Réponse au discours de réception d’Antoine-Marin Lemierre

Le 25 janvier 1781

Jacques DELILLE

Réponse de M. l'abbé Delille
au discours de M. Lemierre

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 25 janvier 1781

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

 

Monsieur,

L’Académie répond ordinairement au public du choix de ses membres : aujourd’hui c’est le public qui lui est garant du vôtre ; c’est lui qui a sollicité pour vous, et jamais sollicitation n’a été ni plus pressante ni plus honorable. Il est vrai que vous avez vous-même brigué son suffrage et sa faveur de la manière la plus puissante et la plus sûre, par vos talents et vos ouvrages.

Mais pourquoi faut-il que l’Académie ne puisse se féliciter d’une acquisition nouvelle, sans déplorer une perte ? Dans M. l’abbé Batteux, elle regrette un littérateur estimable, un écrivain élégant, un dissertateur ingénieux, un grammairien habile, et un admirateur éclairé de l’antiquité. C’est sans doute cette admiration qui lui fit tenter, une traduction d’Horace, à laquelle il attachait peu d’importance. Il m’a dit plus d’une fois qu’il n’avait voulu que faciliter l’intelligence de l’auteur, sans avoir jamais prétendu en représenter la grâce, la force ou l’harmonie. Je dois en parler moins modestement que lui ; la gloire de nos confrères morts est doublement sacrée. D’ailleurs, si.les auteurs les plus difficiles à traduire sont ceux qui ont le plus éminemment le mérite du style, la supériorité d’Horace en ce genre est une excuse pour son traducteur ; nul poète n’a plus de grâce, et la grâce est plus intraduisible que la force. Elle est aussi difficile à saisir qu’à définir ; elle n’a que des demi-mouvements, que des formes heureusement indécises : tout y est indiqué, rien n’y est prononcé. Eh ! que ne risquent pas dans le transport d’une langue à une autre, des beautés si délicates et si frètes !

Un autre mérite de ce poète, non moins effrayant pour le traducteur, ce sont ces expressions fécondes et hardies qui, rassemblant à la fois plusieurs sensations, intérieurement enrichies des idées accessoires qu’elles représentent, donnent au style un élancement et une célérité qu’il est difficile d’atteindre. Mais je parle de difficulté et non pas d’impossibilité : bien peu d’idiomes ont une beauté primitive et élémentaire. On peut dire des langues ce que l’orateur romain disait du discours : il n’y a pas de matière plus molle, plus obéissante ; les usages, les mœurs, les climats les circonstances, la façonnent de mille manière. Mais de toutes les impressions qu’elles reçoivent, celle du génie est la plus puissante et la plus profonde ; c’est lui qui les pénètre de sa force, les empreint de son caractère, les embellit de son éclat, les épure, les transforme ; et quand ce prodige est fait, ne dites pas : voilà la langue de ce peuple, de cette nation ; dites : voilà la langue de ce poète, de cet orateur. Je dirai plus ; la langue que je peignais tout à l’heure comme si docile et si souple, je pourrais, à d’autres égards, vous la peindre impérieuse, exigeante. En effet, elle n’avoue parmi les écrivains que ceux qui lui apportent des tributs nouveaux, et elle déshérite, si j’ose ainsi parler, ceux qui n’accroissent pas son héritage. Or, rien n’enrichit plus les langues que leur commerce mutuel. Mais il en est de ce commerce comme de celui des peuples pour faciliter les échanges, il faut commencer par vaincre les préventions et les antipathies nationales.

Au reste, si M. l’abbé Batteux n’enrichit pas la langue par ses traductions, il lui fit des présents estimables dans les ouvrages qu’il composa depuis lui-même. Il a donné sur la poésie et l’éloquence des préceptes dont les étrangers lui sont encore reconnaissants : non que je pense que ces préceptes soient absolument nécessaires au génie ; les grandes méditations, les grands talents, les grands exemples, voilà la source des beaux ouvrages. Il est une autre utilité des livres de préceptes, trop peu sentie peut-être ; c’est en répandant le goût et la connaissance des vraies beautés, de préparer aux bons auteurs de bons juges.

Plus heureux encore que cet ancien dont le mot a été cité si souvent, M. l’abbé Batteux pouvait dire : Ce que j’ai dit, je l’ai fait. Il a pratiqué avec succès ce qu’il avait démontré avec goût. Chargé plus d’une fois de représenter l’Académie, on l’a entendu parler avec autant de mouvement qu’en comporte un discours qui n’a pas pour objet d’émouvoir une grande assemblée, avec toute la clarté, toute la justesse d’un esprit droit et lumineux ; enfin, avec autant d’esprit que pouvait s’en permettre un disciple de l’abbé d’Olivet, un ami de l’antiquité, et enfin un ancien professeur de cette université célèbre à qui vous avez payé, Monsieur, le juste tribut d’une reconnaissance que je partage avec vous. On l’entendit surtout avec plaisir le jour qu’assis à cette même place il reçut le successeur du savant et infatigable éditeur de Cicéron ; il remplit avec intérêt dans cette circonstance la fonction douloureuse d’un directeur chargé de féliciter le successeur de son ami ; sa douleur n’ôta rien à la dignité du représentant de l’Académie, et celle-ci ne diminua rien de l’expression de ses regrets. Hélas ! par une combinaison d’événements bien remarquables, ce nouvel académicien reçu par M. l’abbé Batteux, c’était M. l’abbé de Condillac, dont la mort funeste et prématurée a suivi de si près la sienne, et destiné à être remplacé dans l’Académie le même jour que-celui qui l’y avait introduit.

