Discours de réception de l'abbé Voisenon

Le 22 janvier 1763

Claude-Henri de FUSÉE de VOISENON

Réception de M. l'abbé de Voisenon

 

M. l’Abbé de VOISENON ayant été élu par Messieurs de l’Académie Françoise, à la place de M. JOLYOT DE CREBILLON, y vint prendre séance le Samedi 22 Janvier 1763, & prononça le Discours qui suit.

 

Messieurs,

Cette illustre Compagnie où je trouve des génies distingués dans tous les genres, est imposante & m’intimide ; cependant une réflexion me rassure. On ne doit craindre que les esprits médiocres ; ils dépriment sans cesse, & pensent gagner les rangs qu’ils refusent aux autres.

Les hommes supérieurs prêtent la main à ceux qui les contemplent, sans pouvoir les atteindre, & ne s’estiment vraiment grands que par l’élévation qu’ils donnent.

C’est ce que vous avez fait pour moi, Messieurs, touchés de mon zèle et de mon empressement, vous avez daigné me placer parmi vous ; j’espère qu’en m’instruisant, vous voudrez bien accroître le nombre de mes amis. C’est alors que j’éprouverai de plus en plus que l’amitié est un trésor que l’on augmente à mesure qu’on le partage.

De l’attachement pour mes nouveaux devoirs, de l’amour pour les Lettres, du respect pour ceux qui les enrichissent : voilà mes titres. J’ose dire que c’est assez dans un Corps où les talens sont unis aux vertus ; vous cultivez les uns, vous pratiquez les autres ; vous mettez en action ce que votre éloquence met en maximes ; vous plaignez les hommes sans les haïr, & vous ne les critiquez qu’en ne leur ressemblant pas.

Vous ne regardez point le titre d’Homme de Lettres comme un titre de présomption & d’indépendance, mais comme un moyen d’être plus doux, plus sociable, de vous communiquer vos lumières, & d’être unis ensemble par le besoin mutuel que vous avez les uns des autres.

Les Gens de Lettres sont liés par une chaîne qu’aucun événement ne peut rompre. Ils se conforment à l’ordre de l’esprit humain, qui de toutes les Nations n’en fait qu’une ; ils semblent, malgré la distance, rapprocher les climats, par leur estime réciproque & la correspondance de leurs richesses littéraires ; & quand les Peuples se détruisent, les Savans & les Sages affligés pour l’humanité, mais toujours calmes, toujours, sereins, vivent en paix, & ne sont ennemis que de nom. Ils appartiennent à la même République, & les talens les rendent Concitoyens.

On participe à de si grands avantages, lorsque l’on est admis parmi vous, Messieurs, & c’est ce qui m’a tant fait désirer cet honneur ; mais je crains bien d’être humilié dans mon élévation même. Que de gens auroient trompé le Public, s’ils n’avoient pas eu l’imprudence de se mettre trop en vue !

Comment pourrai-je remplacer l’Homme célèbre que la Nation regrette ? Je vois de lui à moi un intervalle immense.

Le grand Corneille & le tendre Racine venoient; d’être plongés dans les ténèbres du tombeau : leurs Mausolées étoient placés aux deux côtés du Trône qu’ils avoient occupé ; la Muse de la Tragédie étoit penchée sur l’urne de Pompée, & fixoit des regards de désolation sur Rodogune, Cinna, Phèdre, Andromaque & Britannicus. Elle étoit tombée dans une léthargie profonde ; son ame usée par la douleur, n’avoit plus la force que donne le désespoir. Dans l’excès de son abattement, son poignard étoit échappé de ses mains ; un mortel fier & courageux, enveloppé de deuil, s’avance avec intrépidité, ramasse le poignard, & s’écrie : Muse, ranime-toi, je vais te rendre ta splendeur.

La Terreur entendit sa voix, & parut sur la scène : Tu me rappelles à la lumière, & ton génie me donne un nouvel être, dit-elle avec transport.

A ces mots elle saisit une coupe ensanglantée, marcha devant lui, & fit retentir le Mont sacré du nom de Crébillon. La Muse reprit ses sens : les cendres de Corneille & de Racine s’animèrent, & leur successeur fut placé sur le Trône élevé entre les deux tombeaux.

