RAPPORT
DE M. SUARD,
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE,
SUR LE CONCOURS D'ÉLOQUENCE DE L’ANNÉE 1812.
Le concours dont on va rendre compte a offert à la classe un résultat qui a passé ses espérances. Un jeune écrivain, qui parait pour la première fois dans la lice, a obtenu la couronne, et plusieurs concurrents ont mérité de justes éloges et d’honorables encouragements.
La classe avait proposé, pour sujet du prix d’éloquence, l’Éloge de Montaigne. En choisissant ce sujet, elle ne s’en est point dissimulé les difficultés. Il en est qui naissent de l’étendue et de la richesse même de la matière : la diversité des vues philosophiques, morales et littéraires qu’il faut saisir et apprécier dans les Essais de Montaigne, demande une réunion d’esprit, d’études et de talent qui sera toujours très-rare. D’autres difficultés naissent de la sorte d’incertitude que le scepticisme connu de Montaigne a répandue sur ses véritables opinions ; il en est d’autres encore qui tiennent à la vétusté du langage : mais la plus grande peut-être, c’est de trouver des vues nouvelles à produire sur un sujet qui, depuis plus de deux cents ans, a exercé la critique d’un grand nombre d’écrivains, même d’un ordre supérieur, qui, l’ayant envisagé sous des points de vue divers, semblaient avoir dû épuiser la censure et l’éloge sur le caractère et les écrits de ce philosophe.
On a observé que les sujets purement littéraires, tels que l’éloge d’un poète ou d’un orateur, ne répondaient pas complètement aux vues qu’on s’est proposées dans l’institution de nos prix. Ils n’ont pas uniquement pour but d’offrir des encouragements aux talents et des récompenses à leurs succès ; il importe surtout d’en diriger utilement l’emploi, en portant leur activité sur des objets propres à la fortifier et à l’étendre. Dans les sujets qui ne demandent pour être traités que les connaissances familières à tous les hommes de lettres, celui qui veut s’en occuper n’a besoin que de recueillir ses idées habituelles ; et d’ordinaire il songe moins à en acquérir de nouvelles qu’à bien mettre en œuvre celles qui viennent se présenter d’elles-mêmes à son esprit. Aussi fournissent-ils à nos concours un plus grand nombre d’ouvrages. Il n’en est pas de même des sujets qui, exigeant des lectures plus étendues, des études plus approfondies, des connaissances plus variées, doivent rebuter les esprits médiocres ou paresseux et ne peuvent convenir qu’aux esprits forts et patients : c’est en imposant plus d’efforts au talent qu’on lui apprend le secret de ses forces, et la difficulté de la lutte relève le prix de la victoire. Ces considérations ont déterminé la classe à proposer l’Éloge de Montaigne.
Tous ceux qui ont quelque goût pour l’instruction ont lu les Essais de ce philosophe, du moins en partie ; car, parmi ceux qui en ont commencé la lecture, il en est beaucoup qui ne l’ont pas achevée. On peut croire aussi que, parmi ceux qui ont entrepris de composer son éloge, il en est quelques-uns qui ont renoncé à ce projet, ou par découragement, ou par le sentiment de leur insuffisance. Ainsi, il n’a dû se présenter au concours que des écrivains qui, avec assez de pénétration pour apercevoir toutes les difficultés de l’entreprise, ont eu assez de courage pour les affronter, et se sont cru assez de force pour les vaincre.
Onze discours seulement ont concouru pour l’Éloge de Montaigne ; tous les concours précédents en avaient produit un plus grand nombre ; mais dans ce nombre plus de la moitié des ouvrages était au-dessous du médiocre, et dans le reste trois ou quatre seulement avaient mérité une distinction particulière. Ce dernier concours a été plus honorable pour les concurrents, et plus satisfaisant pour les juges.
L’Académie a adjugé le prix à l’Éloge de Montaigne, enregistré n° 11, ayant pour épigraphe :
« Quicquid agunt homines nostri est farrago libelli. »
L’auteur est M. Villemain, professeur de rhétorique au lycée Charlemagne. Il n’a pas encore vingt-deux ans. On a remarqué dans son ouvrage une maturité de raison, une justesse d’idées, une sûreté de goût, qu’on ne s’attend guère à rencontrer dans un âge si peu avancé ; et ce qui n’est pas moins rare, c’est de trouver ces qualités unies aux dons plus brillants qui embellissent plus particulièrement le talent dans la jeunesse. La classe a été frappée surtout des vues approfondies qu’il a développées sur les artifices du style, en les appliquant au style de Montaigne. On voit que cette diction élégante et pure qui distingue en général son discours, cette variété de ton, de formes et de mouvement dont il a su animer son style, ne sont pas uniquement en lui le fruit d’un naturel heureusement doué, mais qu’elles sont encore le produit d’un goût éclairé et d’une étude réfléchie. Le jeune professeur qui sait ainsi donner l’exemple et le précepte de la science qu’il est chargé d’enseigner, est bien digne de communiquer à ses élèves les bons principes, trop oubliés en ce moment, du grand art de parler et d’écrire. On ne s’arrêtera pas plus longtemps sur le mérite de ce discours la lecture qui va en être faite rendrait superflus de nouveaux éloges.
