M. de BRÉQUIGNY ayant été élu par Messieurs de l’Académie Françoise à la place de M. BIGNON, y vint prendre séance le Lundi 6 Juillet 1772, & prononça le Discours qui suit.
Messieurs,
Ébloui de l’éclat d’un jour si glorieux pour moi, & que j’ai vu luire sans aurore, alarmé par la crainte de ne pouvoir justifier votre choix : le souvenir des circonstances qui m’ont procuré l’honneur que je reçois aujourd’hui, ajoute encore au trouble dont je ne puis me défendre.
Plusieurs d’entre vous, Messieurs, ne l’ont pas ignoré ; la haute idée que j’eus toujours de l’Académie Françoise, avoit fermé mon ame à l’ambition d’y prétendre. Plein de respect pour une Compagnie, que son nom même annonce comme l’Académie nationale, je la voyois telle que ces Temples fameux, monumens de la grandeur des Nations, érigés dans les temps de leur splendeur pour rendre un éternel témoignage de leur gloire, & destinés à partager dans les siécles à venir la vénération rattachée à la renommée immortelle de leurs Fondateurs.
Eh pourroit-on n’être pas saisi de respect au nom de ces grands Hommes, à qui l’Académie Françoise doit son origine & ses progrès ! Richelieu, qui de la même main dont il affermissoit le Trône, & cimentoit le pouvoir des Rois, ouvroit aux Lettres un asyle, où régnoit cette égalité il précieuse aux talens, qu’elle honore, & qu’elle encourage ; Séguier, qui, chargé du glaive & de la balance de la Justice, sentit que le principal Ministre des Loix devoit être aussi le principal protecteur des Muses ; Louis XIV, qui, rassasié de triomphes mais toujours avide de gloire, crut ajouter à la sienne, en succédant au Chancelier de Louis XIII, dans le soin de protéger l’Académie Françoise qu’il fonda, pour ainsi-dire, une seconde fois ; Louis XV enfin, que l’Europe depuis long-temps place dans le petit nombre des Princes qui ont régné sur les cœurs, & qui éprouva plus qu’aucun d’eux ce sentiment délicieux d’être aimé, le seul qui puisse rassurer les bons Rois sur le compte qu’ils se doivent du sort de leurs Peuples. Parmi tant de titres glorieux que lui transmit son auguste Prédécesseur, il se plaît à se rappeller celui de protecteur de l’Académie Françoise : & ce titre chéri, est le principe des soins vraiment paternels avec lesquels il ne cesse de veiller sur elle.
Quels Hommes furent choisis pour former une Compagnie qui voyoit sa liste honorée du nom de son Souverain ! Hommes, à jamais l’objet de nos hommages, par vous les Muses Françoises obtinrent cette supériorité que leur défèrent les Peuples même envieux de nos succès, & qui ne sont devenus nos rivaux qu’après avoir été vos imitateurs.
Je n’ai pas besoin, Messieurs, de vous rappeller des noms toujours présens à votre mémoire. Celui de Bignon fut plus d’une fois inscrit dans vos fastes. Vous étiez accoutumés, depuis plus de 80 ans, à le voir s’y renouveller d’âge en âge. Ce nom que vous chérissiez, vous ne le lisez plus parmi les vôtres. Pourquoi faut-il que le triste devoir de jeter quelques fleurs sur le tombeau de l’Académicien que je remplace, m’oblige de vous retracer le souvenir douloureux de l’avoir perdu ?
Honoré de son amitié, il seroit consolant pour- moi de peindre ici cette ame honnête, généreuse & juste, qui porta l’équité, le désintéressement, la fermeté dans les diverses parties d’administration dont il fut chargé. Mais ce n’est point l’Homme d’État, c’est l’Homme de Lettres que je dois peindre.
Ses ancêtres illustrés depuis plusieurs siécles, par les places qu’ils ont occupées, se distinguèrent encore plus par les qualités de leur esprit & par l’étendue de leur savoir. Il sembloit que les Lettres eussent le droit d’imposer une sorte de tribut sur chaque génération de cette famille. Le goût pour l’étude y fut héréditaire ; il s’y transmettoit comme un patrimoine : & ce fut toujours le patrimoine le plus religieusement conservé.
