour ne pas interdire volontiers aux talents supérieurs tous les honneurs qu’elle ne peut jamais partager. Ce corps se prévalut donc, on ne sait pourquoi, du refus du premier président, et se hâta de défendre à ses membres l’assujettissement aux visites académiques. Telle fut l’origine de cette inhibition sur parole, qui obtint tacitement l’autorité d’une loi de discipline, sanctionnée successivement par l’opinion toujours présumée, et jamais prononcée, des comices du palais. Étrange effet, Messieurs, du despotisme, c’est-à-dire de la démocratie domestique des corporations nombreuses ! On n’écrivit aucune délibération, on ne requit aucun arrêt confirmatif, on n’infligea même aucune peine comminatoire, à l’appui de cette convention clandestine, dont les talents du barreau gémirent longtemps en secret, et qu’ils n’osèrent cependant jamais combattre en public, parce qu’on ne pouvait ni la saisir, ni même la bien constater dans ce nuage d’une tradition orale où elle était cachée. Mais cette incertitude, cette impénétrable obscurité de je ne sais quel danger vague, indéfini, arbitraire, que l’imagination exagérait encore, répandirent un tel effroi de radiation du tableau que pendant près d’un siècle aucun avocat ne vint plus se présenter aux portes de ce sanctuaire. Le dernier d’entre eux qu’on y vit siéger fut le traducteur de Pline, Sacy, littérateur estimable sans doute, mais qui se fait remarquer spécialement sur votre liste par le dangereux honneur d’y précéder immédiatement le grand nom de Montesquieu.
Cette obstination des avocats durant tout le dernier siècle est d’autant plus étrange, que dans le même intervalle l’Académie française vit rechercher ses élections par trois premiers présidents du parlement de Paris, Novion, de Mesmes, Portail ; par le président Hénault, et par le célèbre avocat général Séguier, qui vint enrichir votre égalité académique d’un nom inscrit parmi vos protecteurs entre le cardinal de Richelieu et Louis XIV.
Tels avaient été vos rapports, Messieurs, avec les orateurs du palais, lorsque M. Target vint solliciter vos suffrages et vous porter le vœu de son ordre, de se rallier au premier corps de notre littérature. Je ne saurais dissimuler ici que l’opinion publique et la nôtre le plaçaient à la suite, et même à une grande distance de l’avocat Gerbier, dont les étrangers ont admiré comme nous le talent oratoire dans ses plaidoiries, et plus éminemment encore dans ses répliques, ou, durant trente années d’épreuves et de succès, il s’est montré tellement supérieur à tous ses collègues, qu’à cette époque de sa célébrité il était véritablement l’aigle du barreau. La nature l’avait doué d’une dialectique ferme et lumineuse, de l’art de répandre un grand intérêt dans les discussions juridiques, d’une rare présence d’esprit au milieu des mouvements de l’âme et des élans de l’imagination, enfin d’une action pleine de grâce et de dignité, et de tous les dons heureux qu’exige Cicéron, en se peignant lui-même à son insu, pour former l’orateur.
Dès que vous vîtes, Messieurs, le barreau se rapprocher ainsi de vous, votre premier vœu se porta donc vers ce même Gerbier que vous n’avez jamais pu vous donner pour collègue : si toutefois vous ne l’adoptez pas après sa mort d’une manière encore plus glorieuse, en approuvant la justice que je lui rends devant vous, sur le tombeau de son compétiteur qui ne réunit vos suffrages qu’en partageant vos regrets. Je ne dis pas encore assez : il en fit sa plus puissante recommandation auprès de vous durant le cours de ses visites, et il les consacra plus noblement encore par un éloge public dans son discours de réception. Mais les circonstances politiques avaient écarté de Gerbier la faveur de son ordre pour en investir alors M. Target, et les avocats ne consentaient à lever d’abord que pour ce dernier la barrière qui les séparait de l’Académie
M. Target réunissait heureusement des titres estimables que vous sûtes apprécier. On le comptait parmi nos avocats du premier ordre ; et l’opinion des jurisconsultes lui attribuait une étude peu commune de nos lois, de nos coutumes et de notre jurisprudence. On vantait encore en lui une logique exacte, une élocution abondante, une mémoire heureuse, une discussion facile qu’il manifestait dans ses conférences avec ses collègues, dans ses plaidoyers toujours écrits d’avance, et qu’on eut occasion de remarquer surtout dans une réplique très-courte qu’il eut le bonheur d’improviser avec succès à la Tournelle. Il saisissait aussi avec assez de sûreté et de promptitude le point de la difficulté et de la décision dans les affaires ; et cette sagacité, qui est le tact du jurisconsulte, l’a placé dans un rang distingué parmi les juges de la cour de cassation. Je me plais, Messieurs, à environner ainsi devant vous sa mémoire de tous les souvenirs qui la rendent plus recommandable. Je dois ajouter qu’au moment où il vint s’asseoir dans cette Académie, il jouissait d’une telle réputation de désintéressement et d’intégrité, que M. de Nivernois put lui rendre publiquement le témoignage, d’avoir fait de son nom seul, au palais, un préjugé de la justice des causes qu’on lui voyait défendre. Enfin, il s’était attiré au plus haut degré, à l’époque de l’exil du parlement, la faveur de son tribunal et de son ordre, par ce même silence qui depuis… Mais alors il ne lui mérita que des éloges, dans une nation qui juge surtout les hommes publics par le double courage de leur caractère et de leurs principes.
Tels furent les motifs qui réunirent vos suffrages en faveur de M. Target. Vous crûtes, Messieurs, en l’honorant de votre élection, adopter et reconquérir l’ordre entier des avocats ; et, en effet, lorsqu’il parut pour la première fois dans vos rangs, il s’y présenta entouré d’une multitude de ses confrères, dont le nombreux cortège embellit son installation. Je m’arrête avec sa renommée à ce jour de gloire, qui fut le plus beau de sa vie : sa carrière littéraire finit pour nous au moment où sa carrière politique commence.
Cette perte récente qui me rouvre les portes de l’Académie avait été précédée par la disparition presque entière de mes premiers collègues. Hélas ! tous les genres de mort, que je n’ose nommer, se sont réunis pour causer parmi vous ce vide immense. Ils sont descendus dans la tombe sans savoir si cette compagnie leur survivrait à eux-mêmes et s’ils recueilleraient jamais les regrets de leurs successeurs. Mais à peine a-t-elle recouvré son existence, que vous avez recherché avec une pieuse sollicitude les titres de gloire de tous ses anciens membres, dont les ombres erraient sans tombeau autour de ce sanctuaire. Vous avez voulu les y faire revivre en quelque sorte avec vous, pour recevoir le tribut d’éloges que vos règlements avaient légué à leur mémoire. L’éloquence et l’amitié ont déjà rendu ces derniers honneurs à la renommée de Marmontel, de Séguier, du maréchal de Beauvau de l’abbé Barthélémy ; et le même hommage va bientôt consacrer le nom chéri de Malesherbes.
Malesherbes ! toi que ta vie et ta mort recommandent également à l’éloquence ! ô toi, qu’il m’eût été si doux de célébrer au milieu de cette assemblée où tu n’as que des amis, si les intérêts de ta gloire n’avaient été confiés d’avance à un autre panégyriste qui saura bien mieux la proclamer ! Le jour où l’Académie va offrir à ta mémoire ce tribut solennel d’admiration et de regret sera d’autant plus remarquable, qu’elle donnera pour la première fois à la nation française le consolant exemple de décerner un éloge public à l’un des martyrs, et des plus illustres martyrs de notre révolution : Eh ! qui mérite plus que toi d’ouvrir cette noble carrière ? Quel sujet fut jamais plus abondant en mouvements pathétiques, plus fécond en pensées profondes, plus riche en immortels souvenirs, et promit plus de larmes et de sanglots à son orateur ! Sur quelle tête enfin plus chère et plus vénérable la France pourrait-elle placer aujourd’hui ce dépôt sacré de respect, d’amour, de douleur, et de tous les hommages pieux dus à tant de victimes, que lui ont coûté en grandeurs, en talents et en vertus nos fatales discordes !
En effet, c’est bien dans cette enceinte qu’il nous convient, Messieurs, de payer ainsi la dette de la patrie, et de perpétuer par une si touchante institution le souvenir des grands écrivains dont nous occupons ici les places ; institution de jouissance pour tous les amis, pour tous les admirateurs de ces hommes célèbres, dont les mânes évoqués devant le même tribunal qui couronna leurs talents, viennent, en entrant dans la postérité, entendre d’avance au milieu de vous ses oracles, et faire aux lettres leurs derniers adieux ; institution de triomphe pour l’Académie, qui s’enorgueillit d’autant plus dans ces solennités funèbres de la renommée de tous ses enfants d’adoption, que souvent par un noble échange la gloire inspire ici le génie, et le génie y préconise la gloire ; institution de justice envers ces auteurs illustres qu’on peut louer sans crainte en présence de l’envie aisément soulagée du poids d’un éloge à la vue d’un tombeau ; institution enfin si honorable pour les gens de lettres qui se récompensent ainsi tour à tour et en famille, de la manière la plus digne d’eux par les suffrages d’un goût éclairé et par les tributs d’une fraternité littéraire.
Un exemple si respectable, auquel j’ai tant applaudi du fond de ma retraite, m’impose une dette sacrée que je veux acquitter, au moment même où je jouis du bonheur de me retrouver au milieu de vous. Je m’interdirai toute espèce de choix. Eh ! qui pourrais-je préférer, entre tant de collègues dont j’admire les écrits et dont je chéris la mémoire ? Le premier académicien qui mourut au commencement de 1789, sans avoir de successeur, fut M. l’abbé de Radonvilliers. C’est donc de cet homme digne de votre estime et de vos regrets que je dois et que je viens vous entretenir. Heureux si la justice tardive que je vais lui rendre m’obtenait l’honneur, si désirable pour un panégyriste, de produire au grand jour une nouvelle réputation, et de l’établir sur des titres durables.
Né dans cette capitale, au commencement de 1709, Claude-François Lysarde de Radonvilliers entra dès sa sixième année au collège de Louis-le-Grand, où les jésuites comptaient alors plusieurs princes du sang parmi leurs élèves. Ses études y furent aussitôt marquées par ces premiers succès qui, en donnant au talent naissant le sentiment de sa force, lui présagent les jouissances de la gloire dès qu’ils lui en inspirent le besoin. Le célèbre père Porée, plus recommandable encore par ses leçons que par ses titres littéraires, et qui surveillait de loin, avec une sollicitude paternelle, les disciples sur les progrès desquels il fondait l’espoir de perpétuer la renommée de son école, fut tellement frappé de l’esprit et de l’ardeur du jeune Radonvilliers, qu’il voulut être, à l’insu de ses parents, depuis sa huitième année, le directeur officieux de ses travaux. L’extrême facilité de cet enfant lui laissait d’assez longs loisirs pour que l’habile instituteur l’initiât dès lors aux règles de la poésie latine, genre que son élève cultiva toujours avec le plus rare succès. Le père Porée regardait cette méthode comme la plus propre à réveiller la sagacité et à développer les ressources de l’esprit, en l’obligeant de penser à chaque mot, pour allier au mètre et au rhythme de la versification la justesse, l’élégance, la précision, le mouvement, la couleur et l’harmonie du style.
L’abbé de Radonvilliers, qui ne prononçait jamais le nom de mon Père Porée, disait-il encore dans sa vieillesse, qu’avec le plus doux accent de la piété filiale, conservait un souvenir spécialement reconnaissant des premiers services dont il fut redevable à son instituteur. Entraîné à vaincre les difficultés par ce penchant qui, dans l’enfance, est l’instinct et la conscience du talent, il montra de bonne heure pour la versification française un goût d’autant plus vif, que les éléments de cet art, qu’il avait dévorés en fraude, étaient un larcin fait à la surveillance de son maître. Mais le père Porée, qu’une longue expérience avait éclairé sur un indice si équivoque et sur le danger de se livrer à ce genre avant le terme des humanités, lui défendit inexorablement tout essai poétique dans notre langue jusqu’à ce qu’il fût exercé à bien l’écrire en prose ; il lui répétait sans cesse que la composition des vers français ne doit jamais entrer dans un plan d’éducation solide, parce qu’ils sont trop faciles ou trop difficiles à faire , trop susceptibles de tenter et de satisfaire la médiocrité, qui confond aisément avec la poésie le misérable métier de coudre des rimes en alignant des syllabes, et surtout parce que le plus grand danger de cet exercice précoce et mécanique est de dégoûter l’esprit de toute occupation sérieuse et utile.
On voyait le front de l’abbé de Radonvilliers s’épanouir d’une douce reconnaissance lorsqu’il racontait, dans un âge avancé, qu’après avoir été ainsi éconduit du Parnasse français par l’impitoyable père Porée, il crut l’amener à une sorte de composition avec son ardeur à lutter contre des difficultés d’un autre genre, en lui demandant, dès sa dixième année, un maître particulier de mathématiques, qu’il ne put obtenir.
