M. l’abbé Maury, ayant été élu par Messieurs del’Académie française à la place de M. le Franc de Pompignan, y vint prendre séance le jeudi 27 janvier 1785, et prononça le discours qui suit :
Messieurs,
S’il se trouve dans cette assemblée une jeune homme, né avec l’amour des lettres et la passion du travail, mais isolé, sans appui, livré dans cette capitale au découragement de la solitude, et si l’incertitude de ses destinées affoiblit le ressort de l’émulation dans son ame abattue, qu’il jette sur moi les yeux dans ce moment, et qu’il ouvre son cœur à l’espérance, en se disant à lui-même : Celui qu’on reçoit aujourd’hui dans le sanctuaire des lettres, a subi toutes ces épreuves. Du fond de son obscurité, il porta ses regards sur cette compagnie ; il y aperçut les premiers hommes de la littérature, et les plus vertueux, les plus dignes amis des lettres, et leurs plus zélés protecteurs ; et il se persuada que si, par un heureux effort, il parvenoit à s’en faire connoître, il devroit bientôt à leur indulgence les plus précieux encouragemens. Ses espérances ne furent point trompées. Profondément saisi, comme on l’est dans le premier âge, d’amour pour les vertus touchantes de l’archevêque de Cambrai, et d’admiration pour les vertus héroïques de Saint Louis, il s’annonça par leur éloge. Dès-lors il vit l’Académie françoise l’accueillir et l’encourager. La distinction dont elle honora son premier essai lui concilia la bienveillance d’un prélat digne, par les qualités de son ame, du nom chéri de Fénelon. L’Académie fit plus encore ; ayant daigné porter ses sollicitations au pied du trône en faveur du jeune panégyriste de Saint Louis, elle obtint pour lui, de la bonté si naturelle au feu Roi, une grâce marquée ; et si depuis, avec plus de calme, de courage et d’émulation, le disciple qu’elle avoit en quelque sorte adopté par ses bienfaits, a pu se livrer aux pénibles travaux du ministère évangélique, c’est uniquement à ce corps illustre qu’il en est redevable, et c’est son propre ouvrage que l’Académie achève aujourd’hui, en lui accordant la plus glorieuse des récompenses littéraires.
Tel est, Messieurs, le point de vue attendrissant sous lequel j’envisage dans ce moment l’Académie. Que d’autres se la représentent comme l’un des grands monumens de la gloire du cardinal de Richelieu, de ce ministre qui mesura tous les empires, calcula leurs forces, leurs intérêts, leurs rapports ; apprit aux Souverains le danger des victoires qui affoibliroient trop un ennemi ou fortifieroient trop un allié, rendit désormais impossibles les anciennes révolutions des conquérans, et acquit des droits à l’éternelle reconnoissance du genre humain, en fondant sur l’équilibre des puissances la grande société des nations. Que d’autres voient dans ce sanctuaire du goût le tribunal de la langue, le trésor public de la littérature, où chaque écrivain apporte le fruit de ses études et de ses veilles, et au milieu d’une Nation spirituelle et cultivée, la plus précieuse élite des talens répandus dans toutes les classes de la société. Que d’autres contemplent ici avec une admiration patriotique, des écrivains dont les ouvrages, composés avec un art qui n’est connu qu’en France, ont fait de Paris la capitale des lettres, et ont imposé à toute l’Europe la nécessité d’étudier notre langue, qui éclaire et rallie aujourd’hui tous les peuples. Que d’autres enfin se plaisent à distinguer sur votre liste de noms destinés à perpétuer ce long héritage de gloire qui honore l’esprit humain. Pour moi, Messieurs, ma reconnoissance élève encore plus haut mes pensées. Je me trouve ici au milieu de mes bienfaiteurs. Je considère l’Académie françoise comme le foyer de l’émulation, le patrimoine du génie, l’asile et le centre commun de toutes les espérances des gens de lettres, le conseil de l’opinion publique pour les encouragemens dus aux jeunes littérateurs, et les écrivains illustres qui la composent, comme les protecteurs naturels des talens naissans.
