RAPPORT
DE M. SUARD,
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
SUR LE CONCOURS DE POÉSIE DE L’ANNÉE 1813.
Le concours ouvert cette année pour le prix de poésie n’a répondu ni aux vues de l’Académie, ni aux espérances qu’avaient fait concevoir les précédents concours. Chaque année voit mettre au jour plusieurs ouvrages de poésie, dont les auteurs, jusque-là inconnus, s’annoncent avec plus ou moins de talent. Malheureusement, il ne paraît pas que l’art fasse des progrès proportionnés au nombre de ceux qui le cultivent. Peut-être aussi l’art lui-même, lorsqu’il a été porté chez un peuple à un certain degré de perfection, trouve-t-il dans ses propres moyens, et dans les objets auxquels il peut s’appliquer, des limites naturelles qui arrêtent ses progrès. C’est ce que semble prouver l’histoire de tous les arts chez tous les peuples ; mais, dans le doute, il faut bien se garder de décourager les efforts du talent. Il y aurait une grande témérité à vouloir assigner des bornes au temps et au génie.
Ou a observé que, depuis vingt-cinq à trente ans, on avait publié, en France, plus d’ouvrages décorés du titre de poèmes épiques, qu’il n’en avait paru depuis Henriade jusqu’à cette époque. Cette tendance des esprits vers le plus sublime emploi du talent poétique ne pouvait manquer d’attirer l’attention de l’Académie, qui a cru avoir seconder une si heureuse disposition.
L’épopée est de tous les genres de poésie le seul où la France ne puisse pas disputer la palme avec avantage aux autres nations cultivées. Le poète qui parviendrait à conquérir ce genre de supériorité Pour son pays, s’assurerait à lui-même une brillante renommée.
L’Académie a observé que, dans les poèmes épiques qui ont paru après la Henriade, le mérite de l’exécution était bien loin de répondre à la grandeur de l’entreprise ; elle a cru voir aussi que, dans cette carrière, le talent avait encore plus besoin d’être dirigé qu’excité.
C’est dans cette vue qu’elle, s’est déterminée à proposer, pour sujet du prix de poésie qu’elle devait décerner dans cette séance, un Épisode dans le genre épique, de pure invention, ou tiré de l’histoire, et qui ne fût ni traduit ni imité d’aucun ouvrage ancien ou moderne. Le sujet en était abandonné au choix des auteurs.
Un épisode, tel que l’Académie le concevait, doit être le récit d’un événement particulier, lié à l’action d’un poème épique, sans en faire partie essentielle, et qui, pouvant réunir tous les genres de tableaux, de situations, de sentiments propres à l’épopée, offre au poète les moyens de déployer toutes les richesses et toutes les couleurs de la plus haute poésie.
Ses espérances ont été trompées, et son but n’a pas été atteint. Vingt-six pièces de vers ont été envoyées au concours : aucune n’a paru digne du prix ; deux seulement ont obtenu des mentions honorables.
La faute la plus générale qu’on ait eu à reprocher à la plupart des concurrents, c’est de n’avoir pas bien compris le sujet qui leur était proposé, et d’avoir présenté, comme des épisodes épiques, de simples fragments de poèmes épiques.
Les deux pièces du concours auxquelles la classe accorde une mention honorable, sans leur assigner de rang, sont celles qui ont été enregistrées aux nos 12 et 24. Le n° 12 a pour épigraphe : Arma virumque cana. Le sujet est : Charles XII à la bataille de Narva.
Ce sujet a plus de grandeur que d’intérêt. Il est relevé par le caractère de deux des plus grands hommes qu’ait produits le XVIIIe siècle. Le czar Pierre et Charles XII y sont peints avec vérité ; mais leurs portraits, déjà tracés par d’habiles peintres ne présentent aucun de ces traits originaux et frappants qui ajoutent à l’idée qu’on a des modèles. Les détails du combat y sont rendus avec clarté, mouvement, précision, et quelquefois avec un effet très-heureux. La versification du poème est facile et naturelle, souvent élégante et harmonieuse ; mais la couleur en général en est trop faible, et le mouvement n’en est ni assez animé ni assez varié. Le terme impropre et l’expression prosaïque s’y montrent trop fréquemment ; mais, surtout, le défaut essentiel qu’on a reproché à la plupart des poèmes du concours est très-sensible dans celui-ci : la bataille de Narva ne peut être regardée que comme le fragment d’un poème dont le sujet serait la guerre célèbre que Charles XII faisait à Pierre Ier, et ne pourrait appartenir, comme épisode, à aucun autre poème. Cet ouvrage, d’ailleurs, est la production d’un esprit sage, d’un talent naturel et vrai, exempt de mauvais goût, et qui doit donner de grandes espérances, lorsqu’on apprend que l’auteur est un jeune homme de dix-neuf ans, M. Casimir Delavigne, qui achève sa philosophie au lycée Napoléon. C’est avec un intérêt toujours nouveau que nous voyons les élèves, comme les professeurs de l’Université impériale, se présenter à l’envi dans nos concours pour y disputer la palme de l’esprit, du goût et du talent.