Quand je rends devant vous, Messieurs, un si juste hommage à l’utilité de ces leçons particulières des jésuites, je ne dois pas dissimuler qu’on a cru y voir pour le moins autant d’intérêt que de zèle. On a prétendu qu’ils ne cultivaient ainsi de préférence les sujets qui annonçaient les dispositions les plus heureuses, que dans la vue, au reste très-louable, d’en enrichir leur compagnie. Le jeune Radonvilliers fut un nouvel exemple du succès de ce prosélytisme : il passa de la classe du père Porée au noviciat de ses instituteurs. Mais à peine en eut-il terminé le cours, qu’il se vit appelé par son talent à professer dans les premiers colléges de cette société, à Rouen, à Rennes, à Orléans, à Bourges, et enfin à Paris. Son premier essai de poésie française justifia la doctrine et les méfiances de son maître, et lui révéla que, selon l’oracle de Boileau, son astre en naissant ne l’avait pas fait poëte : ce fut une idylle sur la convalescence du monarque, écrite avec une élégante simplicité, mais dépourvue de chaleur et de couleur poétique. Il prit bientôt un autre essor plus heureux, et ce fut le dernier en ce genre il composa pour la distribution des prix au collège de Louis-le-Grand, une comédie intitulée, les Talents inutiles, représentée avec succès en 1740 .
J’ai su, Messieurs, que le but moral de cette pièce de théâtre, si heureusement adaptée à une maison d’éducation, était de montrer que les défauts de caractère ne sont pas rachetés dans le monde par des talents même supérieurs, avec lesquels on peut très-bien n’obtenir jamais ni bonheur, ni avancement, ni considération. L’abbé de Radonvilliers se félicitait quelquefois avec nous de s’être exercé dans sa jeunesse à une composition dramatique ; genre de travail qui oblige plus qu’aucun autre à beaucoup réfléchir, à combiner et à conduire de front une multitude d’idées, pour former et suivre un plan, imaginer des caractères qu’une intrigue développe et fasse ressortir par des contrastes, pour produire ensuite chaque personnage au moment précis où la situation l’appelle et le spectateur l’attend, pour lier et filer les scènes, donner au dialogue, avec la vérité et la variété qu’il exige, une couleur toujours propre et toujours pure, et surtout, ce qui est bien plus difficile et plus profitable, pour accoutumer un jeune écrivain qui veut étudier le secret de nos faiblesses et de nos travers, à bien observer la société, qu’il ne peut peindre fidèlement sans anticiper avec fruit sur l’expérience.
L’abbé de Radonvilliers éprouva bientôt les heureux effets de cette seconde éducation, Messieurs, après avoir subi avec autant de succès que de persévérance toutes les plus honorables épreuves de l’enseignement public. Le cours d’études qu’il avait ainsi approfondi dans cette carrière le rendit éminemment propre à tous les emplois qui exigeaient des connaissances et un mérite d’un ordre supérieur. Marmontel qui s’y connaissait, et qui avait droit d’être difficile en ce genre, ne le voyait jamais dans l’intimité, sans être étonné de sa vaste et profonde littérature. Il m’a dit plus d’une fois, après s’être entretenu de suite et tête à tête avec lui, qu’on perdrait beaucoup d’esprit à la mort de l’abbé de Radonvilliers, qu’il regrettait que tout ce que nous lui en découvrions ne fût pas écrit ; et il le citait de préférence avec M. de Foncemagne, comme ceux de nos collègues qui étaient le moins connus du public et le plus estimés de notre Académie. Rien ne lui était étranger dans les langues anciennes et dans l’étude des belles-lettres. Ses lectures, qui se gravaient aisément dans sa mémoire, l’avaient familiarisé avec tous les chefs-d’œuvre de l’antiquité et de nos siècles modernes. Vous verrez, Messieurs, dans la suite de ce discours, combien cette érudition l’avait rendu savant avec esprit, et avec quelle perspicacité il découvrait sans cesse dans les ouvrages du siècle d’Auguste des beautés nouvelles qu’il rapprochait merveilleusement des plus heureuses imitations de nos grands écrivains.
Je ne saurais, Messieurs, oublier jamais l’inépuisable intérêt dont l’abbé de Radonvilliers animait ainsi nos entretiens, toutes les fois que nous le ramenions à cette rajeunissante époque de ses grandes études. Il avait vécu longtemps avec la Rue, Jouvenci, Brumoy, Bougeant Baudory, Brotier, Neuville, Berthier et tous les jésuites célèbres du dernier siècle. Ces liaisons lui fournissaient les souvenirs les plus chers, les anecdotes les plus piquantes, et les résultats les plus instructifs de sa longue carrière. Sa conversation devenait naturellement l’histoire vivante de notre littérature durant tout le dix-huitième siècle, époque où elle n’a que trop malheureusement besoin d’un historien capable de la juger. Des larmes d’attendrissement coulaient quelquefois de ses yeux, quand il se rappelait toutes les relations intimes de sa jeunesse. Certes, Messieurs, je puis le dire d’après lui-même, il ne regardait pas comme le temps le plus heureux de sa vie la période de sa fortune, de son crédit, et bien moins encore de son exil à la cour, mais les cinq années qu’il passa dans sa famille, nous disait-il : c’était ainsi qu’il désignait le collége de Louis-le-Grand, où il revint étudier la philosophie et la théologie après avoir professé lui-même toutes les autres classes. Cette colonie perpétuelle de cinquante professeurs qui revenaient sur les bancs dans la même maison à leur vingt-cinquième année, en terminant leur cours d’enseignement public, formait un centre de réunion auquel se ralliait chaque jour l’élite de nos écrivains et des hommes les plus distingués de tous les états : espèce de tribunal toujours en permanence, que Piron appelait la Chambre ardente des réputations, et toujours redouté des gens de lettres comme le principal foyer de l’opinion publique dans cette capitale.
Avant son retour à Paris, l’abbé de Radonvilliers avait jeté, sans le savoir, les fondements de sa fortune quand il professait la rhétorique à Bourges. Par une singularité glorieuse de sa destinée, il prépara son élévation en s’attachant intimement dans cette ville, non pas au crédit qu’il ne recherchait point, mais à la disgrâce, beaucoup moins dédaigneuse, et que l’amitié seule peut dédommager du pouvoir. M. de Maurepas y était alors exilé. L’abbé de Radonvilliers le vit, gagna son estime, et bientôt lui dut tout son avancement. Mais ce ne fut pas assez pour lui dans la suite de s’être montré pendant trente ans à la cour le plus fidèle ami du Mécène par lequel il y avait été placé ; il voulut l’y rappeler lui-même. Encouragé par la confiance que devaient naturellement lui inspirer une épreuve noblement soutenue de vingt-cinq années d’adversités, l’intérêt qui s’attache toujours aux victimes d’une faveur odieuse, une longue expérience de la vie et des affaires, si propre à rassurer contre tout soupçon de légèreté, une vieillesse opulente et sans postérité, à laquelle il semblait ne pouvoir plus rester désormais d’autre ambition que de laisser dans la mémoire des peuples des souvenirs chers et honorables ; encouragé, dis-je, par tous ces motifs, l’abbé de Radonvilliers crut pouvoir s’acquitter sans risque envers son bienfaiteur, qui lui fut redevable de sa rentrée et de sa prédomination dans le ministère : surprenant et utile exemple des caprices du sort qui, par un tel échange de services entre deux fortunes si différentes, voulut, pour donner aux courtisans une grande leçon de morale fondée sur leur intérêt, transporter ainsi au protecteur premier ministre la plus forte obligation de la reconnaissance
Ce fut par les conseils de M. de Maurepas que l’abbé de Radonvilliers s’abstint de se lier par les derniers vœux à la compagnie des jésuites. Mais il les aima, les cultiva toujours après les avoir quittés sous les auspices d’un par guide, pour s’attacher au vertueux cardinal de la Rochefoucauld, archevêque de Bourges, dont il devint successivement l’écrivain, le grand vicaire de confiance, le secrétaire d’ambassade à Rome, ainsi que durant son ministère de la feuille des bénéfices, et enfin le conseil intime dans la présidence des assemblées du clergé. La voix publique le jugeait si digne de toutes ces fonctions, dont je n’ai pas besoin de relever l’importance, que la dernière dont il était chargé semblait toujours celle à laquelle il était le plus propre, et qui le plaçait le mieux dans son véritable talent.
Une mort inopinée vint bientôt lui enlever le cardinal de la Rochefoucauld, auquel il croyait avoir consacré sa vie entière. En le perdant, il dut regarder sa carrière comme terminée ; et ce fut alors au contraire, Messieurs, qu’elle s’ouvrit devant lui d’une manière encore plus brillante. Peu de temps auparavant, ce cardinal, l’homme de France le plus considéré à cette époque, avait désigné l’un de vos plus respectables collègues, l’évêque de Limoges Coetlosquet, pour présider à l’éducation des princes. Mais ce prélat qui s’est toujours montré, comme Massillon l’a si bien dit de Bossuet, un évêque à la cour, justement persuadé que l’enseignement public est la carrière qui fournit aux gouvernements un plus grand nombre d’hommes éprouvés et capables, ne consentit à se charger d’un pareil fardeau qu’à condition de pouvoir s’associer l’abbé de Radonvilliers, son successeur dans le grand vicariat de Bourges. On ne saurait dire, même à présent, auquel des deux ce choix fit alors le plus d’honneur. L’approbation universelle imposa silence à la modestie de l’abbé de Radonvilliers. Dès lors il se fit une loi de composer chaque jour, durant le cours de l’éducation, une instruction graduée sur l’âge, les dispositions, les besoins et la destinée de ses élèves. Ce projet, si bien conçu pour éclairer leur raison naissante, fut encore mieux exécuté. Les leçons les plus lumineuses et les plus sages se cachèrent sous le voile d’un badinage agréable, d’un dialogue dramatique, d’une allégorie ingénieuse ; et elles prirent pour l’enfance, sous la plume du sous-précepteur, les formes variées et piquantes d’une gazette critique d’une fable, d’un conte, d’un problème historique ou moral.
Un travail si précieux a été malheureusement perdu avec presque tous les manuscrits de l’abbé de Radonvilliers, au moment de sa mort. Aucun ouvrage dérobé à la gloire de son auteur par accident ou par négligence ne me semble plus digne de vos regrets, Messieurs, depuis la fatale méprise qui livra aux flammes l’histoire de Louis XI, composée par notre immortel Montesquieu. Je n’ai pu recueillir de cette composition de l’abbé de Radonvilliers qu’environ quinze des premiers chapitres qui vont enrichir la collection de ses œuvres, destinées à servir de pièces justificatives à son éloge.
Je viens de lire ces pages isolées d’un journal ou plutôt d’un traité pratique sur l’éducation des princes ; et je les ai lues, Messieurs, avec une admiration mêlée de douleur, comme si j’avais tenu dans mes mains de précieux débris d’une belle statue antique. Ce ne sont en effet que des esquisses ou des fragments sans liaison et sans suite d’une instruction élémentaire depuis la sixième jusqu’à la huitième année. Mais à juger de l’intérêt toujours croissant auquel un ouvrage si volumineux a dû s’élever jusqu’à la fin des études par le développement progressif des leçons renfermées dans ce court intervalle du premier âge, la perte d’une création si neuve et si utile n’est pas moins déplorable pour l’État que pour les lettres. Je ne crains même pas d’avancer, Messieurs, à la singulière gloire de l’abbé de Radonvilliers, que, si l’on rapproche ces pièces détachées des écrits du même genre qui se trouvent dans le recueil des œuvres de l’archevêque de Cambrai, on y reconnaîtra l’accent, la couleur, la grâce, la belle âme de Fénelon, et un air très-ressemblant de famille avec les opuscules de l’auteur du Télémaque. Ces essais indiqueront du moins un grand plan, et fourniront un beau modèle à l’écrivain capable de nous rendre une pareille production qui, si elle était achevée, comme l’auteur l’eût fait lui-même, deviendrait le manuel nécessaire de tous les instituteurs des souverains.
Vous connaîtrez aussi, Messieurs, avec les restes d’un travail si regrettable, quelques traductions que l’abbé de Radonvilliers avait consacrées à l’instruction des princes pour les initier dans l’étude des langues anciennes et modernes : j’en ai retrouvé, avec des mélanges tirés d’Addison, les trois premiers livres de l’Énéide, ainsi que toutes les Vies des grands capitaines ; et vous verrez avec quel succès il a fait lutter notre langue contre la perfection continue de Virgile et l’élégante simplicité de Cornelius Nepos.
Je n’entrerai dans aucun autre détail sur cette époque de sa vie. J’observerai seulement que le sous-précepteur de la cour était uniquement chargé de l’instruction littéraire et morale. Or, cette partie confiée à l’abbé de Radonvilliers n’a jamais pu laisser d’autres regrets à former, que d’avoir peut-être été trop approfondie dans un rang où sans doute elle est indispensable, mais pour lequel en effet il existe une autre gloire. Au reste, Messieurs, ce ne sera pas devant vous, et au milieu des amis des lettres, qu’on supposera quelque excès dans la mesure de ces leçons pour en faire ici un reproche à sa mémoire.
