Réponse de M. l'abbé Batteux
au discours de M. de Belloy
DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 9 janvier 1772
PARIS PALAIS DU LOUVRE
Réponse de M. l’Abbé BATTEUX, faisant la fonction de Directeur pour M. le Maréchal DE RICHELIEU au Discours de M. DE BELLOI.
Monsieur,
Il eût été plus flatteur pour vous, & plus agréable pour le public, de voir aujourd’hui M. le Maréchal de Richelieu faire les honneurs de l’Académie. Une absence nécessaire, dont il ne pouvoit prévoir le terme, & les variations de sa santé, lui ont fait craindre de ne pouvoir s’acquitter de cette fonction ; & le même sort, qui l’en avoit chargé, m’a mis dans le cas d’occuper sa place, & de vous recevoir en son nom. Il n’est pas besoin de vous dire que vous y perdrez, Monsieur, ainsi que ceux qui m’écoutent, & que vous ne trouverez ici ni sa délicatesse ni son esprit.
Un Homme de Lettres succède aujourd’hui à un Prince du Sang : cette phrase est nouvelle, & n’avoit jamais été entendue dans aucune Académie de l’Europe, non plus que celle-ci : Un Prince du Sang a succédé à un Homme de Lettres. Les Lettres sont redevables de l’une & de l’autre à SON ALTESSE SÉRÉNISSIME MONSEIGNEUR LE COMTE DE CLERMONT, qui a préféré à tous les titres de supériorité qu’il avoit droit de prendre dans l’Empire littéraire, celui de la simple adoption, dans une Compagnie dont la première loi est l’égalité de tous ceux qui la composent.
Louis XIII créant l’Académie françoise, ne mit entr’elle & lui que son Ministre, ce Ministre qui fit la gloire de son règne, & prépara celle du suivant : Richelieu fut nommé Protecteur de l’Académie naissante. Louis XIV, dont les Gens de lettres ne doivent prononcer le nom qu’avec respect & reconnoissance, fit disparoître cet intermédiaire, & se donna à lui-même le titre qui avoit relevé Richelieu, quand Richelieu le portoit, & qui releva infiniment les Lettres, quand Louis Le Grand l’eut pris pour lui.
Il ne restoit qu’une gloire, que l’Académie ne pouvoit espérer, qu’elle n’eût osé désirer ; c’étoit de voir mis dans son ordre de réception, sur la liste des Académiciens, le nom le plus auguste qui soit aujourd’hui sur la terre ; M. le Comte de Clermont l’a voulu ; le Roi l’a permis : époque mémorable pour les Lettres, qui ne reçurent jamais tant d’honneurs dans aucun pays, ni dans aucun siècle.
M. le Comte de Clermont fut Académicien. Il en remplit les fonctions. Le sort le fit Directeur en 1755, & en cette qualité il fut l’interprète de l’Académie auprès du Roi, qui, accordant la grace qu’on lui demandoit, sembla se faire un plaisir de voir l’Académie dans le Prince de son Sang, & le Prince du Sang à la tête de l’Académie.
Le Prince, ami des Lettres, l’étoit aussi de l’humanité ; car rarement ces deux vertus se séparent. Toutes les vues de bien public étoient séduisantes pour lui. C’est à lui qu’on doit en partie cette idée vraiment citoyenne, que l’Académie des Sciences exécute aujourd’hui avec tant de succès, & qui consiste à décrire, rédiger, simplifier les procédés de l’industrie humaine dans les Arts mécaniques. M. le Comte de Clermont avoit autrefois rassemblé chez lui ces mêmes Arts pour le même objet. Quel étoit leur étonnement, lorsque sortant de leurs retraites obscures, ils se voyoient, au milieu des Arts d’agrément, dans un palais, où le regard d’un Prince les annoblissoit tous à proportion de leur utilité.
Lorsqu’il servit dans les Armées, Namur, Lawfelt, Raucoux, furent les témoins de son ardeur & de son courage intrépide. Lorsqu’il les commanda en chef, il fut père du soldat, il maintint la discipline, il visita les hôpitaux, & y fit rentrer l’humanité. Occupé de son objet, plein de volonté, d’un coup d’œil juste & sur, tel en un mot que l’avoit jugé le Maréchal de Saxe, digne estimateur des qualités militaires, il n’eut qu’une chose à regretter : ce fut d’avoir cédé, dans un moment critique, à la résistance obstinée d’un avis contraire au sien. Il exprima son regret par ce mot simple, mais énergique : Je n’en aurois pas tant fait tout seul.
Vous venez, Monsieur, de nous tracer son portrait avec les couleurs nobles & fortes qui lui convenoient. Qui pouvoit mieux que vous rendre les sentimens du cœur François pour le sang de nos Maîtres ?
C’est ce talent sur-tout qui vous a ouvert les portes de l’Académie. Ceux qui y sont entrés avant vous, pour avoir brillé dans la carrière des Corneilles & des Racines, y ont été admis comme poètes, & par le mérite de leur genre. Vous, Monsieur, vous y entrez comme poète citoyen, par le mérite de votre genre, & par celui de votre personne. Dans- un siècle qui sembloit voué à la frivolité & à l’intérêt personnel, vous avez osé nous faire entendre la voix du patriotisme, & vous l’avez fait avec tant de force, que la Nation entière s’est sentie comme enlevée par votre enthousiasme. Cette Nation vive, valeureuse, passionnée pour la gloire & pour son pays, s’est retrouvé dans vos tragédies. Elle y a retrouvé sa vertu, à laquelle elle ne croyoit presque plus. Que ne vous doit-elle pas, pour savoir rendue à un sentiment si doux ! C’est pour acquitter cette dette, autant qu’il est en elle ; que l’Académie couronne aujourd’hui vos succès. On a dit que c’étoit la Couronne civique ; louange singulière, qui fait marcher ensemble votre éloge, l’éloge de la Nation & celui de l’Académie.