La seconde pièce qui a obtenu également une mention honorable, est enregistrée n° 24 avec cette épigraphe : Ossa arida audite verbum Dei. Le sujet en est l’Église de Saint-Denis rendue à sa destination première par Napoléon le Grand. Le fond en est austère, religieux et mélancolique. L’auteur a bien saisi la couleur générale du sujet ; mais on y désirerait plus de variété, des teintes plus douces, et ces oppositions heureuses d’où résultent les grands effets dans tous les arts. On voit qu’il a le sentiment de la vraie poésie. Son style est toujours animé par des images et des mouvements. Il s’attache à revêtir ses idées de ces formes particulières qui constituent la langue poétique et la distinguent du langage ordinaire ; mais cette disposition n’est pas dirigée par un goût assez pur, par une attention assez soutenue à la correction du style, et surtout au caractère de notre langue. La recherche du style figuré amène d’ordinaire l’abus des épithètes, et les épithètes obscurcissent les idées, quand elles ne leur donnent pas leur véritable couleur. L’auteur de la pièce dont nous parlons les prodigue sans mesure, et trop souvent elles sont impropres ou exagérées.
Il a introduit dans son poème des êtres fantastiques dont il est difficile de suivre les mouvements, et il y a donné à l’action générale un ton allégorique trop continu, ce qui y répand un vague et quelquefois un degré d’obscurité qui fatigue l’attention.
On voit que l’auteur a bien lu les poèmes d’Ossian, les Nuits d’Young, surtout l’Ancien et le Nouveau Testament, et l’on croit reconnaître qu’il a puisé dans ces trois sources ; mais il faut se faire, avant tout, un style conforme au caractère de son génie et à la nature des objets qu’on traite. L’imitation, même des meilleurs modèles, n’a jamais fait un grand écrivain. Il y a sans doute dans les livres sacrés de grandes et frappantes beautés, mais elles tiennent autant aux mœurs et à la langue des Hébreux qu’au fond des idées, et il est plus aisé de les admirer que de les transporter dans un idiome étranger. On ne peut surtout les approprier heureusement à notre langue qu’en y introduisant quelques idées accessoires, quelques modifications dictées par le goût, et nécessaires pour adoucir les exagérations dans les images et les incohérences dans les pensées qu’on remarque chez tous les peuples dont la langue et les mœurs sont encore incultes. C’est un art qui n’a été bien connu parmi nous que par Racine et par J. B. Rousseau, qui ont su l’un et l’autre embellir ce qu’ils ont imité des livres saints. Il y a autant de création que d’imitation dans les beaux chœurs d’Esther et d’Athalie, et dans le cantique d’Ézéchias par Rousseau.
Ces observations peuvent mériter l’attention de l’auteur de la pièce des Tombeaux de Saint-Denis. Il annonce les plus heureuses dispositions pour la poésie ; mais on doit désirer qu’elles soient cultivées avec soin. Son imagination vive, mais jeune encore, parait avoir besoin d’être mieux réglée, et son goût doit s’éclairer et se fortifier par de bonnes études. L’auteur s’étant fait connaître à nous, nous croyons pouvoir annoncer que cette pièce est de M. Soumet, auditeur au Conseil d’État, qui a déjà été distingué d’une manière honorable dans un de nos précédents concours.
Indépendamment des deux mentions honorables dont on vient de rendre compte, l’Académie a distingué deux autres pièces dans lesquelles elle a reconnu les marques d’un talent digne d’estime et d’encouragement, mais où les beautés éparses de pensée et de style ne peuvent balancer les défauts et les négligences qui s’y trouvent. Ces deux ouvrages sont enregistrés nos 9 et 16. L’auteur du premier est M. Henri de la Coste, chevalier de l’empire, auteur d’une pièce de vers qui a été citée avec éloge dans le concours institué en l’honneur d’Hubert Goffin. L’auteur du second est M. Chevallier, professeur au lycée de Versailles. Tous les deux ont mis pour épigraphe à leurs ouvrages : Arma virumque cano.