Depuis la fondation de l’Académie française, cette éducation des princes a toujours été un droit reconnu à votre adoption, Messieurs, et l’un de vos plus beaux titres à la reconnaissance publique. Les statues de Bossuet et de Fénelon, qui occupent les premières places dans ce temple des lettres, attestent également et leur gloire et la vôtre dans cette carrière qu’ils ont si noblement illustrée par le Discours sur l’histoire universelle, et par le Télémaque, deux des plus beaux chefs-d’œuvre dont puissent jamais s’enorgueillir notre langue et notre littérature. En effet, à la suite de l’historien de Henri IV, Péréfixe, tous les précepteurs et tous les sous-précepteurs de ce rang, Huet, Fléchier, l’abbé Fleury, furent honorés de votre choix, et léguèrent en quelque sorte à leurs successeurs la place qu’ils avaient due parmi vous à leurs doctes et admirables écrits plus encore qu’à leurs fonctions. La cour désira donc pour l’abbé de Radonvilliers la même décoration littéraire. Le vœu de vos prédécesseurs appelait hautement alors Marmontel dans cette compagnie ; et l’injuste prévention d’an ministre voulait l’écarter, en se liguant avec quelques ennemis personnels qui selon l’usage, se ralliaient au crédit pour humilier le talent. Cependant la modestie de l’abbé de Radonvilliers, fort étonné du zèle de tant de partisans qu’il ne connaissait pas, et absolument étranger à cette manœuvre dont il était le but apparent, sans en être le véritable objet, résistait depuis plus de deux ans à toutes les instances de l’autorité, sans en soupçonner le vrai mobile. Il disait avec candeur que les honneurs académiques n’étant l’apanage d’aucun emploi, devaient être la récompense ou la conquête du mérite. Mais un ordre supérieur, c’est-à-dire, selon la définition de Sully, une intrigue travaillée de main de courtisan, l’obligea malgré lui de se présenter devant vous pour recueillir et transmettre à ses successeurs un si noble héritage.
A l’apparition d’un concurrent appuyé sur un tel crédit, Marmontel eut la sagesse de s’assurer après lui la première place vacante, en faisant hommage à son compétiteur du vœu de tous ses amis. Flatté de cette unanimité de voix, dont il lui était véritablement redevable, l’abbé de Radonvilliers, qui n’aimait ni le bruit, ni les luttes, ni les victoires, en fut aussi touché que s’il lui avait dû son élection elle-même. Cette déférence eut à ses yeux tout le mérite d’un sacrifice, dont il lui conserva la plus fidèle reconnaissance, en ne cessant de se montrer l’un de ses meilleurs amis durant tout le cours de sa vie.
Devenu votre collègue, l’abbé de Radonvilliers ne se vit point parmi vous dans une région étrangère. Outre ses nombreux condisciples de la classe du père Porée, auxquels il s’y trouva réuni, il jouit pendant longtemps, dans cette Académie, de la société de quatre ex-jésuites ses anciens confrères, auxquels il a survécu, d’Olivet, Gresset, de la Ville et Millot. En remplaçant Marivaux, il sut louer avec intérêt, mais avec une mesure sans laquelle il n’y a point d’éloge, cet écrivain qui, avec beaucoup d’esprit et même un art souvent heureux d’observer et d’analyser le cœur humain, n’en avait pas moins marqué ses ouvrages, par un style naturellement maniéré, des tristes caractères de la décadence du goût. La sagesse de son jugement se fit remarquer aussitôt par la franchise éclairée et courageuse avec laquelle ou le vit s’élever, dans le panégyrique même de son prédécesseur, contre la bizarrerie des écrivains anglais, qui, en mettant Marivaux à côté de la Bruyère, exagéraient l’une de vos réputations secondaires pour en abaisser une autre du premier rang.
L’abbé de Radonvilliers, concentré dans l’emploi qu’il occupait à la cour, ne put vous manifester d’abord, Messieurs, dans vos séances particulières, toutes les richesses de son esprit et toute la délicatesse de son goût, par ce commerce habituel qui lui concilia dans la suite autant de confiance que d’estime. Mais le sort servit heureusement bientôt votre gloire, celle de plusieurs de vos collègues et la sienne propre, en lui déférant la parole dans trois des circonstances les plus mémorables qui aient appelé de nos jours un grand intérêt sur vos assemblées publiques.
Ce fut lui qui reçut M. de Malesherbes. L’Académie française parut acquitter alors la dette de la nation envers ce magistrat dont l’installation eut un éclat extraordinaire, et qui vint prendre place parmi vous, comme les anciens triomphateurs montaient au Capitole. Malgré la difficulté d’atteindre dans un éloge public une si grande réputation, sans l’exagérer et sans l’affaiblir, l’abbé de Radonvilliers sut s’élever et se soutenir à la hauteur des acclamations que la seule présence de M. de Malesherbes fit retentir dans cette assemblée. Il me suffira de vous rappeler, Messieurs, quelques lignes de son discours ; et vous apprécierez vous-mêmes l’esprit, la mesure, la délicatesse avec laquelle il parvint à former le portrait le plus ressemblant et l’éloge le plus flatteur, sans avoir à rougir de la moindre flatterie. Ce n’est même pas l’orateur, c’est l’auditeur qui va dispenser ici la louange.
L’abbé de Radonvilliers ne semble pas louer le récipiendaire : il s’entretient familièrement avec lui, et aussitôt il paraît converser avec la gloire. Une tournure pleine de grâce et de vérité lui fournit une suite de questions si naturellement adroites ou si ingénieusement simples, qu’elles n’ont pas même besoin de réponses pour enlever l’assentiment de l’admiration universelle, et surtout pour expliquer, si je puis parler ainsi, avec l’abandon d’une bonhomie apparente, qui est le triomphe de l’art, cette réunion singulière de considération civile et de renommée littéraire qui distinguaient éminemment M. de Malesherbes, mais qu’il était impossible de mieux saisir comme de mieux caractériser.
« Par quels moyens, lui dit-il, peut-on arriver à un degré de considération si honorable et si flatteur ? Est-ce en déployant un caractère ferme, soutenu, toujours le même dans les diverses fortunes ? Est-ce en voilant sous des manières unies, sous des mœurs simples l’étendue des connaissances et l’élévation des sentiments ? Est-ce enfin en gagnant tous les suffrages par des discours publics, dont le style noble et nerveux répond à la dignité de l’orateur et à l’importance des matières ? Chacun de ces moyens séparés attire l’estime ; mais quand ils sont réunis, ils donnent la célébrité. »
Bientôt, après avoir si bien interprété et analysé l’opinion publique envers M. de Malesherbes, l’abbé de Radonvilliers se vit rappelé par la même présidence à une nouvelle occasion d’obtenir devant vous un succès encore plus éclatant, et surtout beaucoup plus difficile ; car cette seconde action oratoire va devenir une épreuve où l’amitié et la malveillance l’attendent avec une égale inquiétude devant le tombeau de Voltaire. En effet, Voltaire s’était déclaré hautement l’ennemi des jésuites, ses instituteurs, après avoir toujours parlé d’eux avec estime et reconnaissance, jusqu’à sa tardive élection académique ; et le crédit seul de leur compagnie avait fait agréer ce choix à la cour. Un hasard singulier qu’on n’a pas remarqué destina l’auteur de Mérope, quand il vint occuper sa place parmi vous, à s’y voir reçu par un ex-jésuite qui en était directeur, l’abbé d’Olivet. A sa mort, les mêmes fonctions de votre panégyriste d’office se trouvèrent également dévolues à un autre ex-jésuite, l’abbé de Radonvilliers, qui fut chargé par le sort de répondre à son éloquent et vertueux successeur M. Ducis.
Les principes religieux de l’abbé de Radonvilliers rendaient très-embarrassante et même très-périlleuse une position ou il ne voulait manquer à aucun de ses devoirs, et où il ne fallait blesser néanmoins aucune convenance. Comment se tirera-t-il, Messieurs, d’un pas si glissant ? De la seule manière dont il faut se tirer de toute espèce de danger, par son esprit et par son courage ; et il saura faire d’une épreuve si délicate l’une des époques les plus honorables de sa vie. Une assemblée nombreuse qui révérait son attachement profond à la religion, sa sincérité, sa bonne foi, sa douceur, sa modération ne lui aurait cependant pas pardonné de méconnaître les talents supérieurs du chef de notre littérature, au milieu même de ses obsèques littéraires. Mais il se hâta de leur rendre l’hommage le plus juste et le plus éclatant, sans lui sacrifier pourtant la gloire d’aucun de nos poëtes du premier ordre, dont il signala au contraire et proclama la prééminence, en présence même de sa statue. On crut entendre alors une seconde fois au milieu de l’Académie française le cardinal de Polignac exalter avec enthousiasme et à plusieurs reprises le beau génie poétique de Lucrèce , pour triompher plus sûrement de sa doctrine. L’abbé de Radonvilliers sut inspirer tant de bienveillance, en vous déclarant qu’il obéissait avec regret à vos usages, pour remplir une fonction qu’il n’avait ni choisie ni désirée, qu’après cette précaution oratoire personne ne fut plus offensé du courage respectable qu’on lui vit déployer, sans que l’ascendant d’une si imposante renommée fit fléchir un instant sa conscience. Un silence profond, commandé par la justice et par la mesure de l’orateur, régnait autour de lui, quand, accablant à la fois Voltaire de son admiration et de sa douloureuse censure, il osa le blâmer hautement au milieu de cette Académie, je répète ses propres termes « de n’avoir pas dédaigné comme les grands auteurs du siècle de Louis XIV, et abandonné à des écrivains sans génie, cette triste célébrité qui s’acquiert malheureusement par l’audace et par la licence » ; quand il regretta devant vous que Voltaire, qui n’en avait pas besoin, « eut paru ne pas croire indignes de lui des ressources si déplorables » ; enfin, quand, pour la réputation de Voltaire lui-même, si essentiellement intéressée à ne pas laisser plus longtemps ses ouvrages exclus de l’éducation de la jeunesse, il énonça publiquement l’espoir et le vœu « de voir bientôt une main amie retrancher des écrits imprimés sous son nom, tout ce qui blesse la religion, les mœurs et les lois, effacer la tache qui ternirait sa gloire, et au lieu d’une collection trop volumineuse, nous donner un recueil de ses Œuvres choisies, dont la sagesse pût faire usage sans inquiétude et sans danger. » Il faut le dire, Messieurs, et le consacrer dans vos fastes, en l’honneur immortel de l’opinion publique : quelle que fût la division des esprits, on ne manifesta, en l’écoutant juger ainsi Voltaire, qu’un seul sentiment, celui de la plus haute estime pour M. l’abbé de Radonvilliers ; et l’on baissa les yeux avec respect devant la raison et la vertu qui déploraient tristement les écarts du génie.
Malgré le triomphe et le sentiment intime de son imagination poétique, ce même Voltaire avait paru désespérer, en parlant pour la première fois dans cette Académie, que notre langue, tant appauvrie par la disette de son Vocabulaire, par sa dédaigneuse noblesse, et qui ne se montre quelquefois si riche que par la munificence du génie de ses écrivains, pût jamais lutter assez heureusement avec la richesse des anciens idiomes, pour s’honorer un jour d’une traduction en vers des Géorgiques. Un grand talent avait répondu à ce défi du fond d’un collége, par un chef-d’œuvre d’autant plus étonnant, que l’auteur de la Henriade l’avait ainsi loué magnifiquement d’avance, en le croyant impossible. Ce beau titre d’adoption ouvrit à M. Delille les portes de l’Académie. Vous eûtes pour organe, le jour de son triomphe, ce même orateur qui avait été si dignement votre interprète dans les deux occasions éclatantes que je viens de vous retracer ; et vous le vîtes se livrer alors avec amour à tout l’épanchement d’une admiration sans réserve et sans bornes.