Mais en mesurant ainsi l’étendue de votre gloire, Messieurs, combien dans ce moment je me sens abaissé moi-même ! Combien plus encore ! Lorsque je me retrace les grands hommes qui ont été assis dans ce sanctuaire, et qui, dans la carrière de l’éloquence où je suis entré, ont fait parmi nous, de la tribune sacrée, la digne rivale de la tribune antique. Je ne puis me livrer aux sentimens dont me pénètrent comme vous, Messieurs, la simplicité majestueuse et la véhémence prophétique de Bossuet, l’attrait irrésistible et doucement victorieux de Massillon, l’onction céleste de Fénelon : mais une réflexion à laquelle je ne dois point me refuser, c’est qu’abstraction faite de leurs talens oratoires, au seul titre de moralistes, ils méritent éminemment les respects et la reconnoissance du genre humain. Je la fais cette observation dans un moment où l’on recueille parmi nous avec tant de magnificence les préceptes moraux des écrivains du paganisme ; et j’ose dire non-seulement que si l’on compare leurs maximes à la morale de l’évangile, qui, par la divinité de sa source est au-dessus de toute comparaison, mais que si l’on rapproche, sous un rapport purement littéraire, Confucius, Épictète, Sénèque, Marc-Aurèle lui-même, de vos orateurs de Meaux, de Cambrai, de Clermont, l’on sera forcé d’avouer que, par la connoissance du cœur humain, par la peinture des mœurs, par la honte qu’ils attachent au vice, par le charme qu’ils donnent à la vertu, par le style enfin, par le génie, par l’éloquence avec laquelle ils plaident la cause de l’humanité souffrante, nos orateurs françois sont encore au-dessus de tous les sages de l’antiquité.
Je m’aperçois, Messieurs, que des objets, si attachans et si intéressans pour moi suspendent trop long-temps l’hommage que je dois ici à l’homme illustre dont je viens occuper la place, et je me sens d’autant plus pressé de m’acquitter de ce devoir au nom des lettres, que la voix publique, devenue si favorable à M. de Pompignan au moment de sa mort, n’a pas toujours été aussi juste envers ses écrits, qu’elle l’est envers sa mémoire. Il semble que la renommée ne se plaise à célébrer que des ombres. M. de Pompignan, dont le rare mérite étoit, pendant sa vie, une espèce de secret pour une partie de la nation, a fondé sa réputation sur des titres aussi variés que durables. En effet, avoir possédé une littérature vaste et féconde, et réuni à une connoissance approfondie de l’hébreu, du grec, du latin, de l’espagnol, de l’italien, de l’anglois, le talent d’écrire en vers et en prose dans sa propre langue, la plus difficile de toutes ; avoir allié une érudition immense aux dons de l’imagination, et mérité des succès éclatans au théâtre, dans les tribunaux, dans les Académies ; avoir su passer des plus hautes conceptions de la poésie aux recherches de l’histoire, aux médiations de la morale, aux calculs de la géométrie, aux défrichemens même de la science numismatique ; avoir parcouru tous les domaines de la littérature, et s’être mesuré tour à tour par des tentatives plus d’une fois heureuses, avec Virgile et Racine, Pindare et Rousseau, Boileau et Horace, Anacréon et les commentateurs de la langue des Grecs ; avoir ajouté à cette variété de connoissances et de talens les lumières d’un jurisconsulte, souvent même les vues d’un homme d’État ; enfin, avoir couronné par de bonnes actions une carrière si honorable, et consacré les travaux d’un homme de lettres et les vertus d’un citoyen, par les principes et les motifs de la religion : tel est, Messieurs, le tableau que présente la vie de l’écrivain justement célèbre, qui entre aujourd’hui dans la postérité.
Né avec des talens distingués, et avec ce désir de renommée qui les accompagne toujours, M. de Pompignan fit des études solides et brillantes sous le célèbre père Porée, dont le nom, cher aux lettres, passera infailliblement à la postérité avec ceux des grands hommes qu’il eut pour disciples et dont il étoit si digne de cultiver l’esprit et de former le goût. Il avoit à peine atteint sa vingt-deuxième année, lorsque son génie, inspiré par le génie de Virgile, enrichit notre littérature de la tragédie de Didon, et le succès de son premier ouvrage ne s’est point démenti depuis plus d’un demi-siècle. Racine avoit parlé de ce beau sujet dans sa préface de Bérénice, avec une prédilection qui sembloit promettre un digne rival au poète le plus parfait de l’antiquité ; mais, soit que sa retraite l’eût détourné de cette heureuse idée, soit que la foiblesse du caractère d’Énée l’eût rebuté, soit enfin qu’il fût effrayé de la ressemblance inévitable de Didon avec Ariane, que Thomas Corneille avoit peinte, non pas avec le coloris et l’élégance de Racine, mais avec les traits si naturels et si touchans, l’auteur de Phèdre avoit laissé à M. de Pompignan la gloire de faire passer du poème latin sur la scène françoise, le personnage le plus intéressant que le génie antique eût jamais inventé. Un plan sage, des caractères soutenus, des ressorts vraisemblables et tragiques, une sensibilité qui égale souvent l’éloquence des personnages à l’intérêt des situations, un style enfin où l’on auroit pu désirer plus d’énergie, mais déjà pur, attachant et périodique, annoncèrent dès-lors à la nation un élève formé dans l’art d’écrire et dans la connoissance du cœur humain, à l’école de Virgile, de Racine, de Métastase ; et ses principes de goût ont toujours attesté depuis que son talent méritoit de les avoir pour maîtres et pour modèles.