Deux autres discours ont fixé l’attention de la classe par les mérites divers qu’elle y a remarqués, et qui lui ont fait regretter de n’avoir qu’un prix à donner.
L’un, enregistré n° 6, a pour épigraphe ce passage de Montesquieu : Dans la plupart des auteurs je vois l’homme qui écrit, dans Montaigne, l’homme qui pense. L’autre, n° 8, a pour épigraphe ces mots de mademoiselle de Gournay sur Montaigne : Il desenseigne la sottise. La classe les avait jugés l’un et l’autre dignes d’un prix ; mais, en couronnant un ouvrage qu’elle a jugé supérieur, elle n’a pu assigner qu’un rang subordonné à ces deux discours, qu’elle a même placés à quelque distance l’un de l’autre. Elle a trouvé dans le n° 6 un ton plus ferme et des idées plus fortes ; l’analyse de la philosophie de Montaigne y est plus précise et plus approfondie ; le style en est facile et rapide, animé quelquefois par des traits d’imagination et par quelques mouvements d’éloquence ; mais le plan en est vague, et se développe par une marche trop uniforme ; l’esprit, trop continuement occupé des combinaisons de la pensée, aurait besoin d’être ranimé par ces ressources de l’art oratoire qui soulagent l’attention et soutiennent l’intérêt, que les écrivains médiocres chercheraient vainement, mais que l’écrivain exercé trouve toujours avec de la patience et du talent.
Le discours n° 8 offre moins de vigueur de pensée, moins d’originalité dans les vues, de fermeté et de couleur dans le style, et une appréciation moins approfondie de la philosophie et du talent de Montaigne ; mais le plan en est plus net, la marche en est plus simple, et l’effet surtout plus piquant. Si rien n’y frappe vivement l’imagination, si rien n’y offre de nouvelles lumières, rien aussi n’y fatigue l’attention, n’y embarrasse l’esprit, n’y choque le goût ; un sentiment aimable s’y mêle à la pensée, et répand dans tout l’ouvrage un intérêt doux qui fait estimer l’auteur en faisant aimer Montaigne : peut-être aussi cherche-t-il à faire aimer Montaigne plus que lui-même ne se fait aimer dans son livre.
Après avoir balancé les mérites respectifs de ces deux ouvrages, la classe a donné la préférence au n° 8 ; et, voulant lui accorder une distinction particulière, elle a adjugé à l’auteur une médaille d’or. Ce discours est de M. Droz, déjà connu du public par quelques ouvrages estimables, où l’on trouve les vues d’un homme éclairé unies aux sentiments d’un homme de bien.
La classe accorde l’accessit au discours n° 6. L’auteur est M. Jay, qui a obtenu un second prix dans le concours de l’année 1810, pour le Tableau littéraire du XVIIIe siècle.