La mort impitoyable l’en a précipité, mais cependant le Trône n’est pas vacant. Un génie rare, un homme unique depuis long-temps en soutient tout l’éclat. Puisse le nombre de ses années égaler la durée de ses triomphes. Le Trône de Melpomène ne s’écrouleroit pas.

Rassurons-nous, Messieurs, de nouveaux génies s’élèveront sans doute ; j’en ai pour garant le monument que l’on élève à mon Prédécesseur. Le marbre qui va transmettre à la postérité les traits du Sophocle François, fera naître des Poëtes Tragiques.

Les grands Hommes sont reproduits par les honneurs que l’on décerne à ceux qui ne sont plus ; & les regards des Rois sont pour les talens, ce que les rayons du soleil sont pour les trésors de la terre.

Corneille avoit élevé l’humanité ; Racine venoit de l’attendrir : M. de Crébillon s’ouvrit une route nouvelle.

Hardi dans ses peintures, mâle dans ses caractères, grand dans ses idées, énergique dans ses vers, & terrible dans ses plans, il n’approcha de l’Hypocrène que pour teindre ses eaux de sang ; & sans copier ni Corneille, ni Racine, il adoucit les regrets qu’ils nous avoient laissés, & marcha presque leur égal.

Atrée & Thyeste, ce chef-d’œuvre d’horreur, fit une impression si forte, qu’on détourna les yeux, on la lut, on l’admira ; mais on n’en soutint la représentation qu’avec peine; & c’étoit la louer, Messieurs, que de n’oser la voir.

Dans Atrée, le père boit le sang du fils ; dans Rhadamiste, le fils meurt de la main du père ; & dans Électre, le fils assassine la mère.

Quel art ne falloit-il pas pour rendre supportables ces objets effrayans !

Enfin M. de Crébillon porta si loin le génie tragique, qu’on craignit pour son caractère.

C’étoit mal le juger ; on trouvoit autant de douceur dans sa société, que de force dans son pinceau.

Un Poëte est le Peintre de l’ame ; son art est d’en saisir & les beaux traits & les difformités : voilà ce qui caractérise l’homme à talens ; son personnel n’y est pour rien. On ne doit point tirer de conséquence contre celui qui peint fortement le crime, & l’on se tromperoit quelquefois en garantissant la vertu de ceux qui la célèbrent.

Le sentiment fait l’exception ; il faut en avoir pour l’exprimer. Un cœur sec manquera toujours toutes les choses sensibles. Hélas ! qu’il est de beaux esprits qui n’ont que de la vivacité, sans avoir de vraie chaleur, & cherchent à paroître brillans dans les endroits qui ne demandent que de la passion ! Aussi rien de vrai, rien de simple, rien de naturel ne coule de leur plume ; ils ne connoissent point la marche du cœur, on sent par-tout la manière. C’est l’esprit seul qui joue tous les rôles ; & quand l’esprit remplace le sentiment, on reconnoît l’accent & l’on ne s’attendrit pas.

Les ames délicates ne s’y méprennent pas, & démasquent d’abord ces faux imitateurs.

Un morceau pathétique, une situation touchante, que dis-je, une situation, un seul mot, un seul trait sensible frappe, saisit, transporte en même temps tous les spectateurs. Ces applaudissemens, ces larmes, ces acclamations, c’est le cri du cœur qui reconnoît son bien.

La connoissance de cet art fut de tout temps un titre pour être admis parmi vous, Messieurs ; vous n’avez pas cessé d’adopter tous les Auteurs intéressans, & le nombre de vos trésors a toujours fait sentir ce que l’on doit à votre illustre Protecteur.

Ce Ministre immortel, qui étendit les bornes & la gloire de notre Monarchie, qui sut attirer à la Cour la Noblesse des Provinces, & de Maîtres trop indépendans fit de véritables sujets ; ce sublime Richelieu, qui n’étoit frappé que du mérite réel, fonda l’Académie, & l’on n’y connut point la distinction des rangs.

II faut que des Grands soient bien supérieurs à leur propre grandeur, quand ils peuvent deviner les plaisirs de l’égalité.

Ce fut ce mélange des Hommes de la Cour & des Gens de Lettres, qui leur devine réciproquement utile.

Les premiers n’avoient qu’une superficie brillante, & les autres qu’une érudition dépouillée d’agrément. Ils se communiquèrent ce qui leur manquoit ; s’enseignèrent leur Langue sans se donner de leçons ; & les exemples tinrent lieu de préceptes.

