Réponse de M. l'abbé de Radonvilliers
au discours de M. l'abbé Delille
DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le lundi 11 juillet 1774
PARIS PALAIS DE L’INSTITUT
Monsieur,
Vous venez prendre place parmi nous plus tard que nous ne devions l’espérer. L’événement le plus funeste nous a tenus long-temps renfermés dans la douleur et dans le silence. Bientôt il a entraîné après lui d’autres sujets d’alarmes.
Nous avons tremblé pour de nouvelles Iphigénies, victimes courageuses, non de l’ambition d’un père, mais de la piété filiale. Trois sœurs, placées à côté l’une de l’autre sur le même autel, préparées au même sacrifice, ont vu le glaive long-temps suspendu… Hâtons-nous de dire qu’il n’a pas frappé. Le même coup, qui en frappait une, les immolait toutes les trois.
On commençait à peine à respirer, lorsqu’on apprend que les têtes les plus élevées de l’État se préparent à braver la cruelle maladie, dont nous déplorions les ravages. À cette nouvelle, tous les cœurs sont émus, tous les esprits sont partagés. Un même intérêt, un amour égal, plus timide dans les uns, plus hardi dans les autres, inspire des avis opposés. Pourquoi, disent ceux-là, confier en même temps toutes nos espérances à une mer qui a ses écueils ? Pourquoi, disent ceux-ci, s’effrayer d’un léger orage qui pousse les vaisseaux dans le port ? Les règles de l’art, un nombre infini d’expériences, le courage surtout et la gaieté des malades volontaires, en un mot, tout nous rassurait ; mais quand il s’agit de ce qu’on a de plus précieux et de plus cher, après que la raison est pleinement rassurée, le cœur tremble encore secrètement. Enfin, nos craintes sont dissipées, et dissipées pour toujours. Qu’il nous serait doux de nous livrer aux transports de la plus vive allégresse ? Mais dans ces jours d’un deuil général, des transports de joie ne nous sont pas permis.
La nation n’a pas cessé encore de donner des larmes à son roi ; et l’Académie, qui les partage, y joint celles qu’elle doit à son auguste protecteur. Notre amour est la mesure de nos regrets. Eh ! quel prince fut jamais plus aimé ? Ne me demandez-pas s’il fut adoré dans sa famille ; demandez-le à tous ses augustes enfants ; ou si le respect ne vous permet pas de les interroger, jetez seulement les yeux sur les princesses ses filles, vous verrez les marques récentes de leur tendresse, comme de leur courage. Louis était roi, et il eut des amis ; ne vous en étonnez pas, il les aimait lui-même, comme il en était aimé. Parmi la foule des officiers attachés à sa personne, il n’en est aucun qui ne raconte quelque bienfait reçu de son maître, ou des traits de bonté, plus précieux que les bienfaits. Quittons la cour, et parcourons les provinces. Le peuple qui les habite ne connaissait que le nom de Louis. À l’abri de ce nom sacré, il a joui d’une tranquillité constante. Nos pères n’ont pas eu le même avantage ; ils ont vu brûler encore le feu de la guerre civile, allumé dans ce royaume depuis deux siècles. Ils ont vu encore les armées ennemies porter l’alarme jusque dans la capitale. Louis a régné soixante ans, et dans tout le cours de son règne la France a été exempte des troubles domestiques et des invasions de l’étranger. Car je ne compte pas quelques incursions sur nos frontières les plus éloignées, d’où il n’a fallu, pour chasser l’ennemi, que le temps de le joindre. Je parle d’ennemis ! jugez si Louis eut l’art de gagner les cœurs : il se fit aimer de ses ennemis mêmes, ou pour mieux dire, de ses rivaux, par sa modération dans la victoire. Rapprochons-nous enfin de ces retraites paisibles, consacrées aux sciences. Quel est le corps littéraire qui n’ait pas ressenti les effets de sa protection, et qui n’ait pas eu quelque part à ses grâces ? Et pour citer un fait qui nous regarde en particulier, tous ceux qui furent à portée de l’entendre, vous attesteront que, dans l’un de ses derniers jours, il daigna encore s’entretenir assez long-temps de l’Académie. Les Français des temps à venir, qui liront plus en détail dans l’histoire les traits que je n’ai pu qu’indiquer, et mille autres que j’ai omis, entreront dans nos sentiments, et le roi que nous pleurons sera pour eux, comme pour nous, Louis-le-Bien-aimé.
Vous nous aiderez, Monsieur, à célébrer sa mémoire ; s’est un des devoirs de la place que vous venez prendre aujourd’hui : elle était due à l’auteur des Géorgiques françaises. Votre poème, qui a pour tous vos lecteurs le mérite d’une versification élégante et facile, a encore un autre mérite pour nous : il a enrichi notre littérature nationale. Jusque-là Virgile ne se trouvait point dans un cabinet de livres français. Les traductions en vers, qui ont été faites autrefois, sont oubliées, et les traductions en prose ne sont pas Virgile : une marche lente et timide peut-elle atteindre un vol rapide et hardi ? La prose conserve le fond de l’ouvrage ; mais qu’est-ce que le fond d’un ouvrage d’esprit, dépouillé de ses plus beaux ornements ? Si je lis les Géorgiques comme une instruction sur l’agriculture, elles me paraissent au-dessous des traités de cet art les plus superficiels. Mais qu’un homme de génie leur rende la parure poétique ; qu’une précision élégante rajeunisse une maxime usée, relève une observation commune, embellisse un précepte aride ; qu’une description touchante remue le cœur ; qu’une figure hardie transporte l’âme ; qu’une harmonie variée flatte l’oreille : alors je reconnais Virgile. Ce n’est plus une ébauche légère, une froide image, telle que la prose peut la tracer avec ses crayons uniformes : c’est un portrait ressemblant, avec l’air, l’attitude, les couleurs, la vie de l’original ; un portrait, en un mot, tel qu’on le voit dans vos Géorgiques.
