M. Nicolas Beauzée, ayant été élu par l’Académie française à la place de M. Duclos, y est venu prendre séance le lundi 6 juillet 1772, et a prononcé le discours qui suit :
Messieurs,
Le laurier que je reçois aujourd’hui de vos mains, n’est dû qu’aux talens les plus distingués ; mais votre sagesse l’accorde quelquefois à titre d’encouragement. C’est sous ce point de vue que je dois envisager la grâce que vous m’avez faite, en m’associant à votre gloire ; & je sens tout le prix d’une adoption si honorable. Les avantages & les agrémens du commerce où j’ai l’honneur d’entrer, avec des hommes que la France respecte comme ses maîtres, & dont l’Europe admire les écrits ; la part qu’ont bien voulu prendre aux succès de mes vœux, par des actes également honorables & authentiques, des Corps respectables qui depuis long-temps ont un juste intérêt d’avoir les yeux ouverts sur moi, & dont les témoignages peuvent servir de supplément aux titres qui doivent me rendre digne de vous 1 : voilà, Messieurs, la source des plus douces émotions que j’aye jamais éprouvées, & qui semblent avoir donné à mon ame une sorte d’existence toute nouvelle. Auroit-elle jamais pu suffire à toute la félicité, si la douceur n’en avoit été altérée dans son principe.
Vous m’entendez, Messieurs ; le gémissement de mon cœur retentit dans les vôtres, la place que je viens occuper aujourd’hui, je ne la dois qu’à la perte la plus douloureuse ; & le bonheur même d’être admis parmi vous, ne sera pas pour moi sans amertume, puisqu’il me rappellera sans cesse que j’y suis assis, pour ainsi dire, sur la cendre précieuse d’un ami.
Mânes chers à mon cœur ! objet immortel de ma reconnaissance, de mes regrets, & de ma vénération ! L’amitié dont vous m’avez honoré, & qui n’est point, comme vos dépouilles mortelles, la triste proie du tombeau, vous rappelle encore le souvenir de m’avoir inspiré les premiers désirs qui m’ont porté vers ce Temple auguste ; d’avoir encouragé, éclairé, dirigé les travaux qui pouvoient m’y conduire ; d’avoir disposé en ma faveur les suffrages qui devoient m’y placer ; d’avoir répondu à vos illustres Confrères de mon assiduité à leurs assemblées, de ma docilité pour leurs décisions, de mon attachement à leurs personnes, de mon respect inviolable pour la Compagnie ; en un mot, de leur avoir promis qu’il ne tiendroit, ni à la persévérance de mon travail que je ne justifiasse à leurs yeux le titre d’Académicien, ni à la nature de mon caractère qu’ils ne me jugeassent digne du titre de Confrère. Souffrez que, sous votre garantie & sous vos auspices, je renouvelle moi-même, en présence de l’Académie & du Public, les promesses que vous avez faites pour moi ; & que l’invocation que je vous adresse, donne, aux engagemens que je contracte, la sanction inviolable d’un serment consacré par la religion.
J’y serai fidèle, Messieurs ; mais tous mes efforts ne vous dédommageront jamais de la perte de M. Duclos. Avec le même dévoûment & le même zèle, je n’ai ni les mêmes talens ni les mêmes ressources : toutefois comme je l’ai pris pour mon garant, je le prendrai pour mon modèle ; & peut-être pourrai-je obtenir par là votre estime &même votre amitié sans avoir des titres aussi brillans & aussi solides que ceux de mon prédécesseur.
Au lieu des fleurs que l’Éloquence a coutume de répandre ici sur la tombe des Académiciens qu’on y remplace, permettez, Messieurs, à ma douleur, de consacrer seulement, sur celle de mon ami, quelques détails historiques qui lui tiendront lieu d’éloge, & dont la simplicité convient mieux sans doute au langage de l’amitié que les pompes de l’Éloquence.