L’amour passionné de M. de Pompignan pour les anciens, ce sentiment, la marque la plus sûre des bons esprits, manifesté en lui dès sa jeunesse, ne s’est jamais ni affoibli ni corrompu ; et ce n’est pas un éloge médiocre à lui donner en présence des dépositaires du goût. Je sais, Messieurs, qu’on ne lit presque plus aujourd’hui les ouvrages de l’antiquité que dans les colléges. Des études profondes épouvantent de jeunes littérateurs, plus impatiens de renommée qu’avides d’instruction, et qui échangent les frivoles succès de nos cercles, avec cette gloire tardive, mais durable, qui leur survivroit dans l’avenir. Il faut savoir vivre long-temps seul quand on veut devenir célèbre. Tout homme de lettres, qui a pour les anciens une estime profondément sentie, écrit ordinairement avec goût ; et on s’aperçoit, à son style naturel et simple, qu’il a puisé l’idée et le sentiment du beau dans leur source. En effet, c’est dans les anciens que nous trouvons cet ensemble, ces développemens, cette chaîne de conceptions qui forme le tissu du style, cette vérité d’expression qui est l’image vivante de la pensée, cette justesse de goût qui respecte toujours la langue et ne la tourmente jamais, ce ton de la nature qui n’exagère rien et qui n’affoiblit rien, cette simplicité touchante à laquelle on n’ose s’abandonner que lorsqu’on a le courage du bon goût et la conscience de son talent. C’est dans le commerce des anciens que nous contractons cette habitude constante de creuser un sujet, une pensée, un sentiment, avec laquelle un génie méditatif atteint aux profondeurs de la nature, tandis qu’un esprit léger effleure à peine des surfaces. C’est en lisant les anciens que l’on peut s’approprier une foule d’expressions neuves : plus on les imite, plus dans sa propre langue on devient soi-même original ; et l’on reconnoîtra, Messieurs, au nombre, au mouvement, à l’harmonie du style, un écrivain qui a fréquenté les auteurs de l’antiquité, comme autrefois la fable trouvoit une voix plus mélodieuse aux oiseaux qui avoient voltigé sur le tombeau d’Orphée. Je ne crains pas d’être démenti par vous, Messieurs, en avançant que le talent dépend souvent de l’instruction, et que la perfection du style, dans notre langue, tient plus que l’on ne pense à une étude réfléchie des langues anciennes. Quel est l’homme de lettres qui ne sente chaque jour, par le besoin de traduire sa pensée en latin pour parvenir à l’exprimer, combien le célèbre Arnaud avoit raison de dire qu’on apprend à écrire en françois, en lisant Cicéron ? Si Racine avoit moins médité la langue de Tacite, il n’auroit point écrit Britannicus avec la couleur et l’énergie de l’historien latin ; s’il avoit été moins familier avec la langue d’Homère et de Virgile, on n’en eût pas retrouvé le charme dans Iphigénie et Andromaque ; comme on n’eût point reconnu l’esprit et l’accent des livres saints dans Athalie, s’il n’eût pas été imbu, dès son enfance, du style des prophètes à l’école de Port-Royal. Enfin, Messieurs, il me semble que les anciens sont, dans la littérature, ce que sont les vétérans dans les armées, des hommes éprouvés auxquels, sur la foi de leur gloire, on peut se confier pour s’en laisser conduire. Aussi voyons-nous que jamais les anciens n’ont été plus honorés que par les plus illustres des écrivains modernes. Jamais Homère n’a été mieux loué que par Fénelon, Euripide que par Racine, Pindare que par Rousseau, Phèdre que par La Fontaine, Horace que par Boileau, Aristote et Pline enfin, que par ce grand-homme leur émule1, que je vois placé au milieu de vous, comme une des principales colonnes de ce temple.