Je ne prétends rien ajouter ici à la gloire de notre plus grand poëte vivant : il n’en a pas besoin, et la voix publique m’en dispense. C’est uniquement sur le mérite de l’abbé de Radonvilliers que je veux appeler vos regards, et c’est pour son ombre seule qui m’environne que je réclame en ce moment les succès qui ont signalé son esprit et son goût. Jugez donc vous-mêmes, Messieurs, si l’auteur célèbre d’une traduction tellement originale, selon la belle expression du grand Frédéric, a jamais été mieux apprécié que dans cette réponse qui lui fut adressée, il y a plus de trente ans, par l’abbé de Radonvilliers, en votre nom et en votre présence
« Votre poëme a, dit-il, enrichi notre littérature nationale. Jusque-là Virgile ne se trouvait point dans un cabinet de livres français. Les traductions en vers qui en ont été faites autrefois sont oubliées, et les traductions en prose ne sont pas Virgile. Une marche lente et timide peut-elle atteindre un vol rapide et hardi ? La prose conserve le fond d’un ouvrage. Mais qu’est-ce que le fond d’un ouvrage d’esprit, ainsi dépouillé de ses plus beaux ornements ? Si je lis les Géorgiques comme une instruction sur l’agriculture, elles me paraissent au-dessous des traités de cet art les plus superficiels. Mais qu’un homme de génie leur rende la parure poétique ; qu’une précision élégante rajeunisse une maxime usée, relève une observation commune, embellisse un précepte aride ; qu’une description touchante remue à propos le cœur qu’une figure hardie transporte l’âme, qu’une harmonie variée et enchanteresse flatte l’oreille : alors je reconnais Virgile. Ce n’est plus une ébauche légère, une froide image telle que la prose peut la tracer avec ses crayons uniformes : c’est un portrait ressemblant avec l’air, l’attitude, les couleurs, la vie de l’original, un portrait, en un mot, tel qu’on le voit dans vos Géorgiques. Traduire ainsi de beaux vers en beaux vers, c’est écrire de génie. »
Ne reconnaissez-vous pas, Messieurs, le jugement anticipé de l’Europe et de l’avenir dans un suffrage ainsi motivé, où il suffit à l’orateur de retracer les difficultés et la perfection du genre pour louer éminemment son poëte ? Peut-on lire un éloge si délicat sans y admirer cet art si difficile d’écrire avec facilité, d’animer et d’orner sa diction par un essor continu, sans aucune apparence d’effort ; cette élégance soutenue sans négligence comme sans recherche, qui en rendant le style toujours naturel l’empêche d’être jamais commun, et lui donne tout l’éclat du coloris sans lui ôter le charme de la simplicité ; cette inspiration prolongée qui, en liant et en propageant avec attrait le tissu des idées, semble les avoir toutes produites d’un seul jet ; ce goût pur qu’ajoute à l’étude l’usage réfléchi de la société, et qui déguisant le travail par l’effet du travail même, vous présente une expression hardie, sans la moindre prétention ambitieuse, comme le besoin soudain et heureux d’une émotion vive et nouvelle ; ces agréables surprises enfin ménagées par un choix d’épithètes toujours officieuses, jamais parasites, que la pensée commande, que le mot appelle, et qui lui répondent en l’entourant aussitôt pour le fortifier ou pour l’embellir ?
Je me suis plu, Messieurs, à fixer d’abord vos regards sur ces beautés de langage, dont l’abbé de Radonvilliers vous fera jouir encore plus d’une fois, je l’espère, dans la suite de ce discours. Mais je découvre ensuite dans ce jugement des Géorgiques un autre mérite bien autrement important à relever : c’est cet accent de sincérité qui prouve tout puisqu’il persuade ; c’est cet accord de la précision, de la mesure, de la vérité, de la grâce, qui subjugue votre assentiment en fuyant l’exagération, craint le vide de l’emphase, le vague des lieux communs, le discrédit de l’hyperbole, et rappelle dans un éloge même l’oracle si lumineux de Despréaux, rien n’est beau que le vrai ; c’est cette théorie pratique de l’art qui donne au panégyriste toute l’autorité d’un juge ; c’est cette dignité d’estime qui, en raisonnant ainsi la louange, sait la rendre respectable à celui même qui la reçoit, par cette sagacité imposante qui vient flatter et caresser le talent dans le point le plus vif de sa sensibilité, en surprenant ou en devinant tous ses secrets, en lui rappelant les difficultés qu’il a vaincues, en lui racontant l’histoire solitaire de ses hésitations, de ses pauses laborieuses, de ses « illuminations soudaines », comme parle Bossuet ou le génie, pour développer ainsi, par le tact le plus délicat, toute la perfection du travail dont un pareil goût semble partager alors les conquêtes et les jouissances ; c’est enfin ce tribut de justice et de gloire, dont les hommages ralliés aussitôt aux transports de l’admiration universelle, vont retentir jusqu’au fond d’une conscience poétique qui se rend en secret le témoignage encore plus doux qu’elle en est digne.
Eh quoi ! Messieurs, l’abbé de Radonvilliers bornera-t-il désormais un talent si distingué à des discours de circonstance ? N’aspirera-t-il qu’à ces succès intermittents que lui offrent de loin en loin vos séances publiques ? et pour acquitter sa dette envers l’Académie, ne pensera-t-il pas à rassembler dans un travail de son choix et d’une plus haute importance, les observations variées qu’ont dû nécessairement lui fournir en abondance, la justesse de son esprit, la finesse de son goût, et cette expérience du vrai et du beau que donnent toujours de longues et savantes études ? Oui, Messieurs, l’abbé de Radonvilliers ne veut point paraître uniquement redevable de son rang littéraire aux fonctions qui le fixent à la cour. Il n’a publié encore, au moins sous son nom, aucun écrit qui puisse vous donner une juste idée de son talent. Mais il sait qu’il est responsable à ses collègues de sa considération académique, et que si la modestie est une vertu dans l’isolement, la reconnaissance et le zèle pour la gloire solidaire d’un corps dont on est membre deviennent un devoir. Sa délicatesse le remplira, Messieurs, en vous consacrant tous ses intervalles de loisir, et il va faire la part de son humble défiance de lui-même, en choisissant le sujet le plus aride et le moins propre en apparence à vous faire connaître son mérite : il compose une méthode d’étudier les langues.
Vous allez entendre, Messieurs, dans un moment, et ce ne sera pas sans quelque surprise, j’ose m’en flatter, les beautés accessoires dont l’abbé de Radonvilliers sut enrichir une matière si abstraite et si ingrate. Avant de vous exposer ses principes, je vous invite, pour l’intérêt de sa renommée, à rapprocher dans votre esprit cette espèce de grammaire, de nos ouvrages les plus estimés en ce genre : je veux dire de la mécanique des langues, par le savant président de Brosses, du livre qui porte le même titre, par le laborieux Pluche, des idées neuves de l’abbé Girard, des observations lumineuses de Dumarsais, des utiles recherches de Beauzée ; et certes c’est déjà, Messieurs, assigner à l’abbé de Radonvilliers le rang le plus élevé parmi les grammairiens, que de lui opposer de pareils rivaux.
Dès longtemps, la justesse de son excellent esprit reléguait parmi les systèmes d’idéologie toutes ces parodies de la science, toutes ces théories universelles de grammaire, qui persuadent à l’ignorance qu’elle a fait de grands progrès dans cette étude, quand elle a retenu je ne sais quel vocabulaire technique, dont elle se contente et qu’heureusement elle ne se flatte pas de comprendre. Il se propose donc de décréditer ce charlatanisme, de faciliter et de simplifier la connaissance des langues anciennes, en se les rendant familières par l’usage, comme on apprend sa langue maternelle. Cet usage, il le fait consister en une lecture réitérée avec un maître qui sert d’interprète à l’idiome inconnu, sans le secours des grammaires qui rebutent les commençants, et qui, manifestement postérieures à la fixation de tous les dialectes, ainsi qu’inutiles pour expliquer le sens des mots, ne sont donc pas la première et la véritable clef des langues. Il veut qu’on se les approprie sans l’intervention d’aucun raisonnement, sans l’application d’aucune règle, sans le développement d’aucun principe, sans thèmes, sans versions écrites, sans dictionnaire, sans rudiment, par le seul exercice de la traduction verbale ; et il indique Tacite, auquel il a depuis sagement substitué Cornélius Nepos, comme le premier auteur dans lequel il faut étudier la langue latine. Telle est sa marche, qui est aujourd’hui généralement suivie dans toute l’Europe par les maîtres et par les étudiants de nos langues modernes. Sa confiance, fondée sur ses propres succès qu’on ne saurait lui contester, lui persuade que cette méthode n’est point un système, mais une simple et fidèle imitation de la nature comme si l’art d’imiter la nature était et pouvait être autre chose qu’un système plus ou moins bien conçu, pour conduire l’esprit au but qu’il veut atteindre.
En vous expliquant ainsi, Messieurs, cette méthode grammaticale de l’abbé de Radonvilliers, je dois observer, en l’honneur de son jugement, qu’il propose lui-même d’en restreindre l’usage aux éducations particulières. Elle est inadmissible, en effet, dans l’instruction publique, qui doit avoir pour base des connaissances beaucoup plus approfondies, qu’on ne saurait obtenir, comme le judicieux Rollin l’a si bien prouvé, sans le secours des exercices adoptés dans nos écoles. L’expérience, qui est aussi une autorité de quelque poids sans doute, y démontre tous les jours que l’esprit ne retient solidement que ce qu’il apprend avec réflexion et difficulté. L’étude de la grammaire, par les grands principes, appelle aussitôt l’attention et le raisonnement sur chaque mot, et devient ainsi, à notre insu, le premier comme le plus instructif cours de logique dont l’enfance puisse être susceptible en analysant tous les éléments du langage, avant qu’elle sache combiner les autres opérations intellectuelles qu’exige le discours.
Je me souviens, Messieurs, qu’en lisant pour la première fois cet ouvrage, j’éprouvai d’abord l’impression à laquelle je reconnais toujours les bons livres : je me proposais à chaque chapitre de le relire ; et c’est de cette seconde lecture que je veux vous offrir aujourd’hui quelques résultats. Les pensées d’un écrivain sont l’histoire de son esprit, et pour ainsi dire, les événements les plus intéressants de sa vie. Je ne saurais donc mieux louer l’auteur de ce traité de grammaire, qu’en le faisant parler ici lui-même par l’extrait de divers passages que je vais soumettre à votre jugement : espèce de citations que les murs de ce sanctuaire seraient bien étonnés d’entendre pour la première fois, si elles ne vous rappelaient avec surprise des leçons et des exemples de goût.
Des leçons et des exemples de goût ! et je parle d’une méthode d’étudier les langues Oui, Messieurs, le talent sait tout enrichir. L’abbé de Radonvilliers va donc vous montrer une singulière sagacité d’esprit, et même de l’imagination dans l’expression, en vous dévoilant dans une grammaire les beautés les plus cachées de l’art d’écrire. Veut-il indiquer les circonstances où pour arriver au but, le trait exige que l’idée principale dominante dans la pensée de l’écrivain, occupe aussi le point le plus éminent de la période, et s’y fasse remarquer à plusieurs reprises ? voici comment il explique cette combinaison savante de l’ordre des idées avec l’arrangement et la répétition des mots :
« Virgile, dit-il, fournit un exemple lumineux des occasions où l’effet du discours demande qu’une idée soit présentée la première, pour frapper plus fortement l’attention du lecteur. Les Troyens découvrent l’Italie. Inquiets sur le sort qui les attend dans ce pays, ils entourent Anchise qui lui-même, suivant la superstition des temps, est attentif au premier objet qui se présentera devant lui pour en tirer un présage. On voit des chevaux, et Anchise s’écrie :
… Bellum o terra hospita, portas :
Bello armantur equi ; bellum haec armenta minantur.
« Ce n’est point par hasard que dans ces trois pensées l’idée de la guerre est toujours offerte la première ; et toute traduction qui ne la conservera pas dans cette même place perdra une beauté, parce qu’elle ne peindra pas la nature aussi fidèlement que l’a fait Virgile. On dirait qu’il y a dans le discours un ou deux mots principaux chargés ainsi de caractériser et de faire ressortir chaque pensée ; tout le reste est une foule subalterne qui fait cortège, et qui remplit les places vides. Il suffit pour ce peuple de mots qu’ils poussent le discours en avant sans réveiller aucune idée contraire aux circonstances. Le terme principal a des devoirs plus importants et des fonctions plus brillantes. »
Voilà, Messieurs, comment l’abbé de Radonvilliers lisait Virgile, pour découvrir cet heureux rapport de prééminence entre le sentiment de l’écrivain et le mode de le transmettre. Voici maintenant comment il savait démêler dans Cicéron tout le charme d’un terme heureusement trouvé, et tout le pouvoir d’un mot mis à sa place :
« Un bon auteur n’écrit point, dit-il, jusqu’à ce qu’il ait trouvé l’expression la plus propre à mettre sa pensée dans son vrai jour. J’ouvre Cicéron au hasard. Je lis ces mots de la quatrième Catilinaire : Quare, patres conscripti, consulite vobis, prospicite patriae. Ce discours est simple, et l’expression est admirablement juste. Consulere signifie « veiller à un intérêt présent » ; prospicere, « veiller d’avance à un intérêt à venir. » Les hommes passent, et la patrie est éternelle. Consulere est donc l’expression la plus convenable aux hommes qui écoutent l’orateur ; consulite vobis, prospicere, celle qui convient le mieux à la prévoyance des intérêts de la patrie, prospicite patriae. »
Écoutez, Messieurs, ce grammairien philosophe qui se montre si profond et si clair dans l’explication de la métaphysique, c’est-à-dire, de l’esprit des langues. On n’analysa jamais avec plus de justesse et de pénétration la théorie des métaphores : jamais on n’en développa plus finement les motifs ; jamais on n’en justifia plus habilement l’emploi. L’abbé de Radonvilliers est peut-être le premier qui ait su donner tant d’esprit à la raison, et joindre tant de simplicité d’expression à la finesse des idées, en découvrant dans cette licence du langage figuré une convention tacite entre l’imagination de l’écrivain, qui exagère sa pensée pour la faire mieux comprendre, et l’intelligence du lecteur, auquel cette même exagération apprend à deviner le vrai sens d’une figure qui ne le trompe que pour mieux lui peindre la vérité. Mais ce n’est pas moi, Messieurs, c’est l’abbé de Radonvilliers qu’il faut entendre, quand il excuse et motive l’acception de ces expressions figurées, appliquées à un objet dont elles ne sont pas le signe naturel, et qui deviennent pourtant l’unique signe propre à dévoiler les émotions du cœur aussi clairement que les pensées de l’esprit.