La fortune sembloit préparer M. Duclos dès son enfance aux fonctions académiques. Un de vos Confrères, également distingué par sa naissance, par ses lumières, & par l’usage louable qu’il savoit en faire, M. l’Abbé de Dangeau dirigeoit alors une Pension, qui a été comme le germe & le modèle, à quelques égards, de l’École Royale Militaire : seize Gentilshommes pauvres y recevoient gratuitement une éducation digne de leur naissance ; & ils en sortoient Chevaliers de l’Ordre de Saint Lazare, par la faveur de M. le Marquis de Dangeau, frère de l’Abbé, son Confrère à l’Académie, & Grand-Maître de l’Ordre depuis 1693. D’autres jeunes gens choisis y recevoient les mêmes leçons ; & la famille du jeune Duclos, qui sentoit tout le prix d’une éducation confiée à de pareils hommes, sollicita & obtint pour lui une place dans cette École.
C’est là qu’il puisa ce goût pour les Lettres, qui l’a mis depuis en état d’en parcourir la carrière avec tant de célébrité, & qui lui a ouvert les portes des Académies les plus distinguées de la Capitale, des Provinces, & des Royaumes étrangers. Celle des Inscriptions l’adopta en 1739 ; & ses précieux Recueils y ont acquis d’excellens Mémoires, dignes de servir de modèles en ce genre. On y remarque l’exactitude d’un observateur attentif, le discernement d’un Philosophe qui réfléchit, & la discrétion d’un Sage qui respecte ceux qu’il instruit, ceux mêmes qu’il censure ; la sécheresse de l’érudition y est tempérée par la finesse des réflexions, par les agrémens de l’esprit, par un style clair, ailé, correct, & toujours proportionné à la matière : les décisions n’y sont jamais énoncées avec cette morgue qui dépare trop souvent le ton dogmatique ; elles y prennent communément le ton modeste du doute, & n’en ont que plus sûrement l’efficacité de la démonstration.
Après d’autres Ouvrages d’une composition plus légère, peut-être même plus délicate, qui avoient annoncé de bonne heure le talent de l’Écrivain ; des Mémoires travaillés avec tant de goût, presque sous les yeux de l’Académie Françoise, & dont quelques-uns avaient beaucoup d’analogie avec l’objet de ses travaux, procurèrent à l’Auteur, en 1747, l’honneur d’y succéder à M. l’Abbé Mongault ; & il vous aurait consolé, Messieurs, de la perte de ce savant Confrère, si de tels hommes n’étoient pas dignes en effet de laisser des regrets éternels.
M. de Mirabaud, qui étoit sincèrement attaché à la Compagnie, & par goût & par le devoir de sa place, désiroit de transmettre la plume qui lui était confiée, à un homme qui eût de la délicatesse & de la présence d’esprit, un zèle sans bornes pour l’Académie, & du courage pour en soutenir les intérêts : il sentit bientôt tout le prix de votre nouvelle acquisition, & eut le bonheur de vous déterminer à choisir M. Duclos pour être son successeur. Ce n’est point à moi, c’est au digne Chef qui préside aujourd’hui l’Académie, & qui en est l’organe, à lui capeler tout ce qu’elle doit au dévoûment, à l’activité, à l’habileté du Secrétaire qu’elle vient de perdre. Mais je ne rendrois justice ni à lui ni à vous, Messieurs, si je passois sous silence les Ouvrages qu’il a composés au milieu de vous, & perfectionnés sans doute par l’influence secrète, mais infaillible de vos lumières réunies.
Les Considérations sur les mœurs de ce siècle suffiroient seules pour assûrer à l’Auteur une réputation immortelle. Une philosophie tout à la fois hardie & discrète, aimable & austère, lumineuse & profonde ; une sagacité qui pénètre dans tous les replis du cœur humain, qui développe toutes les ruses des gaffions, qui apprécie les hommes dans tous les états ; un goût de probité, qui censure les vices sans commettre les personnes, qui fronde les ridicules sans lever les masques, qui ménage les foiblesses sans les autoriser, qui respecte les préjugés sans les épargner., qui pèse les devoirs sans les affoiblir ni les exagérer : tels sont les titres qui ont mérité à ce Livre le glorieux avantage d’être consacré par l’estime publique. Des éditions multipliées, des traductions faites en des Langues étrangères, sur la foi des éloges publics, l’ont mis au-dessus des traits de la censure. Les Sages, dans tous les temps, placeront dans leurs cabinets, & sur la même ligne, Platon & Théophraste, Épictète & Marc-Antonin, Montagne & Charon, La Rochefoucault, la Bruyère, & Duclos.