Qu’on me pardonne cette digression dans l’éloge d’un homme de lettres qui avoit voué aux anciens le culte le plus constant. Il suffit en effet de parcourir les ouvrages de M. de Pompignan, pour juger de sa piété littéraire envers l’antiquité, comme du caractère dominant de son esprit. Je voudrois en vain dissimuler, Messieurs, que dans ses traductions des Géorgiques et de quelques livres de l’Énéide, il n’a ni l’imagination dans l’expression, ni la couleur, ni l’harmonie, ni la verve et le mouvement toujours animé, toujours varié de ce traducteur célèbre, qui parmi vous a porté la magie du style à un si haut degré de perfection ; mais au moins, ces traductions de M. de Pompignan réunissent-elles d’une manière très-estimable, la fidélité, la clarté, le naturel, la précision, souvent assez de nombre et de mélodie pour satisfaire même une oreille délicate, et singulièrement ce goût sage et pur qui ne tient pas sans doute lieu du génie, mais qui, dans les ouvrages d’agrément, peut quelquefois consoler de son absence. Tous ces caractères, je ne dis pas d’un talent éminent, mais d’un bon esprit, se font de même apercevoir dans les traductions en vers qu’il a données de l’éloquente élégie d’Ovide à son départ de Rome pour son exil, du voyage charmant d’Horace à Brindes, des plus belles odes de Pindare et d’Horace, de quelques morceaux de Lucien, de Dion Cassius, enfin du poème philosophique et moral des Travaux et des Jours, chef-d’œuvre d’Hésiode, et l’un des plus précieux monumens de la poésie antique, où le traducteur françois réunit quelquefois l’énergie de Juvénal à la précision de Despréaux. C’est ainsi que M. de Pompignan s’est constamment attaché à faire revivre, sous les yeux de la littérature françoise, les modèles de l’antiquité. Dans les époques de la décadence du goût, les hommes éclairés par de longues études, et qui s’intéressent sincèrement à la gloire des lettres, ne peuvent pas sans doute créer les talens ; mais ils peuvent du moins rappeler à la génération naissante les principes et les exemples consacrés par le suffrage de toutes les nations et de tous les siècles ; comme chez les anciens peuples on alloit, dans les temps de calamité, tirer du fond des temples les statues des héros et des Dieux, pour les offrir de plus près aux regards et aux hommages des citoyens.
La traduction d’Eschyle est, dans ce genre de travail, le service le plus signalé que M. de Pompignan ait rendu aux lettres. Eschyle, le père de la tragédie, et peut-être lui-même le plus tragique des poètes grecs, donne aux passions le caractère le plus énergique et le plus terrible dans l’Agamemnon, dans les Coëphores, dans les Euménides. Il trempe sa plume dans le sang pour peindre le crime, la vengeance, le remords ; mais des métaphores souvent trop hardies ou trop forcées, ou peut-être restreintes aux mœurs de la Grèce, obscurcissoient la pensée d’Eschyle, et la rendoient impénétrable aux hellénistes les plus profonds, et aux scoliastes eux-mêmes. M. de Pompignan semble avoir dissipé le premier ces ténèbres, comme il est le premier qui, dans notre langue, ait osé traduire Eschyle tout entier. C’est dans cette traduction, dont les traits libres et hardis ressemblent aux premiers mouvemens du génie, qu’on voit un grand littérateur sans aucun faste de notes ambitieuses ou superflues. Jamais poète dramatique, avant lui, n’avoit traduit des tragédies ; et l’on sent, à cette lecture, combien son talent venoit heureusement au secours de son érudition. On lit l’Eschyle de M. de Pompignan sans penser jamais au traducteur qui, à force d’art, s’efface lui-même et disparoît. C’est en effet, Messieurs, le triomphe d’un écrivain qui traduit, de s’éclipser devant ses lecteurs, pour concentrer toute leur attention sur l’auteur qu’il veut reproduire ; comme c’est le triomphe d’un orateur de se faire oublier pour montrer le héros qu’il célèbre ; comme c’est le triomphe du poète dramatique de se cacher à l’ombre du personnage qu’il fait parler.
Des services moins éclatans, dont la république des lettres est redevable à ce savant écrivain, mais qui ajouteront à sa gloire quand ils seront connus, sont conservés, Messieurs, dans l’immense recueil de ses correspondances. C’est un riche et vaste dépôt de littérature, de jursiprudence et d’histoire, et par-tout on y est étonné de l’étendue et de la variété de son érudition. Vous pouvez juger d’avance, Messieurs, du singulier mérite de cette collection, plus volumineuse que les œuvres de M. de Pompignan, par les idées, les vers, les principes de goût qu’il a développés dans la lettre universellement estimée qu’il écrivit à Racine le fils, auquel il demandoit et proposoit des observations sur les ouvrages de son illustre père. Mais ce qui m’a sur-tout frappé dans cette lecture, c’est l’intérêt que prend son cœur dans ce commerce d’instruction. Cet écrivain, si austère avec le public, semble amollir son style et l’attendrir au nom de l’amitié, dont il a la cordialité, l’abandon, les aimables inquiétudes, et son ame lui fait développer alors un nouveau talent, celui d’une douce éloquence. Ainsi, Messieurs, ce qui, dans l’art d’écrire, lui a le moins coûté, sera peut-être ce qui honorera le plus sa mémoire ; et il aura ce trait de ressemblance avec M. le chancelier d’Aguesseau, dont il fut chéri et estimé, que ses lettres seront l’un des plus beaux monumens de ses travaux et de son génie.