Parmi les autres discours qui ont paru mériter d’être honorablement mentionnés, il en est un qui a plus particulièrement fixé l’attention des juges, et par les beautés du premier ordre qui y sont répandues, et par les graves défauts qui déparent ces beautés ; c’est le n° 10, ayant pour épigraphe : Tout le monde me reconnoist en mon livre, et mon livre en moi. Le plan en est plus hardi, le cadre plus vaste, la marche plus animée que dans les autres discours ; le style a plus de couleur, de mouvement et de variété ; on y trouve plus d’idées fortes, et de mouvements d’éloquence ; tout y annonce un esprit très-exercé et un talent supérieur. Mais on a vu avec autant de regret que d’étonnement qu’un écrivain capable de produire de si belles choses, ait pu en affaiblir l’effet par des disparates si étranges. L’auteur a fondé son plan sur le mot de Montaigne qu’il a pris pour épigraphe. Il en a conclu que, pour bien juger le livre, il fallait bien connaître l’homme. Cette idée est heureuse et juste ; mais l’auteur, en la développant, s’est égaré dès les premiers pas. Un exorde trop long, et des idées préparatoires dont la diffusion éteint l’intérêt, font attendre avec impatience que l’auteur entre dans son sujet ; et quand il y est entré, il y avance avec lenteur. Il a donné à la vie publique de Montaigne plus d’importance que l’histoire ne l’autorisait à y en attacher. En rappelant les fonctions de magistrature que le philosophe a exercées quelque temps, il était juste de rappeler l’éloquente indignation avec laquelle il s’élève contre l’usage de la torture dans la jurisprudence criminelle ; sentiment que les progrès de la philosophie ont rendu commun de nos jours, mais qui supposait alors de la noblesse, des lumières et du courage. Mais l’auteur du discours se livre à des réflexions trop étendues sur l’imperfection de la jurisprudence à cette époque ; et la censure qu’il en fait parait, à quelques égards, manquer de mesure et même de justice. Le séjour de Montaigne à la cour de Charles IX donne occasion à l’orateur de tracer des tableaux ou la corruption de cette cour, les fureurs de la guerre civile et les crimes de la Saint-Barthélemi sont peints avec énergie ; mais ces tableaux mêmes ne sont pas sans reproche. L’auteur est plus heureux dans l’analyse qu’il fait de la philosophie et du talent de Montaigne. Cette seconde partie de l’ouvrage laisse cependant encore à désirer une marche plus rapide ; mais on y reconnaît toujours un écrivain qui sait manier habilement la langue, et qui en connaît toutes les ressources ; qui pense fortement, et qui ne paraît étranger à aucun des sujets qui peuvent intéresser la raison humaine. Un autre défaut de ce discours, c’est l’emploi trop fréquent d’expressions familières et de tours négligés, qui contrastent trop avec, le ton presque toujours élégant et noble qui distingue le style de l’auteur.
On doit désirer que cet écrivain s’occupe à revoir son discours avec le soin dont il parait capable ; qu’il cherche à se renfermer dans de justes bornes, et à ne donner à chaque partie de son plan que l’étendue qui convient au sujet ; qu’il s’attache enfin à en effacer les taches, à en adoucir les exagérations et à en supprimer les superfluités : il résultera de ce travail un ouvrage d’un mérite remarquable, digne de fixer l’attention, et d’emporter les suffrages de tous les bons esprits, qui, en le lisant sous cette nouvelle forme, s’étonneront peut-être qu’une production d’un tel mérite n’ait pas obtenu un rang plus honorable dans ce concours.
Il reste à parler de cinq autres discours que la classe a jugés dignes d’une mention. Sans reconnaître dans tous un égal degré de mérite, elle n’a pas cherché à déterminer avec précision le rang qu’une critique exacte peut assigner à chacun d’eux. En donnant ici le précis des beautés et des imperfections principales qui les caractérisent, on les citera dans l’ordre de leurs numéros.
Le discours n° 2 est évidemment l’ouvrage d’un homme non-seulement de beaucoup d’esprit, mais encore d’un esprit sage, et surtout très-éclairé. Le plan en est bien conçu, mais l’exécution en a paru défectueuse. L’auteur s’est proposé d’examiner quelle influence le siècle de Montaigne avait pu exercer sur son caractère, et ensuite sur ses opinions ; car les opinions de ce philosophe sont intimement liées à son caractère. En rapprochant ainsi sous un même point de vue l’homme, le philosophe et l’écrivain, il a constamment retrouvé l’homme dans l’écrivain et dans le philosophe. Cette idée est très-bien développée dans la première partie du discours. L’auteur s’en est habilement servi pour expliquer quelques traits du caractère de Montaigne ; mais il en a tiré une censure exagérée et injuste de l’égoïsme de Montaigne, censure fondée uniquement sur quelques maximes isolées, dont l’immoralité apparente s’explique par un examen plus attentif du système entier de sa philosophie, surtout par la situation dans laquelle il se trouvait en écrivant, et à laquelle se rapportaient les maximes qu’on lui reproche, et qu’il est difficile en effet de justifier.
Le style de ce discours est, en général, naturel et animé, mais inégal et quelquefois incorrect. Des détails trop multipliés, des digressions déplacées ou qui occupent trop de place, concourent d’ailleurs à donner à l’ouvrage une étendue qui passe de beaucoup les bornes prescrites à ce genre de composition.