En 1660, le savant Lancelot, d’après les vues du célèbre Arnaud, avoir publié la fameuse Grammaire générale & raisonnée, connue sous le nom de Port-Royal. C’est une réduction systématique, aussi bien faite qu’il étoit possible, des principes de Grammaire reçus jusqu’alors. Mais c’était, j’ose le dire, un beau germe, condamné peut-être à une stérilité éternelle, si les Remarques judicieuses & savantes de M. Duclos n’en avoient préparé & affûté la fécondité. Elles étendent les vues du texte, en rectifient les principes, en développent les conséquences ; elles font voir que tout n’étoit pas découvert dans ce genre, & marquent assez nettement la route des découvertes.
Génie facile, qui savoit s’accommoder à toutes les espèces d’Ouvrages d’esprit, M. Duclos avoit aussi entrepris une Continuation de L’Histoire de l’Académie Françoise. On se souvient d’en avoir entendu lire, dans une de vos Assemblées publiques, un morceau qui fut reçu avec applaudissement. Ce fut pour moi en particulier un moment bien agréable ; j’entendois un éloge, où Fontenelle étoit loué à la manière de Fontenelle, par un homme qui avoit sur ma reconnoissance & sur mon attachement les mêmes droits que Fontenelle.
Quel préjugé en faveur de votre Historien, Messieurs, que son Histoire de Louis XI, qui me semble approcher fort près de la pureté de Quinte-Curce, de la noblesse de Tite-Live, & de la vigueur de Tacite ! Cet Ouvrage, qui avoit été l’un de ses titres pour obtenir une place parmi vous, lui valut, en 1750, le brevet d’Historiographe de France ; & dans la même année, le Roi l’honora des entrées de sa Chambre.
Il reçut en 1755 une autre faveur encore plus grande : il fut anobli ; & les Lettres patentes données à cet effet, également, quoique diversement, honorables pour le Prince de qui elles émanent & pour le sujet qu’elles concernent, se sont sur-tout pour la Littérature, en ce qu’elles rappellent comme autant de motifs les succès littéraires de M. Duclos, & particulièrement son admission dans l’Académie Françoise.
Mais à quelle occasion lui fût accordée cette distinction éclatante ? Le Roi, satisfait du zèle qu’avaient montré pour son service les États de sa Province de Bretagne, leur ordonna de lui indiquer les Membres sur lesquels il pourroit verser des grâces qui éternisassent le souvenir de sa juste satisfaction : & M. Duclos fut unanimement désigné dans le Tiers-État. Sa gloire en effet n’est pas uniquement fondée sur ses talens littéraires ; il en eut un beaucoup plus précieux : sa droiture inflexible forçoit le sentiment de l’estime, & son penchant à obliger obtenoit celui de l’amitié.
Dès 1744, quoiqu’il fût domicilié à Paris, l’estime de ses compatriotes le fit élire Maire de Dinan ; & lorsqu’attaché plus particulièrement au service du Roi, il quitta cette charge en 1750, les regrets de ses concitoyens, consignés jusques dans les Lettres patentes de son anoblissement, marquèrent assez combien il étoit cher à leur cœur. Il n’a pas cessé depuis de mériter leur amour : des services publics & particuliers, d’abondantes aumônes qu’il répandoit annuellement dans cette ville, & qu’il a doublées dans les temps où l’augmentation de la misère publique l’avertissoit du besoin de multiplier les secours : voilà des titres pour être aimé, & il l’étoit. Quand il alloit chercher quelque relâche au milieu de ses compatriotes, il en étoit reçu comme un ange tutélaire, l’allégresse étoit générale : quand la nouvelle inopinée de sa mort leur fut portée ; on perdoit l’homme de la Patrie, le deuil fut universel.