Les Gens de Cour apprirent à raisonner, les Gens de Lettres apprirent à converser. Les uns cessèrent de s’ennuyer, & les autres d’être ennuyeux. Le besoin de s’occuper & celui de se dissiper fut également senti de chaque côté. Les uns s’instruisirent en consacrant quelques heures à leur cabinet, & les autres en le quittant.

L’homme frivole, en fréquentant l’homme éclairé, devint capable de le juger, & dès-lors il fut digne qu’en écrivant on travaillât pour lui plaire. Les Auteurs acquirent de la délicatesse, en proportion du goût de leurs Lecteurs ; ils n’eurent recours qu’à leur génie pour le plan, le dessein & la correction des ouvrages ; mais ce fut l’usage du monde qui leur donna le coloris, & qui leur apprit que les grâces de la négligence l’emportent quelquefois sur un style desséché par l’exactitude.

Le Chancelier Seguier rassembla le premier chez lui les esprits les plus distingués. Il les choisit pour ses amis : un Juge moins supérieur ne les eût peut-être regardés que comme ses Cliens.

Le Cardinal voulut tenir sa gloire de ce qui faisoit le bonheur du Chancelier. Ce dernier devint Protecteur de ses nouveaux Confrères, & les vertus répandirent tant d’éclat sur ce titre, qu’après sa mort Louis XIV ne vit que lui-même digne de lui succéder. Ce Monarque possédoit la première qualité d’un Roi, celle de connoître les hommes & de savoir les placer.

La nature, pour les créer, paroissoit à ses ordres. Les Sujets d’un Prince vraiment grand deviennent grands eux-mêmes. Nous sommes échauffés par l’astre qui réfléchit sur nous. Tel fut le siècle de Louis XIV. Tout porta l’empreinte de son caractère. Ses projets, ses entreprises, ses monumens annonçoient sa puissance ; sa majesté brilloit jusques dans ses fêtes & dans ses plaisirs ; & ses revers même, en faisant éclater toute l’élévation de son ame, le servirent encore mieux que ses triomphes. L’Histoire le présenta à la postérité entouré des Sciences, des Talens & des Arts, cortège auguste & nécessaire pour vivre dans l’avenir.

Les Lettres forment une République qui est soumise aux Rois, & les immortalise.

Louis XIV remplit l’Europe de l’éclat de son nom ; mais au déclin de ses jours il ne put pas s’empêcher de gémir sur sa gloire. Il sentit que c’est souvent le Peuple qui paye la grandeur de son Roi, & reconnut les avantages de la paix. Pénétré de sentimens chrétiens, animé de la foi la plus vive, il étoit persuadé que le plus grand Potentat, en quittant sa dépouille mortelle, laisse son Trône, sa Puissance, ses Flatteurs, & n’emporte avec lui que ses vertus & ses fautes.

Pour tous les Souverains il est deux Temples qui se touchent ; le Temple de la fausse gloire, & le Temple de la gloire véritable.

Sur le portique du premier, on lit ces mots tracés en caractères de sang.

Les hommes doivent servir à l’ambition des Rois.

L’intérieur du Temple offre un tableau qui fait frémir ; on voit les Gengiskans, les Tamerlans, les Alexandres, & tant d’autres qui les ont pris pour modèles ; leurs simulacres y sont animés, & semblent respirer encore le meurtre & le carnage. La victoire les conduit, mais les roues brûlantes de son char consument les campagnes, &devant elle la mort avec sa faulx tranchante mesure & dévore la terre.

Ils n’ont sous les yeux que des veuves éperdues, des filles éplorées, des orphelins pâles, plaintifs, chancelans sous l’excès du besoin, & des enfans mourans cherchans en vain dans le sein de leur mère un aliment tari par la douleur.

Ces Princes destructeurs veulent éviter un spectacle si funeste ; ils en rencontrent un autre encore plus horrible ; ce sont d’infortunés Soldats, victimes de la guerre, & tout couverts de cicatrices, tronçons informes, êtres souffrans ; il n’y a que la vanité qui les console de la vie. Ces demi-cadavres traînent leur gloire avec effort, ont laissé la moitié d’eux-mêmes, & n’ont rapporté d’entier que leur courage.