À l’exemple de ces personnages célèbres, celui de leurs descendans, que vous regrettez aujourd’hui, successivement revêtu, comme eux, de grandes charges, fut sur-tout flatté de celles qui avoient la Littérature pour objet. Admis de bonne heure dans cette Académie, il entra peu de temps après dans celle des Belles-Lettres. Des. Occupations importantes ne lui permirent pas de prendre autant de part qu’il l’auroit désiré aux travaux de ces deux Compagnies ; mais c’étoit les servir que de se livrer sans réserve aux fonctions de Bibliothécaire du Roi, qu’il remplit durant trente ans avec un zèle qui ne se ralentit jamais.
Se proposant pour modèle le savant Abbé Bignon son Oncle, dépositaire, comme lui, de cette Bibliothèque qui n’a point encore eu d’égale, il sentit que pour se rendre digne de la garde de ces richesses & il falloit sur-tout les répandre. Des catalogues exacts, rédigés sous ses yeux, distribuèrent dans l’ordre le plus commode cet amas prodigieux de Livres, dont la multitude sembloit effrayer la plus intrépide curiosité ; & des Savans, choisis pour en applanir l’accès, s’empressèrent d’en faciliter l’usage : toujours prêts à servir de guides sur cet océan immense, où surnagent quelques vérités éparses dans la foule des opinions & des erreurs.
Au soin de communiquer les trésors qui lui étoient confiés, M. Bignon joignit celui de les accroître. Non-seulement les vastes Pays, où les Grecs & les Romains avoient porté le goût des Lettres avec la gloire de leurs armes ; mais les parties de l’Asie les plus reculées, où l’on ignora jusqu’au nom de ces Peuples qui se croyoient les conquérans du monde ; la Chine même, la plus ancienne Patrie & des Sciences & des Arts, toutes ces contrées étoient déja tributaires de la Bibliothèque du Roi : elle étoit devenue le dépôt commun des connoissances de l’univers.
L’Inde cependant recéloit encore des richesses littéraires jusqu’alors inaccessibles. Mais est-il rien d’inaccessible aux passions fortes ; & pourquoi l’amour des Lettres ne les inspireroit-il pas ? Un Savant , sans autre motif que l’ardeur de s’instruire, sans autres ressources que son courage, surmonta des obstacles qui paroissoient invincibles. Il revint chargé des plus curieux Manuscrits de l’Inde ; la Bibliothèque du Roi en fut bientôt enrichie, & M. Bignon jouit du plaisir de les y placer. On vit avec une sorte de respect, parmi ces précieuses dépouilles, les Livres si vantés & si peu connus, attribués à ce fameux Zoroastre, qui donnoit des loix aux Perses, à peu près dans le même temps que Confucius dictoit sa morale aux Chinois, que les sept Sages illustroient la Grèce, que Numa ébauchoit le premier système politique de Rome naissante, & que la plupart des régions de l’Europe, qui s’enorgueillissent aujourd’hui de la gloire & de la puissance de leurs Souverains, n’étoient encore que des forêts habitées par des Sauvages.
Je supprime le long détail des autres accroissemens que la Bibliothèque du Roi dut au zèle vigilant de M. Bignon. Tant de services rendus aux Lettres, l’ont montré digne de vous. Mais à quel titre puis-je paroître digne de lui succéder ? Relégué depuis plus de vingt ans dans les déserts les plus arides de notre histoire, & dévoué pour le reste de mes jours à les défricher, est-il quelques rapports qui puissent lier mes travaux aux vôtres ?
Oui, Messieurs, je les apperçois ces rapports ; & quelle est la partie de la Littérature Françoise qui ne relève pas de votre domaine ? Les objets de mes études sont ceux d’une Compagnie qui m’a depuis long-temps adopté : & cette Compagnie est née dans votre sein. Ses travaux ne vous sont point étrangers, puisqu’ils firent les vôtres autrefois, & qu’ils tiennent encore à ceux dont vous vous occupez aujourd’hui. Elle remonte aux sources de notre Langage, que vous perfectionnez ; elle rend à leur pureté première ces chef-d’œuvres de l’antiquité savante, que vous égalez ; elle creuse l’inépuisable mine de l’Histoire, pour en tirer ces matériaux que vos mains habiles savent si bien mettre en œuvre.
J’oserai ajouter qu’il fut un temps où je hasardai de faire quelques pas dans la carrière qui vous est propre. Je m’appliquai à comparer ensemble les plus fameux Orateurs de l’ancienne Grèce, à observer la marche de leur génie, à faire passer dans notre Langue quelques traits de cette éloquence dont vos Ouvrages nous offrent & le précepte & l’exemple. Mais je ne chercherai point dans ces foibles essais, depuis long-temps oubliés, les raisons qui ont pu déterminer vos suffrages : il m’est plus doux de ne les devoir qu’à vos bontés.