« Les qualités propres à la société, écrivoit-il lui-même 2, sont la politesse sans fausseté, la franchise sans rudesse, la complaisance sans flatterie, les égards sans contrainte, & sur-tout le cœur porté à la bienfaisance : ainsi, ajoutoit-il, l’homme sociable est le citoyen par excellence ». Le voilà peint par lui-même : ses concitoyens le reconnoissent à ces traits ; vous le reconnoissez vous-mêmes, Messieurs ; & la vérité du tableau ne peut qu’augmenter vos regrets & les miens.
J’avoue toutefois qu’on lui a reproché de la vivacité dans le ton, peut-être quelque chose de plus dans la dispute. Mon amitié ne m’aveugle point ; mais elle m’autorise, je pense, à mettre dans son vrai jour un ami, qui au fond étoit digne de ne trouver que des amis. Il aimoit la vérité, ses écrits l’attestent ; il vouloir le bien avec force, ses concitoyens & ses confrères en sont les garans : si l’on cherchoit à obscurcir la vérité, il ne tiroit point le voile, il le déchiroit ; s’il rencontroit des obstacles au bien, il ne les détournoit point, il les renversoit. Ainsi, les deux vertus les plus nobles qui puissent honorer le cœur de l’homme, s’armoient alors du feu que la nature avoit mis en lui. Eh ! ce feu même, qui donnoit à ses expressions ce je ne sais quoi de dur qui paroissoit offensant, n’étoit-il pas aussi le principe de ce zèle officieux, si bien connu de l’Académie, & dont le souvenir arrache des larmes à une ville entière & à tous ses amis ? Disons de M. Duclos ce qu’il vous disoit, Messieurs, de l’Académicien à qui il succédoit : « pensant librement il parloit avec franchise, ne cédant point au sentiment d’autrui par foiblesse, contredisoit par estime, ne se rendoit qu’à la conviction : il étoit un exemple qu’un caractère vrai, fût-il mêlé de défauts, est plus sûr de plaire continûment, qu’une complaisance servile qui dégoûte à la fin, ou une fausse vertu qui tôt ou tard se démasque ». La sienne étoit bien loin d’être fausse : comment n’auroit-elle pas été sincère, dans un cœur qui la chérissoit & l’honoroit dans les autres. Comment ce cœur auroit-il manqué de sincérité, tandis qu’on se plaignoit de l’excès de sa franchise ? Il avoit des défauts sans doute, parce qu’il étoit homme ; mais ses défauts mêmes tenoient à des vertus, & en deviennent la preuve.
Si les sentimens de mon cœur à votre égard, Messieurs, pouvoient suppléer à tous les devoirs que m’imposent, & le titre glorieux que vous me déférez aujourd’hui, & le mérite supérieur de l’illustre Académicien dont je viens prendre la place ; au bonheur de m’acquitter envers vous, le joindrais le bonheur plus touchant encore de pouvoir justifier le choix dont vous m’avez honoré. Permettez du moins à mon zèle d’en essayer l’apologie au tribunal du public.
Je l’ai déjà dit, & j’aime à le répéter, M. Duclos m’aimoit ; il osa vous proposer de m’adopter, & le fit avec cette chaleur courageuse que lui inspiroit toujours l’amitié. Vous êtes entrés d’autant plus aisément dans ses vûes, que son suffrage n’étoit pas sans appui.
Une des plus anciennes & des plus célèbres Académies de l’Europe, votre rivale par des succès aussi brillans que solides, qui compte parmi ses Membres plusieurs de ceux qui contribuent à votre gloire, qui fait de la perfection de la Langue Italienne l’objet de ses travaux, comme vous faites de la culture de la Langue Françoise l’objet de vos exercices 3, avoit daigné, en 1768, inscrire mon nom parmi tant de noms illustres qui décorent ses fastes, tant elle avoit jugé favorablement de ma Grammaire générale. Sans doute, le succès de ce livre à Florence est dû principalement à l’avantage qu’il eut d’y paroître sous vos auspices : l’honneur que vous m’aviez fait d’en accepter la dédicace, me valut l’approbation glorieuse d’un Corps qui sait vous apprécier.