Le n° 3 est un ouvrage estimable, dont l’auteur a beaucoup lu et beaucoup réfléchi. Son style a du naturel et de la correction, et ne manque pas d’élégance ; mais il a peu de mouvement et de variété. L’auteur n’a pas considéré son sujet sous les rapports les plus intéressants, parce qu’il a été entraîné par une idée dominante, à laquelle il a subordonné ses vues particulières sur la doctrine de Montaigne. Il s’attache à prouver qu’il n’y a point de vraie philosophie sans religion ; que tous les progrès de l’état social sont dûs au christianisme, et que Montaigne était sincèrement attaché à la doctrine chrétienne. Cette dernière opinion a déjà été défendue par quelques écrivains. Pascal et Malebranche ont pensé différemment, et leur autorité sans doute est imposante ; il est donc permis de se partager entre ces deux opinions. Le sentiment de l’auteur sur l’influence du christianisme mérite toutes sortes d’égards ; mais il donne à cette influence une extension dont les résultats ne sont pas confirmés par l’histoire, que la raison peut contester, et que les intérêts de la religion ne réclament point. Tout système, dans une discussion philosophique ou littéraire, gêne la liberté de l’esprit, et donne des bornes à la pensée. C’est ce qui est arrivé à l’auteur de ce discours. On y trouve d’ailleurs des détails intéressants sur la personne de Montaigne. C’est une idée heureuse que d’avoir représenté ce philosophe placé entre les opinions des philosophes anciens et la doctrine du christianisme ; et, dans le développement de cette idée, l’auteur montre beaucoup d’esprit et d’instruction.
Le n° 4 se distingue par un grand nombre d’aperçus fins, d’idées ingénieuses, présentées sous des formes élégantes, souvent même brillantes ; mais, en général, ces aperçus ont plus de finesse que de solidité ; les idées y ont plus d’éclat que de justesse, et l’élégance des tournures laisse trop apercevoir la recherche et l’effort. L’esprit de l’auteur semble s’être épuisé dans les détails ; il a négligé de former un ensemble. C’est plutôt une esquisse qu’un ouvrage. Son plan est vaguement dessiné, et se développe sans art : on n’y trouve point cette gradation dans les idées qui attache l’esprit, ni ces vues générales qui, en répandant la lumière sur toutes les parties de la composition, servent à lier les idées accessoires à l’idée principale, et donnent plus d’effet au résultat. Plusieurs morceaux de cet ouvrage plairont t la lecture ; mais il ne laissera aucune de ces impressions profondes qui se gravent dans l’esprit, aucune de ces idées heureuses qu’on aime à retenir.
Le n° 5 a offert plusieurs morceaux dignes d’estime. On voit que l’auteur a bien médité son sujet, et qu’il a porté dans ce travail un esprit exercé aux études sérieuses ; mais il s’est presque exclusivement attaché à l’examen de la philosophie de Montaigne, ce qui prive son ouvrage de la variété de tons et d’idées qui pourrait y donner de l’intérêt. Son style d’ailleurs manque de chaleur, et trop souvent d’élégance.
Le n° 7 est un ouvrage très-estimable, mais qui, par la nature de la composition et le caractère du style, ne pouvait pas concourir au prix. Le plan offre un tableau assez complet du sujet, mais il n’y a pas assez d’art dans les développements. L’auteur parait s’être plus occupé des études philosophiques que des secrets de l’art oratoire. Son style est clair et correct, mais il manque de couleur et de mouvement ; il est même souvent familier et négligé. On voit, d’ailleurs, qu’il a lu les Essais de Montaigne avec une attention réfléchie, qu’il en a bien saisi l’esprit, et qu’il en a analysé la partie philosophique avec une justesse et une précision très-remarquables ; et peut-être que, dans cette partie essentielle de son ouvrage, il ne le cède à aucun de ses concurrents. Ce genre de mérite dans l’éloge de Montaigne est bien digne d’une distinction particulière ; car il suppose dans l’auteur des qualités plus rares encore que celles qui lui manquent, ou qu’il a trop négligées dans son discours : l’art de la composition et du style peut être, jusqu’à un certain point, le fruit de l’étude et du travail ; le don de bien penser est essentiellement un bienfait de la nature.
L’auteur de ce discours est M. Leclerc, adjoint-professeur au lycée Napoléon. Un autre discours, dont on vient de parler avec estime, est aussi l’ouvrage d’un homme attaché par une place distinguée à un des établissements de l’Université impériale. Cette circonstance a paru digne de remarque, en ce qu’elle est à la fois un heureux présage pour les succès de l’enseignement public, et un témoignage honorable en faveur de l’esprit sage et éclairé qui préside au choix des hommes à qui l’enseignement est confié. Les succès de ce vaste et nouveau système d’instruction publique intéressent parmi nous tous les âges, toutes les conditions ; et non-seulement la génération qui existe, mais encore celles qui vont naître. Son influence doit répondre aux vues du génie puissant qui en a conçu le plan, en a médité l’organisation, et y a imprimé ce caractère de grandeur qui semble être le sceau distinctif de toutes ses créations.