C’étoit sur de pareils sujets que la Tragédie s’exerçoit chez les Grecs. Ils ne célébroient point sur leurs théâtres les actions des Égyptiens, des Phéniciens, des Peuples qu’ils appeloient barbares. Ils célébroient celles de leurs aïeux, de leurs pères, les leurs propres. Avec quels frémissemens & quelle ivresse le parterre d’Athènes entendoit les Chœurs d’Eschyle, lorsqu’en son style de géant, si j’ose m’exprimer ainsi, ce frère du fameux Cynégyre chantoit les combats de Marathon, de Salamine, de Platée, où il s’étoit trouvé, à ceux-là même qui avoient combattu ; lorsqu’il leur donnoit en spectacle le Roi de Perse, le grand Roi, rentrant dans Suse, seul, sans armes, s’écriant dans sa douleur profonde : O Athènes! superbe Athènes ! tu as couvert de deuil toute l’Asie ! tu as autant de remparts que de Citoyens !
Il est heureux pour vous, Monsieur, que parmi ces grands génies qui vous ont précédé fur la Scène françoise, il y en ait à peine un seul qui ait indiqué cette veine si riche. Comment n’ont-ils point vu que l’intérêt étant l’ame de la Tragédie, la France devoit être plus intéressante pour nous, que la Grèce ancienne ou l’Italie ? que nous devions être plus touchés de voir notre histoire, nos loix, nos mœurs sur la Scène, que les parricides & les incestes fabuleux de la Mythologie païenne ? Que les portraits de Lusignan, d’Eustache de Saint Pierre, de Couci, de Bayard, de Du Guesclin, portraits de nations, comme sont ceux de familles, conservés de siècle en siècle par l’amour autant que par l’admiration, nous devoient être plus chers que ceux d’une mère qui égorge ses enfans par une rage de jalousie, ou d’un fils qui poignarde sa mère par une vengeance méditée, & de sang-froid ? Qu’on nous montre un héros malheureux, nous sommes touchés, parce que c’est un homme ; mais si cet homme est un François, quel attendrissement ! quels transports ! Nous l’avons éprouvé, Monsieur, & vous en avez joui. Peignez-nous cette générosité chevaleresque de nos aïeux, ces délicatesses d’honneur, cet attachement inviolable au nom François, cet amour de dévouement pour nos Rois. Peignez cette Noblesse ardente & emportée, qui ne voyoit que la gloire & non le danger ; ces grandes & désastreuses journées, où tout fut perdu, sors l’honneur. Remontez, s’il le faut, jusqu’à ces temps de barbarie, que nous regardons aujourd’hui, heureusement pour nous, comme les temps fabuleux de notre Histoire. Depuis les fureurs de Frédégonde & de la trop malheureuse Brunehault, en passant par les règnes des Charles & des Capets jusqu’à celui de Saint Louis dans les fers, jusqu’à ceux des Valois, toujours braves & toujours malheureux, jusqu’à celui d’Henri IV, théâtre de tant d’agitations & de troubles, que de momens, que d’événemens, publics & particuliers, n’attendent que l’art & le génie !
Je m’apperçois que je m’écarte. Je ne parle que du genre que vous avez choisi, & non de la manière dont vous l’avez traité. Mais à quoi vous eût servi le choix, sans le talent d’exécuter ? Dans le Tragique, c’est l’ame des Poètes qui choisit les sujets ; c’est aussi l’ame qui les rend. Si vous n’aviez eu que le génie de ceux qui, dans le siécle passé, ont entrepris de chanter Clovis, Charlemagne, le siége Orléans, l’intérêt des sujets nationaux se seroit éteint dans vos mains, comme dans les leurs. Mais vous avez su animer vos tableaux de l’ame de la Nation : vous avez eu l’art de faire passer votre enthousiasme tout entier, de vous dans vos héros, de vos héros dans vos spectateurs. C’étoit le secret de Corneille & de Racine : c’est celui du plus célèbre de leurs successeurs. Vous l’avez trouvé comme eux.
Restez donc, Monsieur, constamment attaché au genre de sujets que vous avez choisi. Vous ferez sûr de nous plaire & de nous charmer. Le tableau de nos aïeux est encore le nôtre. Nous avons renouvellé nos preuves à Fontenoi, à Berg-op-zoom, à Mahon, à Metz sur-tout, lorsque la France fit retentir toute l’Europe de ses douleurs & de sa joie
Vous trouverez dans la Compagnie où vous entrez, des lumières, des conseils, des modèles ; vous y trouverez une suite de discussions littéraires qui servent à perfectionner le style, & à épurer le goût ; vous y trouverez enfin des cœurs François, qui entreront avec plaisir dans les sentimens patriotiques de leur nouveau confrère, & qui les augmenteront encore par leur exemple.
C’est cet Athénien à qui l’ennemi coupa la main droite avec laquelle il arrêtoit un vaisseau, puis la gauche qu’il y avoit portée ensuite, & qui enfin voulut l’arrêter avec les dents.