Dans le même temps les papiers publics apprirent aux Gens de Lettres, qu’à l’occasion de cet Ouvrage, j’avois reçu une marque glorieuse de l’immortelle Marie-Thérèse4 , Princesse heureuse de voir renouveler aujourd’hui, par ses augustes enfans, dans la plupart des Cours de l’Europe, les grands exemples de ses vertus, & sur-tout de cette bonté éclairée qui fait le bonheur des peuples fournis à son empire.
Des suffrages d’un si grand poids vous ont touchés en ma faveur. Vous avez cru, Messieurs pouvoir encourager, par les vôtres, un genre d’étude, trop négligé peut-être, mais qui dès l’origine est entré nécessairement dans le systême de vos travaux.
Depuis cette heureuse époque, la Grammaire n’est plus ce qu’une trop longue barbarie l’avoit fait croire, & ce qu’elle étoit en effet parmi nous au commencement du dernier siècle ; un amas confus de termes sans idées, de vues sans liaison, de principes sans consistance, de règles sans vérité, de décisions sans fondement, de documens sans méthode : c’est la science du Langage ; & la définir, c’est en faire l’éloge.
Le Langage est l’un des principaux liens qui maintiennent cette Société si nécessaire au bonheur des hommes ; c’est l’instrument de la communication des idées, source des lumières qui font la gloire de la raison ; c’est le moyen préparé par la nature pour faciliter le commerce des secours mutuels, dont le besoin nous met dans une dépendance réciproque ; c’est l’organe de cette bien-vaillance générale, de cette charité universelle, qui est le premier devoir de l’humanité, le principe de nos affections les plus chères & de nos vertus les plus précieuses, la base naturelle de la Religion. Quoi ! le Langage tient de si près à la nature de l’homme, il importe tant à ses premiers besoins ; & ses principes ne seroient pas accessibles à la Philosophie ! Il ne seroit pas possible de les déterminer, de les raisonner, de les généraliser, d’en faire un véritable corps de science ! Non, la rature n’est point inconséquente ; mais nous ne sommes pas toujours fidèles à ses vûes. Toutes fois l’intérêt même de la vérité &de l’union entre les hommes, exige qu’on approfondisse l’art de la parole, que l’on se mette en état de démêler avec intelligence les idées comprises dans la signification d’un même terme ; de ne pas se méprendre à la différence des sens qui peuvent résulter de celle des constructions, de saisir avec goût les nuances délicates qui différencient les synonymes, d’apprécier avec justesse l’esprit des idiotismes ; en un mot, qu’on se précautionne contre toutes les surprises de l’équivoque, qui est l’obstacle plus grand dans la recherche de la vérité, & l’instrument le plus dangereux dans les mains de la mauvaise foi, parce que c’est une source intarissable de mal-entendus dans les Arts, dans les Sciences, dans les Affaires. Le bon sens avertit du seul remède qu’on y puisse apporter : Expliquez-vous avant tout ; avant d’entamer une discussion ou une controverse, avant d’avouer un fait ou un principe, avant de conclure un acte ou un traité. Mais ce remède, si simple en apparence, exige toutes les lumières de la Logique grammaticale, qui analyse la pensée, qui en considère séparément les idées partielles, qui en observe les relations, qui nous découvre, dans ces relations, le lien qui les enchaîne, & l’ordre successif qui en règle la disposition. C’est ainsi que cette Logique, puisant ses principes dans la raison éternelle, répand ensuite les lumières de sa théorie sur l’emploi de la parole ; l’usage, toujours entraîné par un instinct aveugle, présente les matériaux ; l’analogie, toujours attachée au plan simple de la nature, les choisit & en détermine les formes ; le goût, toujours occupé de l’effet, les met en œuvre &les place.
