RAPPORT
DE M. RAYNOUARD,
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE,
SUR LES CONCOURS D’ÉLOQUENCE ET DE POÉSIE DE L’ANNÉE 1817.
Les statuts donnés à l’Académie française par son illustre fondateur, portaient textuellement que « la principale fonction de ce corps littéraire serait de travailler avec soin à donner des règles certaines à notre langue, et à la rendre plus éloquente et plus capable de traiter les arts et les sciences. »
Les premiers académiciens consacrèrent leur zèle et leurs talents à fixer les principes de la langue, à reconnaître et indiquer ses caractères essentiels, parmi lesquels nous distinguons la clarté, la pureté, la précision, l’élégance.
Mais il ne suffisait pas que les saines théories fussent connues et pratiquées dans l’Académie, il devenait nécessaire qu’elle exerçât au dehors une influence utile et honorable. Des hommes d’un excellent esprit pensèrent qu’une heureuse application des règles du langage à des compositions dont ce tribunal littéraire aurait à juger le mérite, contribuerait non-seulement au maintien de ces règles, mais encore au perfectionnement de l’art d’écrire.
Inspiré par ces nobles motifs, un respectable écrivain qui rendit à notre prose des services aussi importants que ceux que Malherbe avait rendus à notre poésie, Balzac fonda un prix d’éloquence que devait décerner, de deux en deux ans, l’Académie française.
À l’exemple de cet illustre confrère, trois académiciens fournirent, tous les deux ans, un prix de poésie ; après leur mort, les membres de l’Académie donnèrent pendant quelques années la somme nécessaire pour ce prix ; et enfin M. de Clermont-Tonnerre, évêque de Noyon, un des quarante, le fonda à perpétuité.
Dans la circonstance solennelle qui nous rassemble, il serait au moins superflu d’indiquer en détail les avantages de ces institutions littéraires ; mais il était peut-être convenable de rappeler ici, à la gloire de l’Académie française, qu’on en fut redevable au zèle et à la libéralité de ses propres membres ; et si, après des époques désastreuses où l’Académie a eu bien d’autres malheurs à déplorer que la perte des revenus qu’elle consacrait aux prix annuels ; si, dis-je, les gouvernements, cédant à l’impulsion déjà donnée, ont successivement assigné des fonds pour le même objet, pourquoi ne rapporterions-nous pas une partie de notre reconnaissance à ces hommes éclairés qui, les premiers, avaient eu la sagesse généreuse d’essayer et d’établir ces moyens d’utilité publique ? Oh ! quel motif d’émulation pour les citoyens que l’amour du bien anime ! Une fois que de telles institutions sont reconnues utiles, leur conservation ou leur rétablissement devient pour la société un besoin, et pour les gouvernements un devoir.
Dans les différents concours ouverts par l’Académie française, ou par le corps littéraire quia rem pli, pendant quelque temps, les mêmes fonctions, les juges de ces concours se sont constamment attachés à faire prévaloir les principes et les règles qui devaient conserver à notre langue ce mérite de pureté et d’élégance qui est loin d’exclure les nobles alliances de mots, les sages hardiesses, devenues aujourd’hui le coloris indispensable de l’éloquence et de la poésie ; mais ils se sont toujours fait une sorte de religion de condamner et de repousser ces audacieuses innovations, trop accréditées par quelques succès passagers, innovations qui parfois ont été l’erreur du talent, et qui, le plus souvent, ne sont que l’effort malheureux de l’impuissance ambitieuse.
Dans ces derniers temps surtout, cette utile sévérité était devenue impérieusement nécessaire par les grands succès mêmes auxquels notre poésie s’est élevée dans les brillantes compositions de notre illustre confrère Delille.
Ce grand poëte, par des témérités adroitement heureuses, par des emprunts ou des échanges habilement ménagés, par des rapprochements ou des écarts sagement combinés, a déplacé et reculé les bornes du langage poétique ; mais comme il n’est pas donné à des yeux peu exercés de reconnaître la route qui l’a conduit à ses riches conquêtes, combien d’imprudents imitateurs s’égareront, en croyant marcher après lui !