Poursuivez, Monsieur, vos travaux sur l’Énéide. Des amis éclairés, confidents de vos ouvrages, applaudissent déjà vos essais. Parcourez toute la carrière, le succès des premiers pas vous est un garant assuré de la gloire qui vous attend au terme. Je sais que vous pourriez aussi vous couronner de vos propres lauriers : et les vers que nous allons entendre en seront la preuve. Mais ne pensez pas qu’en nous donnant une Énéide française, vous renonciez au nom d’auteur : traduire de beaux vers en beaux vers, c’est écrire de génie.
L’entreprise que je vous propose est longue et pénible. S’il fallait un exemple pour vous animer, je ne le chercherais point hors de cette Compagnie. Je vous citerais seulement M. de La Condamine auquel vous succédez. Je ne m’étendrai pas sur son éloge : je ne pourrais qu’affaiblir l’effet du discours éloquent que vous venez de prononcer. Je me borne donc à recueillir quelques uns des traits principaux qui formaient son caractère.
M. de La Condamine aimait de goût le bien public et les sciences, comme on aime ordinairement les plaisirs, les honneurs et les richesses. C’était en lui une passion ; et quand il voyait jour à la satisfaire, il comptait pour rien les obstacles, les travaux et même les dangers. Cette passion toujours brûlante dans son cœur, s’enflammait encore davantage par le choc de la dispute. Alors, défenseur inébranlable de la vérité combattue, il la soutenait avec tant de chaleur, avec de si grands efforts pour la faire triompher, qu’on pouvait mettre en doute s’il aurait eu aucun regret d’en être la victime. Eh ! ne puis-je pas dire qu’il l’a été ? L’excès de ses fatigues au Pérou l’a fait survivre à une partie de ses sens. Qui sait si ce n’est pas encore par enthousiasme du bien public qu’il a exposé ce qui lui restait de vie? Quoiqu’il en soit, il sera toujours compté entre les hommes illustres de son siècle. Il aura même une place distinguée, par le hasard unique qui a rassemblé dans sa personne les sentiments les plus nobles, les aventures les plus singulières et les talents les plus variés. Géomètre estimable, astronome laborieux, voyageur infatigable, observateur exact, écrivain correct, à tant de noms il voulut joindre celui de poète. Les vers avaient été dans sa jeunesse l’amusement de ses loisirs et le délassement de ses études ; ils devinrent au temps de sa vieillesse un soulagement utile dans ses infirmités, et un aliment nécessaire à l’activité de son esprit. Vous avez décrit, Monsieur, son triomphe poétique, quand les voûtes de ce palais retentissaient de ses louanges, que lui seul n’entendait pas. Sans doute les égards dus à un vieillard si célèbre, le souvenir des événements de sa vie, et la vue de son état, intéressaient pour l’auteur, et donnaient du prix à l’ouvrage. Mais indépendamment de ces circonstances, une composition pleine de feu, des expressions fortes, des vers heureux justifiaient les acclamations générales. Si donc la reconnaissance publique élève un jour des monuments dans les plaines de Quito, aux hommes illustres qui y ont si bien mérité des sciences ; sur le monument de M. de La Condamine, parmi les sphères, les quarts de cercle et les compas, on pourra aussi laisser paraître quelques branches de laurier.
Pour remplir les devoirs de la place que j’ai l’honneur d’occuper aujourd’hui, j’ai commencé mon discours par les regrets dus à l’auguste protecteur que nous avons perdu, je le terminerai par l’hommage que doit l’Académie dans cette première séance publique à son nouveau protecteur. Au reste, Messieurs, n’attendez pas de moi le langage étudié d’un orateur, qui emploie les contours de l’éloquence ; je parlerai le langage simple d’un témoin qui dépose fidèlement ce qu’il a vu. Ayant eu l’honneur d’approcher ce prince pendant long-temps, la vérité que je devais par état lui dire à lui-même, je vous la dirai de lui avec la même sincérité. La justesse d’esprit, la droiture de cœur, l’amour du devoir, telles sont les qualités principales dont le germe s’est montré dans le roi dès son enfance, et que vous voyez se développer tous les jours, depuis son avénement au trône. Il en est d’autres, non moins importantes pour sa gloire et pour notre bonheur, que vous verrez dans les occasions se développer également. Ami de l’ordre, il maintiendra le respect pour la religion, la décence des mœurs, la règle dans toutes les parties de l’administration. Ennemi des frivolités, il dédaignera un vain luxe, de vaines parures, un vain étalage de discours superflus. Ne craignez pas que la louange l’enivre de son encens. La louange, dès qu’elle approchera de l’adulation, n’arrivera pas aisément jusqu’à lui. Lorsque les hommages dus au trône ne lui ouvriront pas l’entrée, il saura la repousser en l’écoutant avec un air de froideur et peut-être d’indignation. D’ordinaire on dit aux rois de se garder des flatteurs aujourd’hui il faut dire aux flatteurs se garder du roi. Cependant être roi à dix-neuf ans ! Mais rappelez-vous, Messieurs, que c’est à dix-neuf ans précisément que Charles-le-Sage, le restaurateur du royaume, prit en main les rênes du gouvernement. Puissent nos neveux, après l’expérience d’un long règne, donner à Louis XVI le même surnom que nos ancêtres ont donné à Charles V