Tel est, Messieurs, le fondement nécessaire sur lequel doit s’élever l’édifice durable de toute langue qui tend à la perfection, celui de la Langue Françoise en particulier se promettroit vainement l’immortalité, que vos travaux lui assûrent, si des recherches & des observations de Grammaire, sorties du sein même de l’Académie, n’avoient éclairé la marche générale & les délicatesses particulières de notre idiome. Par là les Vaugelas, les Patru, les Regnier, les Callières, les Dangeau, les Girard, les d’Olivet, les Duclos, ont mérité de partager la gloire des Bossuet, des Fléchier, des Fénélon, des Massillon ; des Corneille, des Racine, des Crébillons, des La Fontaine, & des Boileau ; des Fontenelle & des La Motte ; des La Bruyère & des Montesquieu. Par là notre langue, qui n’avoir d’abord de recommandable qu’une naïveté souvent bien grossière, devint bientôt scrupuleuse sur l’aménité de la diction, sur le choix des termes, sur la régularité de la syntaxe, sur la netteté des constructions, sur la correction des phrases ; & franchissant tout à coup les bornes de sa rusticité première, elle sut se monter sur tous les tons & se préter à tous les styles, dans les chef-d’œuvres de toute espèce qui suivirent de près l’établissement de l’Académie Françoise.
L’esprit y est mis sur la même ligne avec la noblesse, & les talens avec les dignités, les Gens de Lettres y prononcent concurremment avec les premiers hommes de l’État & de l’Église. Ces suffrages égaux, unanimes, & constans, d’hommes choisis dans tous les Ordres les plus éclairés de la Société, sont, si je peux parler ainsi, les élémens nécessaires de la véritable gloire. Le Cardinal de Richelieu sentit combien il importoit à l’État, dont il tenoit les rênes, d’inspirer aux François une ardeur raisonnable, vive, & soutenue, pour cette gloire précieuse, qui est tout à la fois la preuve la plus sûre & la récompense la plus flatteuse du vrai mérite. Il pensa donc devoir préparer à la Renommée des bouches dignes d’être ses organes ; & il fonda l’Académie Françoise. C’étoit poser dès lors le fondement de cette prééminence glorieuse de notre Langue sur celles des Peuples voisins. C’étoit réunir en même temps les hommes les plus distingués & les meilleurs Écrivains de la nation, Historiens, Orateurs, Poètes, tous dispensateurs de cette gloire qui est le mobile des grandes ames, qui dèvelope les talens, qui encourage les vertus, qui fait les Héros, & qui devient ainsi le plus ferme boulevart des États.
Lorsque la mort priva l’Académie de l’appui naturel du premier Ministre à qui elle devoir l’existence, le Chancelier Séguier, qui jusque-là s’étoit fait honneur d’en être membre, crut avec raison s’honorer encore davantage en se chargeant de ses intérêts comme Protecteur. Les Muses en effet, qui ont présidé à la naissance des Lois, & qui en sont les amies les plus sûres comme les interprètes les plus fidèles, avoient droit à la protection du Chef de la justice.
Après lui, le Chef de l’État crut ne devoir plus abandonner à ses sujets une prérogative qui pouvoit donner du relief à fa Souveraineté même. Louis XIV, a qui toute la Terre, justement étonnée des merveilles de son règne, déféra par acclamation le glorieux surnom de Grand, voulut que déformais le sanctuaire des Muses Françoises fût sous la protection immédiate de son Sceptre ; & il les plaça dans son propre palais.
Ce beau droit de protéger les Lettres, dont si peu de Princes ont été dignes de sentir tout le prix, a été regardé par l’auguste successeur de Louis XIV, comme une des plus belles parties de sa succession. À peine avoit-il commencé de régner, que, se hâtant d’annoncer par ses premières démarches le règne de la Bienfesance, il vint en personne présider l’Académie ; & elle sentit dès ce moment qu’elle alloit travailler sous les regards du meilleur des Rois, présage heureux, constamment justifié par l’attention particulière dont le Prince a toujours honoré la Compagnie, & par les grâces qu’il a répandues sur ses membres !