On s’aperçoit, Messieurs, en lisant attentivement les ouvrages de M. de Pompignan, et en les comparant avec ses lettres, que toutes les fois qu’il les destinoit à paroître aux yeux du public, la sévérité de son goût surveilloit de près et intimidoit son talent. C’est là ce qui refroidit souvent son imagination dans ses épîtres morales, parmi lesquelles cependant je crois devoir en distinguer une qui respire la sensibilité la plus ingénue et la plus touchante ; elle est adressée à son fils mort au berceau, qu’il voit au milieu des chœurs des anges, et qu’il invoque avec l’onction d’une piété respectueuse, mais avec l’ascendant de la paternité. C’est, j’ose le dire, Messieurs, l’une des plus belles idées chrétiennes que la poésie ait jamais connues.
Mais comment est-il donc arrivé, Messieurs, qu’avec ce goût scrupuleux et craintif qui semble, devant le public, faire vaciller la plume de M. de Pompignan, il se soit comme abandonné au genre de poésie qui demande le plus de courage et d’audace, je parle du genre lyrique ? C’est que peut-être rien n’est plus naturel que de se précipiter ainsi hors de sa sphère, lorsqu’on a le sentiment de sa timidité, et qu’on s’efforce de la vaincre. De là vient, Messieurs, que dans ses odes il a plus d’élans heureux que de mouvemens soutenus, parce que la force de résolution n’a qu’un moment, et que, dans le génie comme dans l’ame, il n’y a que la force de caractère qui soit constante. Ici, Messieurs, je dois rappeler à l’avantage de M. de Pompignan, une observation qu’on a faite avant moi ; c’est que le genre de l’ode a perdu parmi nous le grand intérêt qui l’animoit dans les beaux climats où elle prit naissance. Chez les Grecs, le poëme lyrique n’étoit rien moins qu’un jeu fictif de l’imagination, ou l’essor d’un enthousiasme solitaire. Le poète étoit réellement l’organe de la religion ou de la gloire, l’interprète des sentimens de la patrie, et le prêtre des Muses. On l’appeloit aux jeux olympiques, aux jeux pythiques, aux jeux isthmiques, aux courses néméennes, pour célébrer et couronner les vainqueurs, avec l’autorité d’un ministère public, en présence de la Grèce assemblée ; et c’étoit alors que le nom de poète étoit véritablement sacré2, selon l’expression de Cicéron. Au milieu de ces grands spectacles, il étoit facile sans doute à un homme éloquent d’être saisi d’un enthousiasme soudain : mais comment, dans nos constitutions modernes, ce feu divin allumera-t-il avec la même ardeur l’imagination d’un poète qui n’a plus qu’un objet idéal et qu’un personnage isolé ? Cependant, malgré cette espèce de dégradation du genre lyrique, quoique le génie d’Horace n’ait été secondé qu’une seule fois par l’appareil de ces solennités nationales, le poète latin marche avec gloire après Pindare qu’il imite, et qu’il compare lui-même à un fleuve impétueux qui n’a point de fond. Malherbe et Rousseau ont fait aussi de très-belles odes dans notre langue. M. de Pompignan, quoiqu’inférieur à l’un et à l’autre, s’est montré, dans la force de son talent, digne de les suivre ; et j’oserai dire qu’il égala un moment Rousseau, en déplorant sa mort. C’est dans cette ode, Messieurs, que l’on admire l’une des plus sublimes strophes qui ait jamais été composée dans aucune langue ; et ce qui ajoute encore à son mérite, c’est qu’elle est consacrée à célébrer le triomphe du génie sur l’envie. Inscrivons donc sur sa tombe, comme l’épitaphe la plus digne d’un poète lyrique, cette strophe à jamais mémorable, par la réunion d’une grande idée à une si grande image ; et comme elle peint les travaux des gens de lettres, franchissant les âges pour éclairer l’univers, qu’il me soit permis de répéter dans on éloge cette magnifique apologie des grands-hommes, dont M. de Pompignan aura la gloire d’être l’immortel vengeur.
Le Nil a vu sur ses rivagesLes noirs habitans des désertsInsulter, par leurs cris sauvages,L’astre éclatant de l’Univers.Cris impuissans ! Fureurs bizarres !Tandis que ces monstres barbaresPoussoient d’insolentes clameurs,Le Dieu, poursuivant sa carrière,`Versoit des torrens de lumièreSur ces obscurs blasphémateurs.