« Je vous dis, continue-t-il, César vote aux combats. » Cette façon de parler n’exprime pas une autre façon de penser que celle-ci : « César marche aux combats avec promptitude. » Mon intention n’est pas de vous faire croire que César ne touche point la terre et qu’il fende l’air comme un oiseau ; mais je sais que ce discours exagéré vous fera mieux comprendre combien je suis frappé de la célérité avec laquelle César va combattre. Une figure de mots est donc un mensonge d’une espèce bien singulière : il ne vous trompe pas sur ce que je pense d’un objet, et il vous communique toutes les impressions que les objets font sur moi. Ce sont autant d’erreurs de convention ; mais ce langage figuré de celui qui parle vous avertit avec plus de force des sentiments dont il est ému. Un écrivain heureux dans le choix des figures est donc un enchanteur qui me propose sans cesse des énigmes faciles et ingénieuses pour me procurer le plaisir de les deviner. »
Ce même traité de grammaire, qu’on prendrait pour un cours de littérature rédigé par un grand maître de l’art oratoire, prouve combien le goût de l’abbé de Radonvilliers avait d’esprit et de finesse, mais sans vaine subtilité, quand il indique la différence des figures d’usage qui appartiennent à la langue et des figures d’invention qui appartiennent à l’écrivain. C’est par une analyse profonde des éléments du style qu’il sait apprécier dans l’art d’écrire les créations et les conquêtes du génie, qui, trop fier et trop grand pour se mésallier avec un indigent néologisme, enrichit légitimement sa langue par des alliances nouvelles et heureuses, ou par un emploi original et magique des mots.
« Enflammé de colère, dit-il, est une figure qui appartient aujourd’hui à la langue française. Depuis que cette façon de parler est devenue commune, et comme une espèce de monnaie usée ou effacée par la circulation, elle a beaucoup perdu de sa force. Les figures nouvelles que les orateurs, et surtout les poëtes, inventent tous les jours, sont plus énergiques. Corneille fait dire à Othon :
Je les voyais tous trois empressés sous un maître
Qui, chargé d’un long âge, a peu de temps à l’être,
Et tous trois à l’envi s’empresser ardemment
A qui dévorerait ce règne d’un moment.
« Qui ne voit, dans le mot dévorerait, l’indignation contre les trois favoris ainsi représentés comme trois loups attachés sur leur proie ? Cette figure est une création du génie de Corneille. Avant lui on n’avait pas dit en français dévorer un règne, et l’on ne serait qu’un plagiaire en le répétant après lui. Chargé d’âge est de la langue ; dévorer un règne est du poëte. »
C’est là, Messieurs, inspirer de la hardiesse et non pas de l’audace au talent qui s’élance par delà les confins de l’usage, pour aller se placer à ses risques et périls entre le sublime et la barbarie. Votre sage collègue recommande aux écrivains, outre ce discernement qui ne s’écarte jamais du vrai, l’accord fidèle du style avec le ton du sujet, et l’harmonie continue qui doit régner entre les métaphores et l’impression que les objets ont à produire. Il remarque en critique consommé, que dans la description d’un malheur léger, on n’attendrit point par des figures hardies ou entassées. On ne vous suppose pas alors aussi ému que vous affectez de le paraître ; ou, si l’on consent à se le persuader, on ne veut partager avec vous ni un enthousiasme factice, ni moins encore un accablement verbeux et pusillanime. Il sait que toutes les fois qu’un sentiment vrai, mais encore inconnu dans une langue, n’y trouve aucun mot capable de l’exprimer, il faut le manifester, au défaut des paroles, par l’énergie d’un éloquent silence. Il a donné la règle : il va donner l’exemple, et montrer, dans des éléments de grammaire, comment on peut observer, interpréter et sentir la nature.
« Il est assez surprenant, poursuit-il, qu’un discours figuré soit le langage propre des passions, et cependant que toute passion extrême demande des expressions naturelles. Je crois en apercevoir la raison. Les mouvements de l’âme poussés au dernier période ressemblent à l’état de tranquillité. Voyez une mère, au moment où elle apprend la mort imprévue de son fils : elle ne verse pas une larme ; elle ne pousse pas un cri ; elle est tranquille parce qu’elle est anéantie. Ce moment de repos et d’abattement, produit par l’excès de l’agitation et de la douleur, est dans la nature. L’art doit donc l’imiter ; mais il n’est donné qu’au génie de le saisir et de le peindre. »
Je ne sais, Messieurs, si la perspective oratoire ne me présente pas en ce moment une trop haute comparaison : mais un pareil trait d’éloquence, si inopinément et si heureusement inspiré dans une méthode de grammaire pour y consacrer à jamais un précepte de goût, ne vous fait-il pas éprouver, en quelque sorte à vous-mêmes, la surprise et l’admiration qui frappent tout à coup au milieu d’une fable de la Fontaine, quand on y rencontre quelquefois un de ces vers créés, dont la vigueur rappelle aussitôt à l’esprit la verve et la majesté de Corneille ?
Toutefois Messieurs, quand il défend avec un discernement si lumineux l’autorité raisonnable de l’usage sur l’emploi des métaphores, l’abbé de Radonvilliers n’approuve nullement qu’on se prévale d’une approximation abusive pour justifier une hardiesse par une autre ; et il repousse par le salutaire effroi du ridicule les sophistiques inductions qu’on prétendrait tirer des figures reçues pour en étendre l’application sur la garantie de quelques interprétations arbitraires, ou à la faveur de je ne sais quels bizarres équivalents.
« L’usage, selon lui, est un despote arbitraire qui place les mots comme la faveur place les hommes, dans un rang plus haut ou plus bas, sans avoir aucun égard à leur mérite réel ; et souvent même il n’en a aucun pour la nature des choses. Ainsi, le laurier est un arbre qui ne se moissonne pas : l’usage a cependant voulu qu’on pût dire, « moissonner des lauriers. » Si jamais la langue française ne se parle plus, quelque savant bel esprit de ce temps-là hasardera peut- être de dire, « moissonner des chênes » ; et peut-être aussi on y applaudira, parce qu’il ne manquera pas de réclamer l’analogie, en faisant observer dans une note au bas de la page, que les anciens faisaient des couronnes de chêne comme des couronnes de laurier. »
Enfin, Messieurs, que j’aime et que vous allez aimer vous- mêmes l’explication d’un vers pittoresque d’Horace, dont l’abbé de Radonvilliers paraît avoir saisi le premier toute la richesse poétique : je ne dis pas en commentateur officieux qui donne de l’esprit à son auteur, ou lui prête des intentions apocryphes, mais en confident intime du génie, en amateur éclairé des anciens et de la poésie, qui en sent tout le prix, qui en goûte tout le charme, et qui approfondit tous ces merveilleux secrets de l’art, perdus pour l’immense majorité des lecteurs, et devinés seulement par un très-petit nombre de juges capables de démêler tout ce que vaut la perfection et tout ce qu’elle coûte ! Ce dernier exemple vous montrera comment il savait lire les poëtes et développer les agréments qu’un style figuré doit ajouter à la pensée.
« C’est peu, observe-t-il, de comprendre le sens d’un auteur, il faut sentir le charme que les images poétiques donnent aux idées communes. Horace peint en ces termes les faux amis :
Ferre jugum pariter, dolosi.
« C’est-à-dire littéralement, « trompeurs à porter le joug de concert. » Mais les amis ne portent point un joug. Que veut donc dire le poëte ? Le mot de l’énigme est le devoir de l’amitié, et la pensée rendue simplement est celle-ci : « ils trompent parce qu’ils ne remplissent pas mutuellement les devoirs de l’amitié. » C’est une remarque vraie, mais commune et sans agrément. Changez à présent avec Horace les devoirs de l’amitié en un joug que deux amis sont convenus de porter ensemble, et qui doivent marcher d’un pas égal, en partageant le fardeau des devoirs de l’amitié et des peines de la vie. Voyez ensuite avec Horace ce que la poésie ajoute à la pensée, en l’exprimant par cette image. Voyez le faux ami qui fléchit sous le joug, et se décharge adroitement de sa part du fardeau, en le laissant tout entier sur les épaules de son compagnon, lequel de son côté lui répond par le même mouvement, pour se soustraire au poids qu’il devrait porter, Ferre jugum pariter, dolosi. Combien d’idées justes, fines, agréables, cette image réveille dans votre esprit ! Le style a tout fait. Tout l’agrément de cette pensée, qui en elle-même n’a que de la justesse, est renfermé dans l’expression métaphorique dont le poëte l’a revêtue. En lisant ainsi un vers, on rapproche, on combine beaucoup d’idées ; et après quelques pages d’un bon livre, on a peu lu et beaucoup pensé. Mais pour goûter tout ce charme d’une lecture lente et lumineuse, il faut savoir lire, c’est-à-dire, être accoutumé à réfléchir en lisant avec cette application de l’esprit qui est le seul remède contre l’ennui, fléau de la vie humaine, source de tous nos vices et de tous nos malheurs. »
On ne saurait, Messieurs, admirer des compositions d’un tel ordre, dans un genre stérile et ingrat, sans regretter qu’un si heureux talent ait été dérobé par des emplois publics à votre gloire littéraire. L’abbé de Radonvilliers consacrait ses travaux à l’État, et ne pouvait destiner aux lettres que ses loisirs. L’étude fut pourtant l’unique passion de son âme et la seule récréation de sa vie. Effrayé du crédit qu’usurpaient parmi nous des doctrines subversives de l’ordre social, son amour pour l’humanité lui inspira une suite de lettres apologétiques en faveur de la religion. Mais le correspondant, qui aurait dû se regarder comme simple dépositaire d’un trésor public, en a malheureusement trop bien gardé le secret à sa modestie. Ce monument de son zèle a disparu avec presque tous les trésors que renfermait son portefeuille : on n’a pu en retrouver que l’introduction, dont la publicité augmentera les regrets de tous les bons esprits. J’en détacherai ici une seule phrase qui pourra vous rappeler la précision énergique et lumineuse de Pascal. La Rochefoucauld avait dit, dans son style ferme et nerveux, que « le hasard est un sobriquet donné par des ignorants à la Providence. » L’abbé de Radonvilliers développe ainsi cette pensée, qui, sous une expression populaire, renferme un sens profond : « Le hasard n’est qu’un mot vide de sens, s’il ne signifie pas une cause inconnue ; et s’il signifie une cause inconnue, ce n’est pas avoir trouvé cette cause que de lui donner un nom qui n’apprend rien. »
Les succès que présentait à l’abbé de Radonvilliers la carrière des lettres ne purent jamais détourner sa probité des obligations que lui imposaient ses charges à la cour. C’est sans doute ici, Messieurs, le lieu et l’occasion d’observer que, pour tout homme qui a comme lui la conscience et la preuve de son mérite, un pareil sacrifice est l’une des plus belles victoires que puisse remporter la vertu. Il ne nous parlait jamais de cet effort de modestie, dont il se flattait d’autant plus d’avoir seul le secret, qu’en nous cachant avec soin cette abnégation habituelle de lui-même, il ne cessait de nous animer tous, je le sais, aux études qui pouvaient rehausser la gloire de ses collègues. Mais cette ruse innocente ne pouvait soustraire à notre admiration la lutte manifeste et pénible de son dévouement au devoir avec son amour pour les lettres. Ses regards nous révélaient assez l’objet chéri de ses affections, en restant toujours fixés sur le plus grand intérêt de son cœur, sur toutes les nouveautés de ce genre, les entreprises et les succès littéraires, les réputations naissantes, les productions de nos premiers écrivains, les travaux, les pertes, les acquisitions de nos académies, ou des congrégations savantes et de l’enseignement public. Les lettres particulières de l’abbé de Radonvilliers, qu’on citait souvent comme des modèles , et les mémoires que le gouvernement lui demandait tous les jours sur chaque objet de l’administration, lui attiraient une profonde et discrète estime, et empêchaient sa modestie de le rendre étranger à l’art d’écrire. Mais tous ces écrits confidentiels n’avaient sur sa renommée d’autre influence que le résultat toujours remarqué, et jamais expliqué, de montrer aux connaisseurs étonnés du problème un écrivain inactif en apparence, et dont la plume très-exercée révélait au contraire une activité continue, toutes les fois qu’il avait à prononcer un discours public.