Pouvoit-on attendre autre chose d’un Souverain, qui, indépendamment des droits sacrés de sa naissance, méritoit de régner par les qualités de son ame ? Ami de la paix, parce qu’elle est nécessaire au bonheur des peuples, Héros dans les champs de Mars, parce que la victoire amène la paix : le plus grand & le plus majestueux des Rois sous le diadème ; le meilleur & le plus affable des hommes au milieu de sa famille, de ses serviteurs, de tous ceux qui ont l’honneur de l’approcher, Que dis-je ? La bonté n’est point en lui un rôle du moment, c’est la qualité dominante de son caractère ; elle monte avec lui sur le trône, elle y tempère l’éclat de sa majesté, elle y adoucit la rigueur de sa justice, elle y dicte les lois de sa munificence.
Nobles Guerriers, qui avez généreusement sacrifié votre fortune & votre sang pour la défense de l’État, vainement avez-vous craint, pour votre postérité, les horreurs de l’indigence & l’avilissement du défaut d’éducation. Que les cris de la reconnoissance de vos familles raniment vos cendres au fond de vos tombeaux ! Voyez, près de cet asile ouvert par Louis LE GRAND à ceux de nos vieux militaires, qui, par leurs blessures ou par l’ancienneté de leurs services, ont mérité un repos honorable, un autre asile ouvert à vos fils par LOUIS LE BIEN AIMÉ ; le patriotisme d’un citoyen en conçut le projet, l’humanité du Prince le réalisa ; la sagesse y préside par l’organe des Chefs à qui le Roi a confié ce précieux dépôt de son amour ; des instituteurs choisis y donnent des leçons suivies de religion, de morale, de littérature, & de toutes les sciences nécessaires à la Noblesse. Pères trop heureux ! vous revivrez avec plus d’éclat dans vos enfans : devenus les enfans de l’État, ils n’essuieront ni les malheurs de la pauvreté, on prend des mesures pour leur fortune ; ni les dégoûts d’une honteuse inutilité, on leur assure des places où ils s’acquitteront, par leurs services, des obligations qu’ils contractent. L’École Royale Militaire est un séminaire de Héros, qui en fera naître d’autres par l’encouragement & par l’exemple.
Une semblable fécondité caractérisera cette autre institution nouvelle, qui vient de fixer, pour les soldats vétérans, des marques distinctives & des récompenses utiles : idée citoyenne, vraiment digne d’être protégée par un Ministre citoyen & adoptée par un Roi citoyen !
Notes :
1 Le Conseil de l’Hôtel de l’École Royale Militaire, m’a fait l’honneur, par un arrêté du 2 Juin, de me marquer la part qu’il prend à mon admission dans l’Académie Françoise ; mais ce qu’il y a de plus flatteur pour moi, c’est le témoignage honorable qu’on y rend à la manière dont j’ai rempli mes différentes fonctions dans l’Hôtel depuis près de dix-neuf années.
MM. les Officiers de l’Hôtel-de-Ville de Verdun, ma Patrie, m’ont aussi adressé une lettre de félicitation, sous la même date du 2 Juin. Le zèle patriotique qui l’a dictée, fait encore plus d’honneur à leur cœur, qu’il ne peut flatter mon amour propre : l’enthousiasme que ce zèle leur inspire, va jusqu’à désirer, pour exciter l’émulation de mes jeunes compatriotes, de placer mon portrait dans la même salle avez celui de M. de Chevert. (On voit en effet dans cette salle le portrait de M. Beauzée, peint par Mlle. M. A. Beauzée, sa fille).
2 Confi. sur les Mœurs, Chap. VIII.
4 Je reçus, le 18 Juillet 1768, de la part de l’impératrice, Reine de Hongrie & de Bohême, une médaille d’or, portant d’un côté le buste de cette auguste Princesse, & de l’autre celui du feu Empereur François I.