Ces opinions, manifestées en plusieurs circonstances, étaient devenues des leçons utiles, dont les fruits avaient été recueillis dans les concours subséquents. Cette sorte d’amélioration avait été un véritable succès pour l’Académie, et surtout une nouvelle preuve de l’influence avantageuse que peut exercer un corps littéraire, spécialement chargé de veiller au maintien des lois du langage et des règles du goût.
Je l’ai déjà dit : parmi les caractères principaux de la langue française, que l’Académie a toujours tâché de faire respecter, on distingue la clarté, la pureté, la précision, l’élégance. Quel académicien était plus capable d’en perpétuer la tradition, soit par ses leçons, soit par ses ouvrages, que le respectable confrère auquel j’ai l’honneur de succéder, d’après le vœu indulgent de l’Académie, et d’après l’approbation qu’a daigné accorder le prince auguste qui, du haut de son trône, veille sur les lettres, les sciences et les arts, et fait plus que les encourager par sa protection et par ses bienfaits, puisqu’il les honore par ses exemples ?
M. Suard possédait au suprême degré toutes ces précieuses qualités, qui constituent le talent académique ; elles étaient encore relevées en lui par la justesse et par la sûreté du goût, par la finesse des aperçus, par l’adresse ingénieuse et piquante de la diction, et surtout par cette politesse gracieuse et cette urbanité vraiment française, qui de ses manières avait passé jusque dans ses écrits.
Le concours actuel lui avait offert, ainsi qu’à l’Académie, une précieuse récompense des soins qu’elle met à propager les saines doctrines.
Oui, nous avons tous reconnu, avec une vraie satisfaction, que plusieurs des ouvrages soumis à notre examen se recommandaient par cette pureté de langage, par cette convenance de diction, par cette justesse d’images, par cette vérité d’expression, qui appartiennent plus particulièrement à notre littérature.
Mais il est une autre partie de l’art sur laquelle l’Académie ne peut obtenir une influence aussi directe je parle de la composition. Quoique, à cet égard, l’Académie n’ait aucun reproche à faire aux divers concurrents, elle a dû regretter de ne rencontrer dans aucun d’eux le mérite particulier de soumettre à un plan ingénieux, de renfermer dans un heureux cadre, les pensées et les images que fournit un sujet proposé. Un concurrent avait eu l’idée ingénieuse d’adresser une épître à Montaigne ; mais l’exécution n’a pas répondu aux espérances que le titre permettait de concevoir.
Aucun n’a songé à transporter la scène en d’autres temps et en d’autres lieux ; par exemple, à l’animer par l’intervention de fameux personnages, choisis parmi les sages de la Grèce ou les politiques de Rome ; enfin, à enrichir le sujet d’une action qui eût fourni naturellement une marche dramatique, ou du moins des épisodes intéressants.
Un grand avantage que procure un plan heureusement imaginé, c’est de placer les différentes beautés sous le jour le plus favorable, d’amener des transitions faciles, parce qu’une idée principale domine le sujet, et en distribue sans effort toutes les parties.
Mais il est juste d’avouer que ce haut mérite de composition est, ou l’effet assez rare d’une inspiration heureuse, ou le fruit d’un talent très-exercé ; et si l’Académie exprime quelques regrets, c’est bien moins pour se plaindre des travaux du concours, que pour rendre un compte fidèle de ses propres jugements.
En effet, dans quelques ouvrages, outre le mérite du style, elle a remarqué des détails bien rendus, des rapprochements à la fois justes et adroits, des morceaux pleins de verve, des images hardies, des pensées élevées, en un mot, des preuves d’un véritable talent.
Quarante-six pièces ont été présentées au concours. Les nos 30, 25, 45 et 39 ont appelé plus particulièrement l’attention de l’Académie.