L’Académie ne peut pas se dissimuler que les jugements qu’elle a prononcés sur les ouvrages du concours, ainsi que les motifs qui les ont déterminés, vont devenir l’objet de beaucoup de contradictions plus ou moins animées, plus ou moins raisonnables : elle ne peut y répondre que par le silence ; elle doit laisser aux gens de goût et aux esprits éclairés te soin d’apprécier ce qu’il y aura de vrai, de faux, d’exagéré dans les différentes opinions qui se manifesteront à ce sujet.
La critique est nécessaire aux progrès de la raison et du goût : elle éclaire souvent celui qu’elle blesse, elle est quelquefois utile lors même qu’elle se trompe ; car en dormant lieu de discuter ses erreurs, elle peut conduire à la vérité. Malheur à ceux qui n’en font qu’un instrument de haine et de dommage, qui cherchent à flétrir la couronne qu’a obtenue le talent, à affliger le mérite qu’il faudrait encourager, et à humilier la médiocrité modeste qui demande de l’indulgence !
Qu’il soit permis d’ajouter ici quelques réflexions auxquelles la circonstance peut donner quelque intérêt. On a déjà observé que la plus grande partie de notre littérature actuelle, celle du moins qui occupe plus constamment l’attention du public, se renfermait dans les journaux. Ils sont devenus les organes, non de l’opinion publique, qui n’a plus de centre commun, mais de l’opinion d’un petit nombre d’écrivains, qui distribuent à leur gré l’approbation ou le blâme, le mépris ou l’éloge sur les productions nouvelles, à mesure qu’elles paraissent. Tous n’ont pas acquis par de bons ouvrages une réputation de goût et de talent qui puisse donner d’avance de l’autorité à leurs décisions ; quelques-uns ont des amis à servir ou des ennemis à mortifier, certaines opinions à attaquer ou à défendre ; quelques-uns même, si l’on en croit un bruit trop général pour être sans fondement, seraient dirigés par des motifs encore moins nobles. Mais il faut convenir en même temps que, parmi ces mêmes écrivains, on en connaît qui montrent un bon esprit et un goût sain, des lumières et de l’impartialité. Ces qualités les rendent dignes de concourir à répandre et à propager les bons principes de la raison et du goût. Mais il ne suffit pas d’énoncer un avis pour former un jugement. Les décisions d’un écrivain isolé ne sont que des opinions individuelles, qui ne peuvent avoir cette autorité qui, en matière de goût, agi plus fortement sur le public que la raison elle-même. Si cette autorité peut résider quelque part, il est permis de croire qu’elle pourrait appartenir de préférence à un corps littéraire, institué pour veiller sur les principes de la langue et du goût, et dont les membres, choisis parmi les hommes de lettres que recommande l’estime publique, ont un intérêt personnel à maintenir la gloire des lettres, si laquelle ils doivent leur propre considération.
Dans les prix qu’ils proposent à l’émulation des talents, et dans les jugements qu’ils prononcent sur les ouvrages qui concourent à ces prix, les juges ont à répondre de leurs décisions à l’autorité suprême, qui leur a imposé un devoir ; au public, qui les jugera eux-mêmes, et aux concurrents, qui auraient droit de se plaindre d’une injustice. On ne peut les soupçonner d’aucun sentiment de jalousie ou de rivalité. S’il existait parmi eux quelques préventions particulières, elles ne pourraient être partagées par la majorité. La diversité des esprits et des goûts donnerait lieu à des discussions approfondies, dans lesquelles les opinions les plus opposées ne trouveraient de point commun où elles pussent se réunir que dans les règles générales de la justice et de la raison. Un corps ainsi composé ne peut avoir un intérêt plus pressant que celui de donner à ses concours plus d’éclat et plus d’utilité ; et, en cela, l’intérêt des juges est absolument le même que celui des concurrents. La gloire du triomphe se partage, inégalement il est vrai, entre le mérite qui a obtenu la couronne, et l’équité qui l’a décernée.
Jeunes élèves des Muses, qui vous destinez à venir disputer dans nos concours les palmes offertes au talent, voyez dans cette solennité un nouvel encouragement à vos efforts. C’est ici le seul théâtre où les gens de lettres, à l’exception des auteurs dramatiques, peuvent soumettre leurs ouvrages au public ; mais cette portion du public, que les goûts de l’esprit attirent dans nos assemblées, y apporte un sentiment de bienveillance qui accompagne toujours le véritable amour des arts et des talents ; ses suffrages ajoutent de l’éclat aux couronnes que l’Académie décerne, et sont les avant-coureurs de la gloire.