La grande et peut-être l’unique ressource de l’ode parmi nous, Messieurs, c’est le genre sacré, parce qu’il est susceptible d’un véritable enthousiasme. Les prophètes, que je considère ici sous l’unique rapport de la poésie, et indépendamment de l’inspiration divine, parloient une langue, que sa pauvreté même forçoit d’être hardie et pittoresque. Leur nation avoit des rapports continuels et intimes avec Dieu, qui la gouvernoit immédiatement dans les principes de la théocratie. C’étoit là que Moïse avoit chanté, après le passage de la mer Rouge, la première et la plus belle de toutes les odes. Le génie de David, tout énervé qu’il est dans nos versions, étincelle encore de traits sublimes. Plein de verve et d’images, il assiste à la création, quand il en peint la magnificence ; il vole de merveilles en merveilles, et anime toutes ses expressions d’un mouvement vif et pressant. C’est un homme qui vous parle de haut et de loin ; il n’a que le mot important de son idée à vous transmettre, ne s’énonce que par traits ; et, dans cette rapide concision, il vous découvre la cause en vous poussant à ses effets les plus reculés. Jamais l’esprit divin ne communiqua au génie de l’homme tant d’ascendant et de puissance. David commande aux élémens ; et, depuis les astres du ciel jusqu’aux abîmes de la terre, l’Éternel semble avoir mis toute la nature sous l’empire de son poète.
Rousseau, celui de tous nos poètes qui s’est montré le plus digne d’imiter David, si David, dans la véhémence et la rapidité de son génie, n’étoit pas inimitable, Rousseau n’a voulu traduire que douze de ses plus beaux pseaumes ; et, en s’efforçant d’égaler son modèle, il semble avoir porté le style de l’ode à son plus haut degré d’élévation. Simple et magnifique à la fois, il a l’accent de l’enthousiasme dans un langage toujours soumis aux lois de l’analogie et du goût, l’art de dompter la rime dans une diction toujours pure et harmonieuse, la majesté du ton lyrique, la pompe des expressions les plus solennelles, le talent de revêtir ses pensées d’images augustes qui parlent aux yeux et peignent tout à l’esprit Heureux s’il eût plus souvent déployé cette sensibilité qui rend la voix de David si touchante, et dont il a lui-même répandu tout le charme dans le cantique d’Ezéchias !
Ce fut à l’exemple de Rousseau, et en le prenant pour modèle, que M. de Pompignan conçut le projet d’enrichir notre littérature des trésors qui restoient encore à recueillir dans les livres saints ; et le secret qu’il semble avoir réellement dérobé à ce grand lyrique, c’est celui d’une versification toujours pure, et ordinairement coulante et harmonieuse. Je n’inviterai point sans doute les amateurs de la poésie, Messieurs, à lire de suite un recueil de cent odes sacrées ; c’est une épreuve trop redoutable, peut-être, pour toute espèce de vers françois, quand ils ne sont pas soutenus par l’intérêt d’une action dramatique. Mais qu’on lise par intervalles, comme le caractère de notre poésie et le génie de notre nation semblent l’exiger, les pseaumes, les prophéties, les cantiques, les hymnes de M. de Pompignan ; on trouvera peut-être que, trop préoccupé du soin de flatter l’oreille, il se néglige quelquefois sur les moyens que son talent lui fourniroit pour intéresser l’ame ; que, trop satisfait du ton élevé qu’il a su prendre et soutenir, il ne recherche point assez ces heureuses modulations qui en sauveroient la monotonie ; qu’il laisse souvent à désirer plus d’imagination et plus de sensibilité dans ses vers ; et qu’enfin l’ambition de grossir le volume de ses poésies lyriques, a nui à la solide gloire que lui auroient acquise les belles odes sacrées dont il est l’auteur, s’il avoit voulu y borner son talent. Mais dans celles-ci, du moins, qui sont en assez grand nombre, on reconnoîtra une élocution animée, abondante et correcte, un beau caractère de poésie, l’art de rendre quelquefois heureusement des expressions de l’Écriture qui sembloient inaccessibles à notre langue, et souvent dans la fierté de ses débuts une verve qui imite l’inspiration.