Le prix a été partagé entre les nos 30 et 25 ;
Le n° 45 a obtenu l’accessit,
Et le n° 39 a été l’objet de la distinction la plus marquée. D’autres ouvrages ont paru mériter quelque distinction, ou ont obtenu des mentions honorables. J’en parlerai dans la seconde partie de ce rapport.
Le n° 30, portant pour épigraphe : « L’étude a été pour moi le souverain remède coutre les dégoûts de la vie, etc. »
MONTESQUIEU.
offre des images et des pensées qui appartiennent directement au sujet. L’auteur s’est attaché à décrire de préférence les sensations qu’il avait éprouvées. Sans doute cette circonstance a rétréci son plan, mais elle a permis à l’auteur de mettre dans son ouvrage un ton de vérité, un abandon gracieux, un charme séduisant qui le caractérisent, et qu’on ne trouve pas au même degré dans ceux des autres concurrents. Le style est ordinairement pur, facile et animé. Si l’on y rencontre quelques traces légères d’affectation, on sent que l’auteur peut aisément les faire disparaître. Ses vers sont enrichis de plusieurs imitations des poètes anciens ; mais doit se tenir en garde contre les réminiscences, que rend presque inévitables l’habitude d’étudier les ouvrages de nos grands maîtres.
Le mérite principal de cette pièce, c’est d’offrir dans le style un tissu élégant, et dans les pensées un sentiment vif et profond du bonheur que procure l’étude.
On y remarque surtout l’image de la dernière consolation Glue fournit encore l’étude à l’homme qui, au fond de sa prison, est déjà certain de subir un injuste trépas. Ce morceau, le plus brillant de l’ouvrage, le distingue éminemment.
L’auteur, qui a donné en plus d’un genre d’autres preuves de son talent, est M. Pierre Lebrun.
Dans le n° 25, ayant pour épigraphe : « Je voudrais d’un laurier faire hommage à ma mère, » le sujet est traité d’une manière plus générale. La marche est méthodique, et l’art difficile des transitions se laisse moins apercevoir. Le style de l’auteur qui n’est pas exempt de quelques taches légères, est presque toujours élégant, et souvent élevé. Il s’est aussi mis en scène, et il a su réunir les avantages des formes dramatiques à ceux que pouvait lui fournir l’observation. Son rhythme a de la variété. Plusieurs vers rendent avec vigueur et précision des pensées profondes ou brillantes ; et comme ces vers restent empreints dans la mémoire, ils procurent à l’esprit un plaisir qui se prolonge, et qui aide au succès de l’ensemble.
Ce qui distingue en général cet ouvrage, c’est un caractère de franchise, soit dans les pensées, soit dans la diction. Quelques morceaux ont de la force et de l’énergie, et plusieurs offrent entre eux des nuances remarquables.
Cette pièce est de M. X. Boniface de Saintine, âgé de vingt-deux ans. Comme elle est en quelque sorte son début en poésie, l’Académie croit pouvoir fonder sur l’auteur des espérances, qu’il s’efforcera sans doute de justifier.
M. le Directeur, après avoir distribué les médailles à MM. Lebrun et de Saintine, leur a dit :
MESSIEURS,
L’Académie n’avait à décerner qu’une grande récompense. Les pièces que vous avez présentées au concours nous en ont paru dignes toutes deux. Il eût fallu la partager, si le ministre de l’Intérieur, que l’Académie s’honore de compter parmi ses membres, ne s’était empressé de porter nos regrets aux pieds du trône. Notre auguste protecteur a doublé le prix : dans cette nouvelle marque de sa munificence, la France, qui respire enfin après tant de maux, reconnaîtra l’intérêt que le Roi prend aux lettres ; on l’a vu naguère, au milieu des grands artistes qui font l’ornement de l’école française, applaudir à leurs succès éclatants, les encourager par des paroles non moins puissantes sur le génie que les bienfaits ; la littérature, la poésie, dont ce monarque éclairé est un si bon juge, doivent également compter sur son appui. Uniquement occupé de rendre ses peuples heureux, il veut qu’ils excellent dans tous les genres ; pour des Français, il n’y a point de bonheur sans gloire.