C’était encore plus, Messieurs, à la sagesse qu’aux lumières de l’abbé de Radonvilliers que la confiance du gouvernement rendait un si juste hommage ; elle ne se bornait même pas à soumettre à son examen les questions problématiques sur lesquelles l’opinion du ministère se trouvait partagée. Personne n’ignorait à la cour qu’il y était habituellement consulté dans tous les choix importants et dans toutes les grandes affaires. Ses relations anciennes et intimes avec les ministres, ses services distingués en plusieurs genres, et son refus constant d’accepter les premières dignités de l’Église, appelaient sa faveur autant que son mérite aux places les plus éminentes. Mais il ne voulut en occuper aucune ; et il n’accepta que malgré lui, pour retraite, au delà de sa soixantième année, une charge de conseiller d’État. Qui n’aurait cru alors, Messieurs, cette nouvelle carrière étrangère à ses études ? Mais un véritable talent ne se trouve étranger dans aucun des emplois où il peut se déployer. Il étonna donc si heureusement ce tribunal par l’étendue de ses connaissances en législation, en jurisprudence, en administration ; il y montra un talent tellement supérieur à la routine, que M. le garde des sceaux de Miroménil, dont la sagacité démêla promptement la sienne, l’appela constamment aux commissions les plus honorables du conseil, où il acquit et conserva toujours cette imposante considération de savoir, de sagesse et d’intégrité, qui ne s’établit et ne se manifeste dans les corps délibérants qu’en dirigeant habituellement leurs décisions.
Mais la vie privée de l’abbé de Radonvilliers ne démentira-t-elle pas pour lui, comme pour tant d’hommes célèbres, cette dignité si respectable de sa vie publique ? Non, Messieurs ; elle va lui donner au contraire un nouvel éclat. Doué d’un excellent naturel, il sut allier un caractère doux à des mœurs pures, et un esprit indulgent à des principes sévères. Aucune parole de blâme ne sortait jamais de sa bouche ; et il ne censurait les torts ou les défauts des autres que par son attention à mieux s’en préserver lui-même. Il apportait dans la société, au lieu de l’ennui et de la tristesse qu’engendrent les dégoûts des passions ou les remords de l’oisiveté, cette sérénité épanouie qui témoignait qu’il sortait du travail avec le besoin du repos et des épanchements de l’amitié. Il n’y montrait de l’empressement que pour jouir des succès d’autrui. Son aimable activité ne fut jamais que de la bienveillance. Personne ne savait écouter avec plus d’esprit et plus d’intérêt. Dans les assemblées nombreuses, sa conversation était ménagée et précise ; mais dans un cercle d’amis, il nous livrait avec le plus obligeant abandon toutes les inépuisables richesses de ses études et de son expérience. En public, sa timidité, la connaissance et la crainte des hommes lui donnaient un air de réserve et de finesse qui disparaissait entièrement dans son intimité. On n’apercevait plus alors en lui que simplicité, candeur, et une douce gaieté dans nos entretiens de confiance. Il abondait aussitôt en précieux souvenirs, en vues nouvelles, en conseils lumineux, en discussions intéressantes ; et son âme ne cessait d’embellir son esprit. On le surprenait quelquefois souriant avec une joie d’émulation et de sympathie au récit d’une action louable, à la proposition d’une bonne œuvre, au nom de ses amis, à l’occasion de défendre les malheureux, les inconnus et les absents ; à l’éloge d’un ouvrage estimable, à l’apparition d’un talent naissant, à la présence imprévue d’un homme célèbre. Un mot, un geste, un regard échappés à son cœur toujours sensible nous découvraient toute la promptitude et tous les premiers mouvements de son agissante bonté. Nous nous regardions devant lui : c’était notre seule manière de le louer. Nous ne pouvions le voir et l’entendre familièrement sans l’estimer, le chérir et le révérer toujours davantage. Il faut l’avouer dans ce sanctuaire des lettres, dussions-nous par ce contraste inspirer ici au génie une envie honorable devant la vertu ; que sont, Messieurs, toutes les jouissances littéraires à côté de pareils hommages ? et qu’est-ce donc que la gloire elle-même auprès de tant de bonheur ? Constamment heureux de sa modération, modeste avec dignité, toujours sage dans ses discours comme dans sa conduite, l’abbé de Radonvilliers a traversé une longue vie en parcourant, à toutes les époques turbulentes de l’esprit de parti, les carrières les plus orageuses de la société : dans les maisons d’éducation, dans les cloîtres, dans les cabinets du ministère, dans les assemblées du clergé, dans les palais des grands, dans les ambassades, dans les cours, dans les emplois publics, dans les tribunaux, dans les académies : sans qu’on lui ait jamais connu un seul adversaire, un seul détracteur, un seul ennemi ; sans qu’on puisse trouver en lui la moindre action à excuser ou à justifier ; sans que son nom ait une fois été mêlé à aucun reproche, à aucune querelle, à aucun procès, à aucune cabale, à aucune satire, à aucune intrigue ; enfin, sans qu’aucune de ces scabreuses situations ait pu altérer un instant cette belle harmonie de sa destinée, ce calme invariable de sa haute sagesse, ce caractère égal et uniforme qui, se composant de l’accord habituel des sentiments avec les actions, n’est autre chose qu’une noble et courageuse fidélité à soi-même et à ses principes.
En vous retraçant, Messieurs, une si heureuse réunion d’intérêt et de calme, de raison et de bonheur, je regrette de ne pouvoir pas célébrer devant vous toutes les vertus de l’abbé de Radonvilliers, qui fit revivre si longtemps dans cette Académie le pieux et savant abbé Fleury, dont il occupait la place à la cour. Je me bornerai à vous en présenter une seule qui vous rendra sa gloire encore plus chère ; et il est d’autant plus juste d’en faire jouir enfin aujourd’hui sa mémoire, qu’elle n’eut jamais dans sa vie, ni pour objet, ni pour récompense, une vaine et stérile admiration.
C’est de sa bienfaisance que je veux parler, Messieurs, afin que vous mesuriez vous-mêmes la hauteur à laquelle les principes religieux élèvent cette belle et noble inclination dans l’âme d’un homme plein de foi, qui n’estime les richesses que pour les répandre, et ne calcule les intérêts du présent que par les espérances de l’avenir.
L’abbé de Radonvilliers fut en effet plus que bienfaisant, il fut charitable. Mais avant de parler de sa charité, je dois vous rappeler ce qu’il disait lui-même de cette vertu en la louant dans cette Académie, afin qu’après avoir entendu les maximes qu’il professait en votre présence, vous puissiez les confronter avec ses actions, qui en seront le plus fidèle commentaire. Quand il reçut le successeur de M. Dupré de Saint-Maur, après avoir dignement apprécié son mérite littéraire, il voulut célébrer aussi, avec l’accent d’une sensibilité qui révélait l’émulation de sa conscience, les aumônes du traducteur en prose de Milton, dont il dévoila ainsi le secret en trahissant le sien propre.
« A ce nom de bienfaisance, dit-il, l’enthousiasme saisit aujourd’hui tous les écrivains. Jamais vertu ne fut tant vantée. Puisse la pratique en être aussi commune que les éloges ! puisse-t-elle surtout être appuyée dans tous les écrits et dans tous les cœurs sur l’unique base qui la rende inébranlable ! »
Certes, Messieurs, ce sont bien en effet les grands ressorts qui produisent les grands mouvements ; et la religion, qui est la plus ancienne et la meilleure amie, ou plutôt la mère commune des malheureux, sera toujours le mobile le plus puissant des bonnes œuvres. Eh ! qui le sentait mieux, qui avait plus le droit de le dire que le respectable abbé de Radonvilliers ? Je n’avais aucune notion précise de ses pieuses largesses ; je savais seulement, par un exemple déplorable de l’abus de ses bienfaits, qu’il avait été prodigue de ses dons jusqu’à se voir obligé de s’en repentir : mais je connaissais à fond ses principes religieux. J’avais fait sur ses titres littéraires des recherches si heureuses pour sa gloire, que, guidé par ma seule confiance en sa piété, j’ai voulu aller aussi à la découverte du bien que nous le soupçonnions tous d’avoir fait dans le cours de sa vie. Je me suis donc adressé directement à son propre pasteur, M. Marduel, curé de Saint-Roch, émule et successeur d’un oncle vénérable qui de nos jours a tant fait respecter dans cette capitale, pendant cinquante années, le ministère pastoral.
C’est une conversation familière que vous allez entendre ici, Messieurs, durant quelques moments. J’ai cru pouvoir, ou plutôt devoir vous la rapporter avec une religieuse fidélité ; et j’espère que la délicatesse de votre goût me pardonnera sans peine d’en avoir conservé toute la simplicité dans mon récit.
J’ai d’abord demandé à M. le curé de Saint-Roch s’il ne pourrait pas me fournir quelques renseignements sur l’abbé de Radonvilliers, dont je me proposais de faire un éloge public. Il m’a répondu qu’il avait reçu ses derniers soupirs, et qu’il n’avait jamais vu mourir personne avec plus de résignation et de sérénité ; mais que ne l’ayant fréquenté qu’à la fin de ses jours, il ne savait rien de relatif à sa vie privée ou à ses écrits.
Surpris d’une réponse si imprévue, j’ai voulu pénétrer le motif qui avait pu les tenir éloignés ainsi l’un de l’autre. Il me l’a expliqué, en me confiant que cet homme de bien, c’est le nom qu’il lui a donné, s’était toujours borné par système à ces rapports cachés, ou, comme il a bien mieux dit, à ces rendez-vous clandestins avec son curé : de peur qu’une liaison plus suivie n’eût fait deviner ses bonnes œuvres, sur lesquelles il exigeait le silence le plus absolu.
J’ai respiré et repris courage. Je ne cherchais qu’une seule vertu, j’en trouvais deux. « Maintenant, ai-je poursuivi, que vous ne devez plus aucun secret à son humble charité, vous ne refuserez pas, sans doute, d’en faire confidence à mon zèle pour sa gloire ? – Très-volontiers, m’a-t-il dit ; je peux en parler savamment. Il m’avait chargé de lui indiquer par écrit toutes les bonnes occasions de faire du bien. Nous étions exacts à lui en fournir la note une fois par semaine ; et quand il me rencontrait, il m’en remerciait tout bas par un sourire. »
« Eh bien ai-je repris, quand vous lui adressiez vos rapports confidentiels de la misère, comment y répondait-il ? – Il ne répondait jamais, m’a-t-il dit ; il recevait tout simplement nos billets d’avis comme autant de lettres de change payables à vue, pour la somme que nous lui avions fixée, depuis cent jusqu’à douze cents livres ; et même ne s’en tenait-il pas toujours à notre demande, il allait au delà. Tels étaient les secours de circonstance qu’il accordait aux pauvres honteux, indépendamment de ses aumônes fixes qu’il nous laissait le soin de distribuer. »
A ces mots, je l’avoue, Messieurs, je croyais m’entretenir avec la conscience de l’abbé de Radonvilliers, ou avec la vertu elle-même. Mon cœur palpitait d’admiration et d’attendrissement ; mais je sentais le besoin de cacher mon ravissement à celui qui le causait. « Et à quelle somme, ai-je continué, pouvaient monter annuellement ces aumônes réglées que vous obteniez de sa confiance en faveur de tant d’inconnus dont il n’entendit jamais les bénédictions ? – Le calcul en est facile, a-t-il répliqué sans hésiter : dans tous les pays où il avait des revenus ecclésiastiques, il en déléguait la quatrième partie, chaque année, aux indigents du lieu. Mais, à Paris, il avait abonné au mois ses charités courantes ; et durant les trente-trois dernières années de sa vie qu’il a été notre paroissien, nos registres attestent qu’il n’a jamais manqué d’envoyer cent louis tous les mois à son curé pour les pauvres de la paroisse de Saint-Roch . »
Jour immortel, soyez béni ! jour que je veux compter parmi les plus heureux de ma vie, puisque j’ai pu rendre dans ce temple de la gloire un si magnifique hommage à M. l’abbé de Radonvilliers, ou plutôt à l’Académie française, ou plutôt mieux encore à la religion elle-même, qui revendique avec justice les nobles transports d’amour et les bénédictions de reconnaissance qui s’élèvent autour de moi du fond de tous les cœurs !