Tels étoient, Messieurs, les principaux titres littéraires de M. de Pompignan, lorsque la voix publique l’appela au partage de votre gloire. Chef d’une Cour souveraine, favorisé des dons de la fortune, qui sont si utiles au développement des talens quand ils ne les étouffent pas, accoutumé à jouir d’une admiration universelle, ou plutôt d’une espèce de culte dans nos provinces méridionales, où, au danger de trouver tant d’hommages, se joignoit encore pour lui le malheur de n’avoir point de rivaux et un trop petit nombre de juges, généralement estimé parmi les gens de lettres, épargné par la critique, ébloui peut-être par de trompeuses espérances, environné de la considération d’un frère distingué dans le clergé de France par ses vertus et par ses lumières, il venoit d’ajouter à Montauban une nouvelle colonie à la république des lettres, quand il parut devant ce sénat littéraire pour demander les honneurs du triomphe. Je ne saurois penser ici, Messieurs, sans un regret amer, à la perspective de bonheur qui sembloit s’offrir aux regards de M. de Pompignan, lorsqu’invité par vos suffrages à venir s’asseoir parmi vous, il n’avoit plus qu’à jouir du repos dans le sein même de la gloire. Un moment, et en apparence le plus heureux moment, a tout empoisonné. Je ne vois plus mon prédécesseur qu’à travers un nuage sombre Mais c’est sans doute, Messieurs, rendre hommage à votre délicatesse et à votre justice, que de séparer à vos yeux les talens qui ont illustré une vie tout entière, d’une erreur inexcusable qui en a obscurci le plus beau jour. Le zèle pour la religion n’attend point ici de moi un éloge superflu : je me défendrai donc par les mêmes convenances la censure des écarts auxquels il peut conduire. Consolons plutôt l’ombre affligée de M. de Pompignan, que je me représente dans ce moment à mes côtés, rapprochant par ses regrets les deux séances qui composent toute sa vie académique : celle de son adoption, celle de son éloge funèbre, et attendant aujourd’hui de mes mains les dernières palmes qui doivent le couronner. Non, Messieurs, vous n’avez point oublié que les liens qui l’attachoient aux lettres, l’unissoient toujours à vous. S’il a pu se croire étranger à cette compagnie, l’erreur a été à lui seul ; mais, dans le cours de ce long et déplorable divorce, ses travaux littéraires vous appartiennent, et je porte aujourd’hui, avec confiance, tous ses succès en tribut à votre gloire.
Depuis cette fatale époque, M. de Pompignan semble avoir cherché, dans la retraite de la campagne, des consolations que la capitale ne pouvoit plus promettre à son ame agitée. C’étoit là, qu’entouré d’une bibliothèque savante dans laquelle il avoit recueilli le précieux dépôt des livres de Racine, il trouvoit dans la solitude même la société de l’esprit humain, concentroit son talent dans les paisibles jouissances de l’érudition, et ce déroboit, par des études profondes, au sentiment de ses peines et de ses bonheurs. C’étoit là que, partagé entre les travaux littéraires et les plaisirs de la bienfaisance, il vivifioit la contrée qu’il habitoit, assistoit les malheureux de sa fortune, de ses conseils, de ses lumières ; qu’il environnoit sa vieillesse de bonnes œuvres, et qu’il se hâtoit d’en remplir les restes d’une vie qui lui échappoit. C’étoit là que sa conduite honoroit ses principes, qu’il montroit la piété chrétienne en action, qu’il fondoit un hospice pour fixer dans sa terre les héroïnes de la charité, les dignes filles de Saint Vincent de Paul ; et que, d’un seul don, il sacrifioit une somme de quarante mille livres à l’éducation des enfans et au soulagement des malades : nouveau genre de gloire qu’il est si doux de pouvoir allier aux succès littéraires, parce que le génie et la vertu ne brillent de tout leur éclat que lorsqu’ils sont ainsi réunis ! Enfin, c’est là qu’après avoir déployé, dans es longues souffrances, le courage de la résignation, il vient de terminer sa carrière au milieu des larmes de sa famille et des bénédictions de ses vassaux : hommage plus touchant et plus glorieux à sa mémoire, que le vain bruit de la célébrité !