Vous Messieurs, appelés par votre âge à jouir longtemps du gouvernement paternel des Bourbons, vous emploierez sans doute à célébrer leurs innombrables bienfaits, ce beau talent que vous avez reçu de la nature, et que l’étude, dont vous venez de faire connaître les charmes, a si heureusement développé : vous n’en sauriez faire un plus digne usage. Dites à la France, dites à l’Europe (puisque nous avons ce privilége d’être entendus dans notre langue par les hommes instruits de tous les pays) que les descendants du saint monarque, dont la solennité de ce jour rappelle les héroïques vertus, se sont partagé, comme la plus précieuse portion de son héritage, le soulagement des souffrances auxquelles l’humanité est en proie. Vous direz comment par eux la vieillesse débile est soutenue, comment l’enfance abandonnée retrouve’ des parents, comment ils réparent les torts des saisons. Cependant l’autorité de leur exemple encourage les bonnes mœurs ; et pour leurs nobles délassements, il protégera les arts et les lettres, qui font à la fois le charme et la consolation de la vie.
Ensuite les deux pièces couronnées ont été lues.
M. le secrétaire perpétuel a continué son rapport :
Avant de donner lecture des fragments que l’Académie a choisis dans les nos 45 et 39, j’ai à parler de divers ouvrages qui ont paru mériter quelque distinction particulière, ou qui ont obtenu des mentions honorables. L’Académie n’a pu entendre sans intérêt le n° 15, portant pour épigraphe les vers d’Ovide : « Et mihi jam puero coelestia sacra placebant, etc. »
L’auteur a dit, dans son ouvrage, qu’il est âgé seulement de quinze ans :
Moi qui…
De trois lustres à peine ai vu finir le cours.
Si véritablement il n’a que cet âge, l’Académie a dit un encouragement au jeune poète qui a fait les vers suivants :
Mon Virgile à la main, bocages verts et sombres,
Que j’aime à m’égarer sous vos paisibles ombres !
Que j’aime, en parcourant vos aimables détours,
A pleurer sur Didon, à plaindre ses amours !
Là, mon âme tranquille et sans inquiétude,
S’ouvre avec plus d’ivresse aux charmes de l’étude ;
Là, mon cœur est plus tendre, et sait mieux compatir
À des maux que peut-être il doit un jour sentir.
L’Académie a aussi jugé digne d’encouragement l’auteur du n° 41, dont l’épigraphe est : « Du chagrin le plus noir elle écarte les ombres, etc. »
RACINE.
Il a envisagé assez bien le sujet ; mais il manque de ces formes, de ces couleurs qui constituent le style poétique.
Des mentions honorables ont été accordées aux pièces suivantes :
N° 9, ayant pour épigraphe : « Quand on a perdu tout, on trouve encor l’étude. »
Un style facile, des pensées bien appropriées au sujet, se font remarquer dans cette pièce. Elle est de madame la princesse de Salm, qui, depuis peu, a publié une nouvelle édition du recueil de ses poésies.
N° 23, qui a pour épigraphe ce passage de Voltaire : « La nécessité de travailler est le plus grand bienfait que Dieu ait accordé â l’homme. »
La pièce présente les idées et les images que le sujet devait inspirer. On y trouve quelques détails qui seraient intéressants, si l’expression répondait mieux à la pensée de l’auteur.
Il y a un mérite d’expression plus remarquable dans le n° 42, qui a pour épigraphe le fameux passage de Cicéron : « Cætera neque temporum sunt, neque œtatum omnium, neque locorum : hœc studia adolescentiam alunt, etc. »
J’en citerai ces vers :
Qu’un autre aille ramper sous de serviles lois,
Fatiguer de ses vœux la fortune ou les rois.