Mais, en soulevant ainsi le voile qui cachait les aumônes immenses de cet homme vertueux en découvrant, avec autant de joie que de surprise, qu’il se réservait à peine le quart de son revenu, et que sa charité envahissait tout le reste de sa fortune, j’ai recueilli d’autres preuves non moins touchantes de la beauté et de la bonté de son âme, et je ne dois pas en priver aujourd’hui devant vous sa mémoire. Je ne puis, je l’avoue, me séparer d’un objet si doux. J’ai donc voulu voir, j’ai vu les anciens collègues, les amis, les gens d’affaires, et même les vieux serviteurs de l’abbé de Radonvilliers. En leur proférant ce nom chéri, et en leur confiant l’objet de mes recherches, je les ai trouvés pleins d’attachement et de vénération, m’ont-ils dit, pour cet excellent homme, bon parent, ami sûr, maître compatissant et facile à servir, qu’ils avaient toujours connu généreux, indulgent, exemplaire, simple et uniforme dans ses vertus, profondément pénétré de religion et d’humanité. Ils n’ont pu s’exprimer d’abord avec moi que par des cris d’amour, des soupirs et des gémissements. Ils se sont écriés qu’ils avaient tout perdu à sa mort, et qu’ils n’avaient plus connu depuis aucun bonheur sur la terre. Leur langue ne pouvait suffire au récit de tant de largesses dont ils avaient été ou les objets, ou les témoins, ou les confidents, ou les ministres. En me peignant le calme de ses derniers moments, ils croyaient le voir mourir une seconde fois. Ce n’était plus alors à moi, c’était à l’abbé de Radonvilliers lui-même qu’ils parlaient et qu’ils adressaient leurs derniers adieux, comme s’il avait pu les entendre. Ils ravissaient mon admiration en déchirant mon cœur ; et tandis que je leur enviais en secret cette éloquence de l’âme, ils s’excusaient encore auprès de moi, disaient-ils, de répondre si mal à mon attente. Et moi, non moins ému qu’eux-mêmes, je me demandais avec surprise, au milieu de tous ces cœurs sensibles qui lui conservaient tant d’affection dix-neuf années après sa mort, si je me trouvais dans le sein d’une famille éplorée au moment où elle vient de perdre un père chéri. Ils me recommandaient pieusement sa gloire : ils me parlaient de lui comme d’un ami absent, avec lequel il leur semblait que j’allais vivre en m’occupant de son éloge ; et chacun me chargeait du tribut particulier de ses regrets, de sa vénération, de sa reconnaissance, de sa douleur et de son amour.
Celui dont la mort a été, ou plutôt est encore ainsi pleurée, fut enlevé aux malheureux et aux lettres dans sa quatre-vingt-unième année, le 20 du mois d’avril 1789. Le ciel voulut récompenser toutes ses vertus, en épargnant à ses derniers regards le spectacle des crimes et des désastres auxquels il n’aurait pu survivre. Mais ses pressentiments et sa pénétration les lui firent envisager dans toute leur étendue, avec ce coup d’œil, perçant des mourants qui sur le bord de la tombe, semble lire de plus près dans les ténèbres de l’avenir : comme si la nuit du temps s’éclairait d’avance à leur vue par le crépuscule de cette éternité dans laquelle ils vont entrer. Ses adieux funèbres à ses amis furent pour lui-même des motifs de félicitation et pour eux des épanchements de douleur. A juger par ses compatissantes frayeurs, on aurait cru que c’était lui seul qui devait subir cette épreuve terrible, à laquelle il allait au contraire échapper pour toujours. La perspective de nos destinées le consola tellement de sa mort, que dans les derniers jours de sa vie, on l’entendit remercier plusieurs fois la Providence de sa fin prochaine comme d’un bienfait, et la bénir, avec des yeux baignés de larmes, de n’être pas témoin d’une catastrophe devant laquelle sa vieillesse consternée ne découvrait plus d’autre asile et d’autre terme que le tombeau.
Mais si l’abbé de Radonvilliers a dû se féliciter de ne pas voir le bouleversement de sa patrie, il faut le plaindre aujourd’hui, Messieurs, de n’avoir pu jouir avec nous du spectacle que présente à l’univers la France, fière de sentir comme de déployer pour la première fois toute sa force, et d’exercer la prédomination que lui donne au milieu de l’Europe un gouvernement qui a su et voulu mettre à son rang politique une si grande nation.
Français ! toujours dignes désormais de cette prééminence qui nous présage tant de félicité, rapprochons sans cesse dans nos esprits le souvenir à jamais instructif des dix années qui ont précédé parmi nous le rétablissement de la monarchie, pour les comparer à l’ordre, à la sécurité, à la splendeur de notre état présent ; contemplons la profondeur de l’abîme d’où nous sommes sortis, et dans lequel nous retomberions encore sans l’appui du bras tutélaire qui nous en a retirés ; et nul n’osera se montrer follement ingrat envers l’auguste libérateur qui, par une théorie profonde de l’esprit public, a su en devancer et diriger l’influence ; qui a reporté de l’armée à la masse des citoyens le feu sacré de l’honneur, seul levain assez actif pour régénérer nos âmes ; qui, pressentant de loin les intérêts, les besoins, les vœux, les affections du peuple français et l’infaillible retour de ses habitudes, l’a défendu d’abord contre ses ennemis pour nous protéger plus puissamment ensuite contre nous-mêmes ; qui s’est allié à notre révolution pour en détruire tous les principes désorganisateurs, après avoir sagement transigé avec ses inévitables conséquences ; et qui, en arrachant aux passions les plus féroces un ascendant usurpé sur la raison, a fondé son empire sur la confiance et la réunion de tous les partis.
En effet, Messieurs, c’était uniquement du sein d’une armée victorieuse que devait s’élever au pouvoir suprême un général dont le grand nom n’eût à craindre ni envie ni rivalité ; et il nous fallait la plus imposante de toutes les renommées militaires pour dompter à force de gloire l’opinion la plus effrénée. Cet homme extraordinaire a paru, et d’avance a signalé ses destins en faisant de la guerre un art tout nouveau dans le monde. Il ne mesure point l’espace, il le franchit. Ses marches sont des manœuvres si variées et si savantes, qu’en arrivant au centre de ses armées, dont le seul point de réunion dévoile aussitôt les combinaisons les plus sublimes, il termine ses campagnes au moment même où il semble les ouvrir. Ce grand capitaine ôte ainsi les prestiges à la fable pour transporter dans son histoire tout le merveilleux de la mythologie. Je me trompe, Messieurs, je dois monter plus haut. Comment ne pas voir en effet, dans une vie si remplie de journées historiques, tous les événements empreints du sceau de cette Providence qui, par tant de prodiges, montre à la terre le héros appelé du fond des conseils éternels à devenir l’instrument de ses desseins et l’exécuteur de ses décrets ! C’est le cri soudain et unanime de l’admiration universelle, qu’il y a dans l’ensemble de cette étonnante destinée je ne sais quoi de plus grand que nature, quelque chose enfin qui ne peut appartenir au temps, et qui n’est ni incertain, ni inconstant, ni divers comme lui.
Eh ! quel moment plus opportun pour l’observer et pour le dire, que celui où ce monarque prédestiné à tant de grandeur, visiblement couvert du bouclier de la protection divine, balance dans ses mains triomphantes le sort des empires, mesure leurs forces, divise leurs intérêts, leur prépare d’autres limites, et compose pour le monde politique, à la tête de ses légions, un nouvel et durable équilibre ! Tandis que des extrémités de l’Europe, où, de victoires en victoires et de conquêtes en conquêtes, l’essor de ses aigles a si rapidement concentré les horreurs de la guerre, il tient hautes et sans relâche toutes les rênes de son immense gouvernement, comme s’il était en pleine paix au milieu de sa capitale. Non, Messieurs, il ne reste plus dans l’univers qu’une seule réputation dominante, et l’admiration, réduite au respect et au silence, ne trouve dans les annales des siècles passés aucun nom qu’on puisse comparer au sien, devenu à jamais son plus grand éloge.
Mais, que dis-je ? les merveilles dont nous sommes témoins ne forment encore que la moitié des droits que notre empereur veut s’assurer aux hommages de l’équitable avenir. La gloire militaire est épuisée pour lui désormais par ses propres exploits. Il le sent, il le dit lui-même c’est assez de victoires, assez de triomphes, assez de prodiges. Son cœur et nos vœux l’appellent à cris redoublés dans les diverses carrières qui nous le montreront tout entier.
Déjà il a relevé les autels, le trône, les tribunaux, les ateliers des arts, les asiles de l’humanité souffrante, les sanctuaires des lettres et de l’éducation publique. Oh ! qu’il juge lui-même, par les immenses bienfaits de sa jeunesse, de l’attente que fondent en nous tant de nouveaux moyens d’autorité réunis à la vigueur de l’âge ! Je ne prétends pas pénétrer ici dans le sanctuaire inaccessible de son génie. A Dieu ne plaise que je veuille prévenir, par des vœux anticipés, l’époque ou les résultats de ses résolutions souveraines Mais, s’il nous est permis d’arrêter un instant nos regards sur tout ce qu’il a commencé, préparé ou promis d’heureux et de grand pour la prospérité publique, pourquoi ne jouirait-il pas, pourquoi ne jouirions-nous pas nous-mêmes, dès aujourd’hui, d’une perspective qui lui découvre tant de reconnaissance et d’amour ? La suprématie de son talent aspire à toutes les conquêtes pacifiques ; et il faut que cette seconde partie de son histoire, dont la France aime à lui présenter d’avance le tableau tracé par lui-même, soit digne de la première qui la rend si difficile.
C’est le héros de la paix que nous voulons revoir en lui, le noble rival du héros de la guerre. C’est le monarque appelé à réaliser en France le beau idéal du gouvernement, que nous sommes impatients de contempler dans une laborieuse tranquillité d’esprit, donnant au genre humain, par l’action continue de sa toute-puissance, la mesure peut-être encore inconnue du génie sur le trône ; dotant l’avenir du grand héritage de la morale publique, en assurant à la morale religieuse par toutes les institutions indispensables pour la perpétuité de ses ministres, cette influence tutélaire sur la conscience des peuples, dont si vainement, et avec une si désastreuse imprudence on s’est efforcé de méconnaître la nécessité ; animant d’une émulation générale tous les genres d’agriculture, d’industrie et de commerce, qu’étendront et protégeront ses victoires ; s’occupant avec une patience réfléchie de tous les codes successifs et divers qu’attend de lui le système complet de sa législation ; consacrant son infatigable activité aux superbes établissements prêts à éclore de ses méditations fécondes, aux routes, aux ports, aux canaux, qui vont proportionner la facilité des communications à l’agrandissement du territoire ; appliquant l’ardeur de sa pensée et l’énergie de son caractère à la réforme de tous les abus qui ont tant à redouter ses loisirs ; érigeant la direction et la culture de l’esprit public en domaine de la souveraineté et en apanage de ses sollicitudes environnant son empire, non-seulement d’une nouvelle chaîne de forteresses et de grands États confédérés qui serviront de garants à la paix comme de frontières et d’avant-gardes à la France, mais surtout de sa propre réputation, qui en sera la plus forte barrière ; rendant sa capitale la plus magnifique cité du monde, en ne cessant de l’embellir par de grands monuments, et en y sacrifiant noblement ses propres créations au triomphe des arts, dont il termine et perfectionne les plus beaux ouvrages vivant en paix avec tout l’univers sur la garantie de son épée ; ne se montrant jamais à son peuple que pour recueillir des cris universels d’amour et de joie, seuls éloges dignes de lui, et qui témoigneront partout sur son passage notre empressement à voir, à bénir le père de la patrie, et à ne parler à son cœur qu’en poussant devant lui jusqu’au ciel les acclamations unanimes de notre piété filiale ; enfin, continuant d’année en année, durant le cours de la plus longue vie, de s’élancer par delà les bornes connues de la vraie gloire, par delà nos espérances, s’il est possible par delà même les fictions de l’opinion publique, toujours tentée de se croire parvenue au plus haut degré de l’enthousiasme, et sans cesse étonnée des merveilles imprévues qui viennent encore l’exalter !
Et vous orateurs, et vous poëtes, et vous écrivains célèbres, quelle tâche ce phénomène de grandeur impose à vos travaux ! Quel plus digne objet de vos veilles, que de retracer à la postérité cette vie classique destinée à devenir la leçon éternelle des rois ! Oh ! qu’il sera doux, qu’il sera beau pour vous d’étudier et de peindre cet homme prodigieux, ajoutant de jour en jour à sa gloire toutes les espèces de gloire, faisant de son règne, pour les lettres et pour les arts, une cinquième époque séculaire de l’esprit humain, élevant sa nation dans tous les genres, au même rang où il a placé son armée ; et, pour renfermer tous nos vœux dans un seul, mettant la moralité et le bonheur du peuple français de niveau avec la puissance et la renommée du souverain qui le gouverne !
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M. Bergasse, M. de Lally-Tollendal, M. Caron de Beaumarchais, etc.
Mirabeau plaidait lui-même au parlement d’Aix, contre sa femme, qui invoquait la protection des lois, en le poursuivant en séparation, et qui était dépourvue de moyens suffisants pour se soustraire à sa tyrannie par un arrêt. Il n’avait besoin pour gagner sa cause que de rester sur la défensive. Mais son habile adversaire sut provoquer et irriter son orgueil, pour l’exciter par ses défis à divulguer des lettres que madame de Mirabeau avait écrites à son mari, et dont on savait qu’il était encore dépositaire. Ce triomphe d’un moment tenta la vanité de Mirabeau, qui les lut en pleine audience, et qui, en diffamant ainsi publiquement son épouse, lui fournit un moyen péremptoire de séparation légale.