Voilà les Panégyristes de tous les Conquérans. Les plaintes, les cris, les lamentations assiègent leurs Palais ; tous les objets qui les frappent, sont des objets de reproches, sont des sujets de remords ; leur Trône n’est élevé que sur des débris ; ils ne règnent que sur des champs incultes, des Villages déserts, des Villes dévastées ; ils abondent de lauriers, & manquent de Sujets ; & les malheureux qui les environnent, sont des esclaves terrassés par l’effroi, & ne sont point des Peuples prosternés par amour.

Le Temple de la gloire véritable est bien différent.

Sur le frontispice on lit ces paroles écrites en lettres d’or.

Les Rois sont faits pour rendre heureux les hommes.

On n’y voit point la poussière des camps obscurcir les tendres rayons de l’aurore ; les ouragans ni les tempêtes n’approchent point de ce séjour fortuné ; le ciel y est toujours serein, & l’air paroît tenir sa pureté de ceux qui le respirent.

C’est là que réside la paix, sans faste, sans parure, sans attraits étrangers ; la simplicité, la candeur habite sur ses lèvres.

Elle donne la vie aux Manufactures ; elle anime le commerce, pour faire sentir aux hommes qu’ils sont frères, & que leur richesse ne vient que de leur union ; elle n’est la fille du ciel, que parce qu’elle fait le bonheur de la terre. Elie ne distribue point des palmes triomphales ; mais les épics fertiles que sa tranquillité fait naître, sont les vrais lauriers d’un bon Roi.

On n’entend point retentir ses Palais de chants pompeux, de vers hyperboliques ; mais dans chaque Hameau le père de famille, au milieu de ses enfans, leur enseigne à chérir, à bénir sans cesse l’Auteur précieux de leur repos.

Après un repas frugal, avant de goûter un sommeil tranquille, cette petite maison rustique adresse à l’Être suprême une prière commune pour la conservation des jours de son bon Maître.

Un sentiment d’amour qui dans une cabane part d’un cœur innocent, est plus flatteur pour un Monarque, que les fictions des Poëtes & les mensonges des Courtisans.

On ne juge de ses vertus, que par les louanges de ceux qu’il ne peut pas connoître.

Dans ce Temple on admire avec un respect mêlé de tendresse les Statues des Souverains chéris du Ciel, qui ont fait du bien aux hommes, & qui ne se sont déterminés qu’avec regret aux malheurs de la guerre.

Marc-Aurele, Antonin, Trajan, Titus, sont de ce petit nombre ; on y voit représentés S. Louis, si recommandable par ses vertus sublimes, & par sa fermeté à soutenir les droits de sa Couronne ; Charles V, le plus sage & le plus habile des Rois ; François Ier, qui par son amour pour les Lettres mérita l’honneur de donner son nom à son siècle ; Louis XII, père du Peuple ; Henri IV, dont on ne peut prononcer le nom sans attendrissement.

Ces deux derniers paroissent fixer des regards de complaisance, l’un sur d’Amboise, & l’autre sur Sulli. Ils semblent les remercier de l’amour de leurs Peuples, & leur dire qu’une portion du bonheur & de la gloire des Rois, dépend quelquefois & des vertus & des lumières de leurs Ministres.

Dans le centre du Temple on remarque une place, avec un piédestal qui jusqu’à présent n’avoit pas encore été occupé ; il étoit destiné à celui des Rois qui auroit la force de triompher de ses propres intérêts, qui reconnoîtroit que la vraie gloire consiste à subjuguer les événemens contraires, qu’il est trop aisé d’être grand, lorsque l’on est heureux, & que l’on n’est digne de régner, qu’autant que l’on chérit plus ses Sujets que soi-même.

Des siècles s’étoient écoulés sans que ce Roi se fût trouvé. On lisoit cette inscription : Au Monarque pacifique, au Roi le Bien-Aimé.

C’étoit une prophétie qui annonçoit Louis XV : le Ciel nous l’a donné.

Ce Prince bienfaisant sera l’ornement du Temple de la Paix : il y est porté au milieu des acclamations; & conduit par les Ministres qui ont rendu la tranquillité à l’Europe. Leur droiture, leur zèle & leur capacité prouvent le discernement de leur Maître à placer sa confiance. Le Temple de la fausse gloire sera anéanti devant eux. Toutes les Puissances sont réunies ; tous les Peuples redevenus amis & gouvernés par un même esprit, vont enfin être heureux, & paroîtront n’avoir qu’un même Roi.