Dans les bois de Tibur, Horace solitaire
Se cache à l’amitié du maître de la terre ;
Et, sous leur doux ombrage appelant les beaux-arts,
Va du faste des cours reposer ses regards.
Et, enfin, le n° 36 portant pour épigraphe : « Quod spiro et placeo, si placeo tuum est. »
HORACE.
Aucun des concurrents n’est entré aussi heureusement dans le sujet :
Gloire, fortune, amour, hélas ! tout nous abuse.
Mais qu’ils sont vrais ces mots qu’un roi de Syracuse
Laissait, dans son exil, échapper de son cœur !
« À quoi, lui disait-on, dans vos jours de grandeur,
« Vous ont servi l’étude et la philosophie ? »
— « À quoi ? s’écria-t-il ; à supporter la vie,
« À braver le malheur, à savoir aujourd’hui
Contre les coups du sort trouver un ferme appui. »
Ainsi dans tous les rangs, dans toutes les fortunes,
Dans les malheurs secrets, dans les douleurs communes,
Des lettres et des arts l’inépuisable amour
Nous offre et nous assure un fidèle retour. Achille est outragé : dans son fougueux délire
Il jette au loin son glaive, il retrouve sa lyre ;
Et le chantre immortel nous montre son héros
Consolant par les arts son terrible repos.
Cet ouvrage paraît être d’un auteur exercé dans l’art d’écrire et qui sait employer sagement les ressources de la versification. Mais parfois il est descendu dans des détails qu’il n’a pas assez ennoblis par l’expression ; il s’est abandonné à des digressions qui l’ont entraîné trop loin du sujet.
En indiquant le succès de l’éloquence, en parlant du courage que l’étude des lettres peut inspirer, l’auteur a cité un exemple mémorable, dans lequel chacun de nous a reconnu un de nos plus respectables confrères, M. Morellet, qui, le premier, dans des temps difficiles, dévoua son talent à plaider la cause du malheur, et qui, dans une vieillesse très-avancée, est un exemple vivant des consolations que l’étude procure.
Un vieillard généreux, tant l’homme juste est brave,
Osa, près d’un sénat, aussi tyran qu’esclave,
Protéger, sans effroi, l’orphelin du proscrit ;
Ses biens sont réclamés par le plus noble écrit ;
Et le sénat, troublé dans son infâme joie,
Fut contraint de rougir et de lâcher sa proie.
Après les quatre pièces qui ont le plus occupé l’Académie, le n° 36 est l’ouvrage qui paraîtrait le plus digne d’être offert au public.
Vous savez déjà, Messieurs, que le n° 45 a obtenu l’accessit. Il porte pour épigraphe : « Me vero primum dulces ante omnia musœ. »
Cet ouvrage a beaucoup plus d’étendue que n’en ont ordinairement les pièces des concours. L’auteur a trop souvent confondu le bonheur que procure l’étude avec les sciences qui peuvent en être l’objet, ce qui l’a entraîné dans de longues digressions ; mais plusieurs de ces digressions présentent des morceaux très-brillants, qui prouvent que l’auteur est familiarisé avec les hautes pensées et les grandes images, et qu’il est capable de parler poétiquement des sciences physiques et morales. De tous les ouvrages du concours, c’est peut-être celui où l’on trouve le plus de verve. De simples retranchements auraient vraisemblablement suffi pour lui mériter l’honneur de balancer ou de partager les suffrages qui ont décerné le prix.
La lecture qu’on entendra de plusieurs morceaux, fera sans doute éprouver au public les mêmes regrets qu’a éprouvés l’Académie, en voyant qu’un athlète aussi vigoureux a consumé ses forces à dépasser le but auquel tant d’autres n’ont pu atteindre, ce qui est également le manquer.
