Réception de M. de Loménie de Brienne
DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
LE JEUDI 6 SEPTEMBRE 1770
PARIS LE LOUVRE
M. de Loménie de Brienne, archevêque de Toulouse, ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. le duc de Villars, y est venu prendre séance le jeudi 6 septembre 1770, et a prononcé le discours qui suit :
Messieurs,
Honoré de vos suffrages, mon premier devoir est de vous faire agréer le juste hommage de ma reconnoissance. Que ne puis-je vous présenter les talens supérieurs qui vous distinguent ! Il n’est aucun genre de littérature dans lequel l’Académie n’offre des maîtres et des modèles. Sensible à l’honneur de pouvoir les approcher de plus près, jaloux de les imiter sans prétendre les atteindre, je tâcherai de justifier votre choix par mon empressement à profiter de vos leçons et de vos lumières.
Des hommes déjà illustrés par plus d’un titre, ont désiré d’y joindre celui de votre confrère. M. le maréchal de Villars, comblé d’honneurs, sentit que cette gloire manquoit à celle qu’il avoit acquise par ses victoires. L’héritier de son nom le fut aussi de la place qu’il occupoit parmi vous. Aux avantages qu’il tenoit de sa naissance, il joignoit une politesse naturelle, une connoissance fine des richesses de notre langue, et sur-tout cet amour des lettres qui est la première des qualités que vous avez droit d’exiger.
M. le duc de Villars, protecteur d’une Académie qui les cultive avec succès, n’a jamais cessé d’en répandre le goût dans une province, où l’éclat d’une représentation habituelle, la douceur de son administration, et sa bienfaisance pour les pauvres, ont inspiré les regrets les plus honorables à sa mémoire.
C’étoit ce goût des lettres qui se proposoit d’étendre et de perfectionner votre fondateur en établissant l’Académie. Que d’autres célèbrent les vues élevées et profondes par lesquelles il a, pour ainsi dire, tiré la politique du néant, et la monarchie du chaos. Notre constitution formée n’a plus les mêmes besoins ; le système de l’Europe est changé ; les graces et la vertu viennent de cimenter un traité qu’un nouvel ordre d’événemens avoit rendu nécessaire. Richelieu n’emploiroit pas les mêmes moyens ; il n’auroit plus les mêmes projets.
Dans le sanctuaire des lettres, il est doux de ne s’occuper que du bien qu’il leur a fait. En réunissant, comme dans un foyer, les rayons épars de l’esprit et du génie, il n’a pas moins travaillé pour la postérité que pour son siècle. Les révolutions les plus utiles ne sont pas celles dont peuvent jouir les grands hommes qui les produisent. L’arbuste fragile satisfait avec rapidité notre impatience ; mais le chêne majestueux ne promet d’ombre qu’à l’héritier de celui qui le cultive. Les grands établissemens sont toujours suivis de grands effets. La marche des siècles achève ce que le génie créateur a commencé. Les lettres devront à jamais à Richelieu leur progrès : l’éclat qu’il répandit sur leur aurore prépara les chef-d’œuvres qu’elles enfantèrent sous le règne de Louis XIV.
Ce Prince, jaloux de toute espèce de gloire, voulut remplacer lui-même le chancelier illustre qui, après la mort de Richelieu, fut décoré du titre honorable de votre protecteur. Animés par les regards de Louis XIV, les talens s’ouvrirent mille routes nouvelles : ils imprimèrent à son siècle ce caractère de grandeur qu’aucun siècle ne peut se flatter d’atteindre ; tout ce qui est grand doit exister ensemble ; les héros et les hommes de génie ne peuvent naître séparés : les actions héroïques inspirent les pensées sublimes ; l’éclat des lettres rejaillit sur les vertus qu’elles célèbrent. Tout fut grand sous Louis XIV, et son ame auguste est, pour ainsi dire, empreinte sur tous les événemens de son règne.
Des jours plus doux ont succédé à ses jours brillans, mais mêlés d’amertume ; ce qui fait la gloire d’un peuple n’en fait pas toujours le bonheur. Les événemens qui nous intéressent le plus dans l’histoire, ont souvent fait couler les larmes de ceux qui en ont été témoins. Les ruines sont à côté des trophées, et les grands changemens que produit l’amour immodéré de la gloire, ne peuvent arriver sans fracas et sans déchirement. Les vertus pacifiques de Louis XV étoient nécessaires à la France ; elle ne pouvoit respirer qu’à l’ombre de la bonté, de la bienfaisance et de la justice. La modération est peut-être la première vertu des Rois ; l’ardeur d’un soleil brûlant épuise la terre et la dessèche ; une chaleur douce et tempérée la féconde et la vivifie.
Mais, Monsieur, me convient-il d’oser louer devant vous les hommes et les siècles ? Ces éloges sublimes qui passeront à la postérité avec les noms des grands hommes que vous avez célébrés, laissent loin de vous tous ceux qui veulent tenter la même carrière, et l’Académie n’a pu consoler vos rivaux qu’en vous faisant asseoir parmi leurs juges. Si j’ai dû remplir la loi que m’imposent le devoir et la reconnoissance, je ne puis mieux obtenir l’indulgence du public, qu’en ne retardant pas plus long-temps le plaisir qu’il se fait de vous entendre1.
1. Le discours de M. de Brienne est imprimé pour la première fois ; la réponse de M. Thomas n’ayant paru qu’avec ses œuvres posthumes, prend aujourd’hui sa véritable place. Cette réponse donna lieu à des applications que les circonstances où elle fut prononcée rendirent très-directes, et M. le chancelier Maupeou, sur les plaintes de M. l’Avocat-général Séguier, en défendit la publicité. Alors, par une attention délicate qui honoroit également les deux académiciens, M. de Brienne crut devoir s’abstenir de faire imprimer son discours.