Telles sont la tradition et l’opinion de l’Académie française sur la foi de l’abbé d’Olivet. D’autres critiques prétendent, entre autres l’abbé Goujet, dans le catalogue manuscrit de sa bibliothèque, que ce désaveu ne doit pas être attribué au premier président de Lamoignon, mais à son fils aîné Chrétien-François de Lamoignon, avocat général, ensuite président à mortier au parlement de Paris, aïeul de M. de Malesherbes, reçu honoraire de l’Académie des belles-lettres en 1704. Mais une pareille discussion est fort indifférente, puisque toute la question se réduit à savoir si ce refus très-constant a été fait par le premier président de Lamoignon, ou par l’aîné de ses enfants, et que l’un et l’autre méritaient le choix de l’Académie.
M. de Voltaire disait un jour au père Porée, qu’il n’aimait pas les vers français, parce qu’il ne savait pas en faire. « Cela peut être, lui répondit son ancien professeur ; si je n’en ai pas le talent, je n’en montre pas la prétention. Mais vous conviendrez que, si la langue française ne me doit pas de beaux vers, je lui ai formé du moins d’assez bons poëtes, tels que vous, M. de Voltaire, M. Le Franc de Pompignan et M. Gresset. Je doute qu’il en sorte de pareils de votre école. »
Je n’ai pu découvrir cette comédie dans aucune bibliothèque de Paris. Voici la seule notice que j’en aie trouvée dans le Mercure de France de l’année 1740, page 1210 « Les pensionnaires du collége de Louis-le-Grand y ont représenté, le 1er du mois de juin, la tragédie d’Isaac, par le père Brumoy, et elle a été suivie d’une comédie en un acte par le père de Radonvilliers. C’est une critique des mœurs et des défauts de la jeunesse, intitulée : les Talents inutiles. Deux cousins, l’un agréable, mais frivole, l’autre estimable et solide, en font le contraste et l’intrigue. Le comique léger y est développé avec tous ses agréments, et la finesse n’y prend rien sur la naïveté. Tous les petits talents y sont réduits à leur juste valeur. M. de Fontanieu soutenait le ton frivole avec grâce. M. de Leuville faisait aimer la sagesse. MM. Destouches, de Breteuil, d’Ombreval, Turgot, d’Angennes, de Sarron, n’ont pas moins contribué au succès de cet utile badinage. Enfin les juges les plus difficiles conviennent que plus d’un auteur s’est illustré à moindres frais. »
Voici les éloges que donne le cardinal de Polignac, dans son poëme de l’Anti-Lucrèce, au poëte dont il combat l’athéisme. Je joins à ces citations la traduction de Bougainville.
Et celebrem quo se jactat mala turba Poetam
Obruere est animus, Musasque ad vera vocare. Lib. I, n° 20.
« Je me propose de confondre le poëte célèbre, que les partisans d’une liberté chimérique se glorifient d’avoir pour maître. Je veux rappeler les Muses à la défense de la vérité. »
Non mihi quae vestro quondam facundia Vati,
Nec tam dulce melos, nec par est gratia cantûs. Lib. I, n° 50.
« Moins éloquent que votre poëte, je n’ai ni sa force ni ses charmes ; mes chants n’ont point l’harmonie des siens. »
Ille voluptatem et veneres, Charitumque choreas
Carmine concelebrat, nos veri dogma severum.
Triste sonant pulsae nostra testudine chordae.
Olli suppeditat dives natura leporis
Quidquid habet, latos submittens prodiga flores :
lllius ad plectrum suspirant molliùs aurae,
Gratior et coelo radius descendit ab alto.
Si terram aspicias, nemorum tibi porrigit umbram ;
Garrula per clivos elabitur unda virentes ;
Lactea fertilibus decurrunt flumina campis ;
Suave canunt pictae volucres, perque humida prata
Nil nisi fecundosque greges, armentaque monstrat
Laeta boum, saltant pecudes, pecudumque magistri.
AEneadum genitrix felicibus imperat arvis,
Aeriasque plagas recreant pelagusque profundum. Lib. I, nos 55, 60, 65.
« Il a célébré dans ses vers la volupté, les amours et les grâces. Je consacre les miens à l’austère vérité. Les cordes de ma lyre ne rendent qu’un son grave et sérieux. Les fleurs naissent sous les pas de Lucrèce. La nature lui prodigua tous ses trésors. A sa voix les aquilons deviennent des zéphyrs, le soleil brille d’une lumière pure dans un ciel sans nuages. Si vous jetez vos regards sur la terre, il vous offre des forêts qui la couvrent de leur ombre, des ruisseaux qui serpentent en murmurant, de vastes plaines où l’abondance coule avec les fleuves qui les arrosent ; les oiseaux charment à la fois les oreilles et les yeux ; de nombreux troupeaux bondissent dans de fertiles prairies et le son de la musette anime les danses des bergers. L’univers est l’empire de Vénus ; Vénus rend la terre féconde, elle peuple les régions de l’air et les abîmes de l’Océan. »
Pieridum si forte lepos austera canentes
Deficit, eloquio victi re vincimus ipsa. Lib. I, n. 65.
« Que la poésie refuse d’embellir en mes mains un tel sujet. Si mon style est inférieur à celui de Lucrèce, ma cause triomphera du moins de la sienne. »
Ne vitio vertas quod eos tibi fortè timores
Reddiderit, quos abstulerat facundia vatis
Romani, potumque in dulci nectare virus. Lib. II.
« Rendez justice à mes vues, Quintius. Ce n’est pas pour troubler votre repos que j’ai rappelé dans votre âme de salutaires frayeurs, qu’un poète trop éloquent avait su vous ravir par ses charmes. »
Ne votis blandita tuis doctrina Lucreti
Fascinet ingennam magico ceu carmine mentem. Lib. II..
« Je n’eus jamais pour objet que d’empêcher qu’une doctrine qui flatte les passions ne s’emparât de votre esprit en séduisant votre cœur. »
Haec et plura caneus avide bibat ore diserto
Pegaseos latices et nomen grande poetae :
Non sapientis amet. Lauro insignire poetam
Quis dubitet ! primus viridantes ipse coronas
Imponam capiti, et meritas pro carmine laudes
Ante alios dicam. Lib. V, n° 50.
« Lucrèce m’enchante lorsqu’il traite de pareils sujets. Sa main sait y répandre toutes les beautés d’une éloquente poésie. Favori d’Apollon, il a droit aux lauriers qui croissent sur le Parnasse. Je serai le premier à ceindre son front d’une couronne immortelle. Mais que, satisfait du nom glorieux de poète, il n’aspire jamais à celui de sage.
Tel est le jugement du cardinal de Polignac sur le talent poétique de Lucrèce. Voici le sentiment de Pluche sur le fond de sa doctrine :
« Que penserons-nous du poëme de Lucrèce dont on a fait tant d’éloges ? J’ose dire que ce n’est ni un bon poëme ni surtout un bon traité de philosophie. Qu’il ait bien parlé sa langue, je n’en disconviens pas : sa latinité est exquise. Qu’il ait peint heureusement quelques-uns des plus beaux objets de la nature, j’avouerai sans peine la ressemblance de ses descriptions. Voilà son mérite, et il est grand. Mais le mérite du style est bien différent de celui de l’ouvrage, et un livre bien écrit n’est pas toujours un bon livre. Si vous observez quelle fin Lucrèce se propose, quels principes il croit propres à y conduire, et comment il amène les diverses parties de son poëme à ce but, vous ne trouverez plus en lui ni un génie juste, ni un bon raisonneur. Peut-on montrer en effet moins de justesse dans le projet et dans l’exécution, que de trouver la nature admirablement belle et d’en retrancher le seul être capable d’y établir des liaisons, de la constance et de la beauté ? Quelle philosophie de vouloir faire honneur de cette beauté, et de la persévérance tant des rapports que des utilités, à des causes qui ne connaissent rien, et ne peuvent rien ! Peut-on donner l’idée de physique à ce concours fortuit de parcelles qui, sans intelligence et sans guide, s’en vont régulièrement à leur place dans le labyrinthe d’un corps organisé, pour se conformer à un modèle, pour construire ici à point nommé un cœur, et là précisément un cerveau, et pour n’en former qu’un seul au lieu d’en faire plusieurs ? Il ne faut plus pour comble d’absurdité qu’accorder le nom de sage à un homme assez téméraire pour entreprendre d’ôter du milieu de la société l’espérance et la crainte de l’avenir qui y maintiennent l’ordre, et de travailler de tout son pouvoir à ruiner avec l’ordre social tous les fondements de la vertu, qui seule établit cet ordre efficacement. » (Pluche, Mécanique des langues, livre II.).
M. Adry, ci-devant bibliothécaire de l’Oratoire de la rue Saint-Honoré, dont tous les gens de lettres connaissent et estiment le goût et l’érudition, m’a écrit à ce sujet en ces termes : « M. l’abbé de Radonvilliers était en commerce de lettres avec M. Grosley, de l’Académie des inscriptions. Celui-ci m’a montré plusieurs lettres qui faisaient beaucoup d’honneur aux principes, aux connaissances de cet abbé, et plus encore à son bon cœur. On y voyait surtout un bon citoyen ! Je prends ici ce mot dans sa véritable acception, et non tel qu’il a été prostitué si souvent par des gens de tout parti, dont les principes ont été quelquefois en opposition avec les premières notions de la morale. »
M. le curé de Saint-Roch me raconta dans la suite de cette conversation, qu’après avoir refusé d’adopter par son serment la constitution civile du clergé, il convoqua son assemblée de charité, pour ne pas abandonner sa cure sans avoir rendu compte de l’administration des aumônes qui lui avaient été confiées. Durant cette séance, M. Bailly, maire de Paris, vint faire une nouvelle tentative auprès de ce pasteur, dont la retraite excitait dans sa paroisse de si justes regrets, pour l’engager de nouveau à prêter le serment ; et ne l’ayant pas trouvé à son presbytère, il se rendit immédiatement dans la salle de l’assemblée. M. le curé de Saint-Roch crut, en le voyant, que M. le maire voulait assister d’office à la reddition de ses comptes, et il le fit placer immédiatement dans un fauteuil pour en être le vérificateur. Quand on eut constaté que les secours accordés aux pauvres durant le cours de l’année s’élevaient au delà de 130,000 livres, M. le maire voulut connaître le revenu destiné à couvrir cette dépense. « Je n’ai aucun revenu fixe pour mes pauvres, lui répondit M. Marduel et c’est la seule charité des fidèles qui m’en fournit les fonds, comme vous allez vous en convaincre par le registre de ma recette. » – « Et qui donc, s’écria M. Bailly, peut vous fournir habituellement de si grandes ressources ? » – « Prenez la peine, lui répondit M. le curé, de lire vous-même dans ce livre la liste de nos bienfaiteurs, et l’énumération précise de leurs pieuses libéralités. Vous verrez avec satisfaction en l’honneur des gens de lettres, que l’Académie française, dont vous êtes membre, y figure avec beaucoup de distinction, et que, pour sa part, M. l’abbé de Radonvilliers, votre confrère, y a contribué l’année dernière pour environ 45,000 livres, comme il le pratiquait depuis trente-trois ans. » M. Bailly lut le registre avec une vive émotion, et il joignit ses deux mains en levant vers le ciel des yeux pleins de larmes.
Le désintéressement de l’abbé de Radonvilliers n’était pas moins admirable que sa charité. Voici ce que vient de m’écrire M. Adry, dans la même lettre dont j’ai déjà cité un fragment : « Un fait que je puis certifier, touchant l’abbé de Radonvilliers, c’est qu’étant sur le point de renouveler un bail pour la ferme générale de son abbaye de Saint-Loup de Troyes, il demanda au fermier qui en était l’adjudicataire, à quoi il croyait que pourrait se monter l’augmentation qu’il convenait d’y faire, d’après les améliorations de la culture et l’accroissement du prix des denrées. Le fermier répondit qu’on pouvait augmenter la ferme au moins de trois ou quatre mille francs, et qu’il consentait de la prendre lui-même sur ce pied. L’abbé de Radonvilliers ne lui répondit rien ; mais il écrivit aussitôt une lettre qu’il lui remit pour la porter à son notaire. Celui-ci ayant la ce billet dont il lui dit le contenu, le fermier vit que M. l’abbé de Radonvilliers ordonnait de rédiger l’acte aux mêmes conditions du bail précédent. Croyant que M. l’abbé de Radonvilliers s’était trompé, il voulut aussitôt aller s’en expliquer avec lui : « Ce n’est pas une erreur de ma part, lui répondit le bénéficier, mais je puis me passer de cette augmentation de revenu. Je suis fort content de votre exactitude ; vous avez une famille nombreuse, et je suis bien aise de vous aider à l’élever. » Je tiens ce fait du fermier lui-même, M. de la Porte, qui demeurait à Troyes, dans l’abbatiale de Saint-Loup. »