Il est peut-être convenable de faire remarquer qu’en général les fragments choisis d’une pièce du concours peuvent produire beaucoup plus d’effet que n’en produirait la pièce entière. Il serait donc injuste de supposer qu’elle est toute de la même force, et que l’auteur aurait dû l’emporter sur ses concurrents.
Il reste à parler du n° 39, portant pour épigraphe : « … Video meliora proboque,
Deteriora sequor. »
OVIDE.
Dans les diverses lectures que l’Académie en a entendues, cet ouvrage original et piquant a toujours obtenu un égal succès.
Au lieu de traiter le sujet du concours, Le bonheur que procure l’étude dans toutes les situations de la vie, l’auteur a changé le programme, et il a eu l’adresse, ou plutôt la franchise de l’annoncer, puisqu’il a intitulé sa pièce : Épître à Messieurs de l’Académie française, sur cette question : L’étude fait-elle le bonheur dans toutes les situations de la vie ? Il s’est donc placé lui-même hors du concours.
Vous vous souvenez, Messieurs, que le sujet avait été annoncé, par l’Académie, non pas comme une question à résoudre, mais comme une vérité reconnue, qu’il s’agissait de développer. L’Académie se proposait à la fois un but littéraire et un but moral. D’une part, l’intérêt du sujet, qui embrasse toutes les situations de la vie, fournissait aux concurrents une grande variété de pensées et d’images, appelait et secondait tous les efforts du talent. D’autre part, l’Académie, songeant à cette jeunesse nombreuse qui est obligée’ de se courber sous le joug de l’étude, voulait ouvrir aux élèves des Muses une perspective qui, dès à présent, les consolât des peines et des privations que l’impatience de l’âge rend si sensibles ; elle désirait leur faire connaître combien ils auraient un jour à bénir l’heureuse sévérité d’une éducation qui leur aurait préparé ce moyen de bonheur dans toutes les situations de la vie. Enfin, l’Académie espérait encore apprendre aux hommes de tous les âges et de toutes les conditions, qu’ils pouvaient trouver dans l’étude un bonheur facile, pur et constant, qu’on poursuit en vain dans l’entraînement des plaisirs ou dans les tourments de l’ambition.
Ainsi l’Académie rappelait la poésie à sa première et à sa plus noble destination, en faisant tourner la gloire des lettres à l’avantage de la morale et au profit de la vertu.
L’auteur a soutenu que l’étude avait fait succéder le règne de l’erreur à celui de l’ignorance ; que les hommes à qui L’étude a mérité quelque renommée, ont acheté leurs succès par beaucoup trop de peines et de chagrins, et que si l’étude peut contribuer à notre bonheur, c’est quand nous en faisons seulement une occupation agréable, sans ambition, sans désir de gloire, et pour le charme de l’étude même.
Il est hors de doute que ce dernier point de vue appartient au sujet ; mais ce n’est pas le seul : les nombreux tableaux qu’offrent les pièces du concours, auxquels tant d’autres auraient pu être ajoutés, le prouvent évidemment.
L’auteur du n° 39 a trouvé sans doute un avantage littéraire à traiter le sujet sous la forme d’un paradoxe, qui lui a fourni des idées peu communes, et qui lui a permis de développer un talent très-remarquable, dans un genre tout particulier. Aux yeux des juges du concours, le mérite littéraire a racheté le tort d’avoir dénaturé le sujet. En faisant lire un extrait considérable, dans lequel sont rapprochés les morceaux les plus brillants et les vers les plus piquants de l’ouvrage, l’Académie rend une justice éclatante au talent de l’auteur ; mais elle se devait à elle-même d’exposer les justes causes qui ont nui à ce concurrent ; d’ailleurs, on peut dire qu’il semblait avoir lui-même renoncé d’avance à la palme académique.
L’auteur qui, au concours de poésie de 1813, avait mérité une mention honorable, et à celui de 1815, avait obtenu l’accessit, est M. Casimir Delavigne, âgé de vingt et un ans.
On va donner lecture de plusieurs fragments choisis dans les nos 45 et 39.