M. le maréchal-duc de Duras, ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. de Belloy, y est venu prendre séance le lundi 15 mai 1775, et a prononcé le discours qui suit :
Messieurs,
C’est à l’amitié seule que je dois la place dont vous m’honorez aujourd’hui. J’étois sans droit pour y prétendre, car le simple amour des lettres, la seule estime des grands talens, ne sont pas à mes yeux des titres suffisans ; vos bontés ont suppléé à ceux qui me manquent, et j’en sens le prix dans toute son étendue. Je vous offrirai pour tribut ma sincère reconnoissance ; elle m’inspirera sans cesse le zèle le plus ardent, et le désir le plus vif de profiter de vos conseils, de vos lumières et de vos exemples. Vous voyant de plus près, Messieurs , je ne pourrai que vous admirer davantage.
Dépourvu des talens qui sont si multipliés parmi vous, je n’entreprendrai pas de retracer ici, comme je le dois, les éloges dont ce Sanctuaire des lettres a retenti tant de fois. Que vous dirois-je de ce vaste génie qui vous fonda, et qui vous confia le dépôt de l’immortalité des grands hommes ? Que pourrois-je en dire qui fût digne de vous et de lui ? Je me bornerai à suivre le cours historique des destins de l’Académie : c’est tracer en même temps le progrès des talens et des lumières.
Votre compagnie s’assembla sous la protection de l’administrateur du Royaume ; elle continua de fleurir sous celle du chef de la Magistrature ; elle parvint à son plus grand éclat, quand Louis XIV, ce Prince qui se connoissoit si bien en gloire, affecta pour jamais à la royauté le tire de protecteur de l’Académie. Ce fut alors et à sa voix que s’élevèrent des génies sublimes dans tous les genres ; ce fut alors que les sciences, et sur-tout les belles-lettres, parvinrent en France à ce degré de perfection, qui fait presque donner la préférence au siècle de Louis XIV sur celui d’Auguste.
Son successeur, que nous pleurons encore, suivit les mêmes principes si favorables aux lettres, et en vit éclore les mêmes fleurs et naître les mêmes fruits. Mais je m’arrête, Messieurs , une voix véritablement éloquente vous a peint récemment avec les traits du génie, sa bienfaisance pour les lettres, et sa bonté pour ceux qui les cultivent. Il me siéroit mal d’oser rien ajouter à la peinture que vous en a fait ce Magistrat patriote1 ; et justement célèbre à tant de titres, que la voix publique appeloit depuis long-temps à la place qu’il occupe aujourd’hui parmi vous. Mais je ne puis refuser aux mouvemens de mon cœur et à la reconnoissance des bienfaits dont Louis XV m’a honoré, l’hommage dû aux vertus sociales qu’il montroit dans son commerce particulier.
Au milieu des occupations les plus importantes, au milieu même des peines dont le trône est bien loin de garantir, on n’a jamais vus son caractère de douceur et d’affabilité se démentir un seul instant ; il se plaisoit à oublier son rang ; il ne le rappeloit jamais dans la société, et il possédoit au suprême degré cette égalité d’ame, si précieuse dans un Souverain, si douce à rencontrer, et même si rare dans un particulier.
Le détail de ces qualités aimables me ramène naturellement, Messieurs , à l’Académicien si digne de vos regrets, et que je ne remplacerai parmi vous que par un attachement égal au sien pour ses confrères. Né avec des talens distingués, M. de Belloy en a toujours consacré l’usage aux vertus qui perfectionnent les sociétés ; instruit par la lecture des Grecs, animé par les succès éclatans de l’immortel autour de Zaïre, il a donné à toutes ses productions la noble empreinte du patriotisme ; il s’est fait un devoir, et ce devoir a fait sa gloire, de n’exposer sur la scène que les tableaux intéressans de notre histoire, de ranimer, de perpétuer l’héroïsme national par la peinture des héros de la Nation ; les applaudissements les plus flatteurs ont été sa récompense, et c’est à ces représentations que le cri du cœur françois se fait entendre. Qui n’a pas envié le sort des citoyens de Calais ? Qui n’a pas retrouvé dans son ame la même élévation, le même courage ? Chaque spectateur se glorifioit d’être François : heureux mouvement d’orgueil patriotique qui nous inspiroit l’ardeur de ressembler à nos ancêtres, et de nous signaler comme eux !
Il y a long-temps, Messieurs , qu’on a comparé les François aux Athéniens ; la facilité de mœurs, l’esprit de curiosité, le goût des amusemens, la passion des Arts, l’amour de la gloire ont fondé la ressemblance. M. de Belloy l’a rendue sensible ; et en effet, dans la sensation passionnée qu’excitoient à Paris ses tragédies, comment ne pas reconnoître cette impulsion vive et prompte qui agitoit Athènes et Socrate lui-même aux éloges funèbres des héros ? Aimable et brave Nation, si susceptible de tant de vertus ! il ne faut qu’en développer le germe dans vos cœurs, et c’étoit le but de M. de Belloy, c’étoit l’objet sublime de tous ses travaux. Un tel homme étoit bien fait, Messieurs , pour vous être associé ; vos suffrages couronnèrent ses talens, et votre amitié fut le prix de ses vertus ; vous avez connu, vous avez honoré, vous avez chéri toutes ses qualités personnelles ; vous avez été les témoins de sa conduite, toujours noble sans hauteur, toujours modeste en conservant la juste estime de soi-même. Né sans fortune, il s’interdisoit pour l’augmenter tous les moyens désavoués par un cœur pur et une ame élevée. Également éloigné de la bassesse qui mendie les bienfaits, et de l’orgueil qui les repousse, quel bonheur de pouvoir contribuer à la satisfaction d’un tel homme ! J’en ai joui deux fois, et j’étois alors bien plus heureux que lui. Dans sa dernière maladie, privé des secours qu’exigeoit sa situation, la dérobant à ses amis, qu’il craignoit de fatiguer, ou plutôt d’affliger, son secret perça malgré lui ; il parvint au Roi, et Sa Majesté m’ordonna sur-le-champs de lui donner une preuve de sa bienfaisance. Cette circonstance me procura deux plaisirs bien vifs, celui de lire dans le cœur de notre jeune Monarque son empressement à soulager les malheurs qui parviennent à sa connoissance, et celui de voir dans l’ame de M. de Belloy les mouvemens de la reconnoissance la plus vraie. Il fit un effort pour la consigner dans la dernière lettre que sa langueur lui permit d’écrire, et son dernier sentiment a été l’amour de notre nouveau Souverain.
Vous attendez sans doute, Messieurs , que je vous entretienne des qualités d’un Roi qui fait à si juste titre l’espérance de la Nation ; plus on l’approche, et plus on aperçoit cet esprit d’ordre et de justice, cet amour de la vérité, cette aversion, ou plutôt ce mépris pour l’intrigue, cette disposition à la bienfaisance, et cette rare simplicité de mœurs qui sont la base de son caractère. Mais sous son règne aucun de ceux qui ont l’honneur de l’approcher, et le désir de lui plaire, ne se hasardera à le louer autant qu’il pourroit l’être. Un si grand intérêt, Messieurs , m’impose la loi du silence, et me servira d’excuse auprès de vous.
1. M. de Malesherbes.