Mais ne mêlons point ensemble les regrets de ces deux pertes, et livrons-nous du moins au plaisir de voir la première si avantageusement réparée. Plus d’un ouvrage Monsieur, vous a mérité la place que vous occupez.

Parmi ces ouvrages, permettez que je distingue d’abord ceux qui ont attiré sur vous les premiers regards de l’Académie, et qui lui sont en quelque sorte personnels : elle se souvient avec plaisir de vous avoir vu au rang des athlètes, disputer et remporter ses prix ; et dès lors il était aisé de prévoir que vous seriez un jour au rang des juges.

Des joutes académiques vous avez passé aux joutes plus brillantes du théâtre ; et je conçois l’attrait qui a du vous y entraîner. Le théâtre, en effet, est le véritable empire de la gloire littéraire. Dans les autres genres, les suffrages sont épars, souvent perdus pour l’auteur ; il n’entend pas toute sa renommée, et les rayons de la gloire ne viennent que successivement et lentement se réunir enfin sur son front. Mais au théâtre, c’est au milieu des acclamations, des cris de l’ivresse, dans le lieu même de son succès, et, si j’ose m’exprimer ainsi, dans le champ de la victoire, que l’auteur reçoit sa palme et sa couronne de l’élite brillante de la nation assemblée. Cette sensation de gloire qui doit aller profondément à l’âme, vous l’avez éprouvée, Monsieur, plus d’une fois. Des tragédies pleines de la connaissance des effets du théâtre, vous ont donné parmi vos rivaux un rang distingué. Dans le choix de quelques uns de vos sujets, vous avez intéressé au succès de vos tragédies ce sexe dont la sensibilité, plus facile à émouvoir, est pourtant si flatteuse. C’est sous sa protection que vous semblez avoir mis Hypermenestre et la Veuve du Malabar. Dans l’une, il vous a su gré d’un héroïsme qui l’honore ; dans l’autre, il vous a su plus de gré peut-être encore de l’héroïsme qui se dévoue pour lui : mais des situations intéressantes, une marche rapide, voilà ce qui a le plus efficacement protégé ces deux pièces.

Si l’envie vous objectait qu’une partie de leur succès est due aux effets du théâtre et du jeu des acteurs, vous pourriez lui répondre qu’il y a un vrai mérite à prévoir ces effets ; et le public, accourant en foule à ces pièces, achèvera la réponse, ou plutôt rendra toute réponse inutile : car dans ce genre les critiques sont obscures .et passagères, la réfutation est éclatante et durable.

Dans les intervalles de vos succès au théâtre, vous vous êtes exercé dans le genre didactique. Vous avez fait comme ces peintres qui, après avoir dans des tableaux d’histoire déployé de grands caractères et l’expression touchante des passions, descendent quelquefois à des tableaux de genre, qui ne valent que par la beauté de l’exécution et la vérité des détails. Cette comparaison, Monsieur, rappelle de plus d’une manière votre estimable Poème de la Peinture, moins connu de cette partie du public qui ne rapporte guère des vers qu’au théâtre, mais estimé des véritables connaisseurs. S’il est vrai, comme l’a dit Horace, que la peinture et la poésie soient sœurs, jamais sujet ne fut plus heureusement choisi, et votre poème a resserré l’antique alliance et la fraternité de ces deux arts.

Un autre sujet moins heureux peut-être en effet, mais plus fécond en apparence, est venu rire à votre imagination avec tous les charmes de la variété et l’intérêt d’un poème national ; vous avez mis en vers les usages et les coutumes de votre pays. Ovide vous en avait donné l’exemple et l’idée ; mais combien son sujet lui offrait de ressources dont vous avez été privé ! Notre religion vénérable et sainte repousse la fiction ; leur culte abondait en mensonges riants. Plusieurs de leurs usages avaient été choisis chez ces Grecs si polis et si ingénieux ; plusieurs des nôtres sont nés chez des peuples barbares. Nos usages manquent surtout d’un but politique ; les leurs étaient une seconde législation qui gouvernait le peuple par les sens. Ces cérémonies imposantes et religieuses qui accompagnaient les traités de paix et les déclarations de guerre, l’ouverture et la clôture solennelle de l’année ; ces Bacchanales pleines de la joie tumultueuse du dieu qu’elles célébraient ; ces jours privilégiés des Saturnales, où la servitude rejetait avec transport des fers qu’elle devait trop tôt reprendre ; ces fêtes riantes de Cérès et de Flore, la pompe majestueuse des triomphes, la magnifique absurdité des apothéoses ; enfin toutes ces solennités, tantôt champêtres, d’un peuple agriculteur, tantôt militaires, d’un peuple conquérant ; et dans les derniers temps, toutes les richesses des nations vaincues prodiguées dans ces fêtes des souverains du monde, quel plus riche et plus magnifique sujet ?