Avant sa mort, M. de Pompignan a rendu grâce à la solitude, du calme qu’elle avoit répandu sur sa vieillesse. L’un de ses derniers écrits a été une Épître sur la retraite, dans laquelle, à la vue de l’astre bienfaisant qui se levoit sur la France, il formoit, en poète citoyen, les vœux les plus ardens pour la prospérité d’un règne dont l’aurore est si brillante : objet bien digne en effet des derniers chants d’une muse qui n’a jamais rendu hommage qu’à la vertu. Eh ! quel François, s’il n’est pas insensible à la gloire de son pays, a pu voir, sans une sorte d’enthousiasme, un prince qui, dès sa plus tendre jeunesse, ne s’est montré passionné que pour la justice et pour la vérité, la marine créée, la servitude abolie, les lois plus humaines, une politique morale, le crédit fondé sur l’estime du gouvernement, une guerre d’un intérêt vraiment national, couronnée par une paix glorieuse, et l’indépendance de l’Amérique assurée par un Monarque de vingt-sept ans ? La gloire des lettres n’a pas été oubliée, Messieurs, dans cette grande révolution qui a rapproché les deux mondes. Le Roi vient de cimenter une nouvelle alliance littéraire entre les États-Unis et la France, en dotant d’une riche collection de livres les universités de Virginie et de Pensilvanie. Vous voyez assis parmi vous un guerrier3 qui, après avoir généreusement combattu pour cette république naissante, a sollicité en sa faveur ce nouveau bienfait du Monarque, et qui a le double mérite d’avoir contribué à procurer aux Américains les deux plus grands biens de l’ordre social, la liberté et les lumières. Ainsi, vos ouvrages, Messieurs, deviennent un noble moyen de munificence entre les mains de votre auguste protecteur. Ce sont vos trésors littéraires qui font ses plus magnifiques présens, et il ne se montre jamais plus grand lui-même, que lorsque, du haut de son trône, il dispense aux nations les plus reculées les chef-d’œuvres de sa nation. Mais, par un noble échange de gloire entre lui et le génie, ce Prince a inventé une manière, inconnue avant son règne, d’honorer les talens et les hautes vertus. Jusqu’à nos jours, en effet, Messieurs, les peuples avoient érigé des statues aux Souverains ; mais aucun Monarque n’avoit encore décerné le même honneur à ses sujets, même les plus illustres. Louis XVI est pour l’histoire le premier Souverain qui se soit fait un devoir d’acquitter cette dette importante de la patrie, en élevant des statues, dans son palais, aux grands hommes de sa nation, et en faisant servir l’émulation dont il anime les arts, à réveiller l’amour de la gloire dans tous les ordres de la société.
Voilà peut-être, Messieurs, dans la science d’enflammer les esprits et d’élever les ames, l’unique secret qui eût échappé au génie de Louis XIV. Les murs de ce sanctuaire ont retenti cent fois des hommages que l’éloquence et la poésie ont rendus à ce grand Roi, qui voulut qu’après la mort de l’illustre chancelier Séguier, la protection des lettres devînt, dans son empire, l’apanage éternel de la royauté, fit régner avec lui, pendant un siècle, tous les beaux arts, et à qui son génie inspira souvent des traits dignes de Corneille, sans que, durant tout le cours de son règne, il ait proféré une seule parole qui ait démenti la dignité de son rang et l’élévation de son ame. Aussi, Messieurs, plus ce Monarque s’éloigne de notre âge, plus il s’agrandit à notre vue. À mesure que les mémoires de ses généraux nous rendent, en quelque sorte, témoins de sa vie privée, l’ancien enthousiasme de la France se réveille pour exalter un Prince à qui elle doit tout, ses lois, sa discipline militaire, sa police, ses premières routes, sa marine, ses arsenaux, ses ports, ses manufactures, ses académies. Pour moi, Messieurs, qui viens à votre suite, et à une si grande distance de vos talens, apporter aux pieds de Louis XIV le foible tribut de mon admiration, dans ce temple où règnera toujours par ses bienfaits et par votre reconnoissance, ne pouvant plus rien ajouter à vos éloges, je rassemblerai du moins sous vos yeux les traits épars de sa gloire, et je dirai simplement et sans art : Il eut à la tête de ses armées Turenne, Condé, Luxembourg, Catinat, Créquy, Boufflers, Montesquiou, Vendôme et Villars ; Duquesne, Tourville, du Guay-Trouin commandoient ses escadres ; Colbert, Louvois, Torcy étoient appelés à ses conseils ; Bossuet, Bourdaloue, Massillon lui annonçoient ses devoirs. Son premier sénat avoit Molé et Lamoignon pour chefs, Talon et d’Aguesseau pour organes. Vauban fortifioit ses citadelles. Riquet creusoit ses canaux. Perrault et Mansard construisoient ses palais ; Puget, Girardon, le Poussin, Le Sueur et Le Brun les embellisssoient. Le Nôtre dessinoit ses jardins. Corneille, Racine, Molière, Quinault, La Fontaine, La Bruyère, Boileau éclairoient sa raison et amusoient ses loisirs. Montausier, Bossuet, Beauvilliers, Fénelon, Huet, Fléchier, l’abbé de Fleury élevoient ses enfans. C’est avec cet auguste cortége de génies immortels, dont la plupart appartiennent à cette compagnie, que le premier Roi protecteur de l’Académie françoise, appuyé sur tous ces grands hommes qu’il sut mettre et conserver à leur place, se présente aux regards de la postérité.
Notes :
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M. de Buffon.
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Vere sanctum poetœ nomen. Pro Archiâ poetâ.
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M. de Chastellux.