On ne m’accusera pas d’exagérer. Et comment exagérer quand on parle de Rome ? Et encore je n’ai rien dit de la beauté du climat, qui les dispensait d’enfermer dans des prisons l’allégresse publique ; de ces spectacles superbes étalés en plein air, et dont un soleil pur et un beau ciel auraient pu faire l’ornement et la décoration.

Vous n’aviez aucune de ces richesses, Monsieur, comme Français je l’avoue à regret ; mais si l’on ne sent pas dans votre poème l’inspiration d’un sujet heureux, on y reconnaît souvent celle du talent, et toujours celle de l’amour de la patrie, pour qui, vous le savez, Monsieur, comme il n’est point de climats, affreux, il n’est pas de coutumes barbares. D’ailleurs, aux beautés nationales et locales, vous avez substitué des peintures intéressantes en tout temps et en tout lieu, les grands spectacles de la nature, les phénomènes des saisons. En parcourant les campagnes que vous peignez avec intérêt, vous saisissez, vous consacrez les traces de la bienfaisance touchante qui va surprendre l’indigence sous le chaume ; et dans la peinture que vous en faites, le public a reconnu avec plaisir les traits de la personne auguste qui honore cette assemblée de sa présence, et dont je n’aurais osé blesser la modestie, si l’éloge que vous avez fait de son cœur ne faisait celui de vos talents.

Dans les éloges que vous êtes condamné à entendre de moi, je ne suis que l’écho des gens de lettres : ce sont eux encore qui reconnaissent dans vos beaux vers un caractère original, et surtout une heureuse rapidité, qualité si rare et si essentielle à la poésie, qui doit toujours s’élancer et jamais s’appesantir. Telle qu’elle nous représente ces divinités fabuleuses, qui, dans leur marche aérienne et légère, semblaient ne point toucher la terre ; telle elle doit être elle-même ; ou si vous me permettez une comparaison qui vous soit moins étrangère, j’appliquerai à la poésie en général, et à la vôtre en particulier, ce vers charmant de votre Poème des Fastes :

Même quand l’oiseau marche, on sent qu’il a des ailes.

À vos titres littéraires, vous en avez joint de plus intéressant encore ; ce sont vos qualités personnelles, ces vertus domestiques qui restent cachées tant que le talent demeure obscur, mais que la réputation littéraire éclaire tout à coup et décèle au public ; qui réfléchissent sur les talents je ne sais que l’éclat plus doux, préparent plus sûrement ses triomphes, les font chérir à la rivalité et pardonner même à l’envie.

On a aimé dans vous jusqu’à cette franchise d’un écrivain de bonne foi, qui, sans blesser la vanité des autres, leur laisse apercevoir le sentiment qu’il a de ses propres forces ; franchise bien supérieure à cet amour-propre timide et honteux, qui, craignant de se laisser pénétrer, garde un dépit secret à quiconque ne vient pas au-devant de lui, et ne le dispense pas de sortir de son adroite obscurité.

Cette manière de penser et de sentir vient de se montrer encore dans le beau discours que nous venons d’entendre. Comme homme de lettres, vous y avez parlé avec noblesse de vous-même ; comme ami de l’humanité, vous y avez parlé avec intérêt et attendrissement de la perte qui vient d’affliger toute l’Europe. Permettez que je joigne mes regrets aux vôtres ; votre triomphe n’en peut être obscurci ni attristé. La douleur qu’inspire la mort des grands hommes, et Marie-Thérèse en est un, est toujours mêlée de quelque chose de consolant. Au sentiment de leur perte se joint celui de leur gloire. C’est du milieu de cette nuit de deuil que se lève l’aurore de leur immortalité. Les Français, d’ailleurs, ont un motif particulier de consolation ; nos yeux, après s’être reposés avec attendrissement sur le tombeau de Marie-Thérèse, se reportent avec plaisir sur ce trône où sa plus noble et sa plus belle image brille des grâces réunies de la jeunesse, de la beauté et de la bienfaisance. Un membre de cette Compagnie , également distingué par son rang et par ses qualités personnelles, a porté avec noblesse et avec dignité au pied de ce trône le tribut de nos regrets ; une voix éloquente, sortie de cette même Académie, va bientôt, au pied des autels, rendre à ces mânes augustes un hommage plus solennel. Entre ces deux éloges, s’il en était un qu’on put placer avantageusement, ce seraient ces paroles mémorables d’un roi qu’on reconnaîtra aisément : « Elle fut, écrivait-il, la gloire du trône et de son sexe ; je lui ai fait la guerre, mais je n’ai jamais été son ennemi. »

Ce peu de mots sur une grande reine, écrits par un grand roi à un philosophe célèbre, et si intéressants à recueillir, parce que c’est faire l’éloge de tous trois, ne seront pas sans doute la moins éloquente des oraisons funèbres de l’impératrice-reine.

Allusion à un Épisode du Poème des Fastes.

M. le Prince de Beauvau.