Discours de réception de M. de Sainte-Palaye

Le 26 juin 1758

Jean-Baptiste de LACURNE de SAINTE-PALAYE

M. de LA CURNE DE SAINTE-PALAYE ayant été élu par Messieurs de l’Académie Françoise, à la place de M. de BOISSY, y vint prendre séance le Lundi 26 Juin 1758, & prononça le Discours qui suit.

 

Messieurs,

J’ai long-temps désiré la grace que vous m’avez accordée, j’ai travaillé constamment à la mériter ; la persévérance de mes désirs & la continuité de mes travaux sont les garants de ma reconnoissance. Permettez que je renferme dans ce peu de mots le remerciment que je vous dois.

Ceux qui jusqu’à ce jour ont eu à peindre les sentimens qu’excitoit en eux l’honneur d’être assis parmi vous, ont employé des couleurs qu’il me siéroit mal de vouloir imiter. Les fleurs dont ils ont su parer leur hommage, ne se cueillent que dans les champs de la Littérature polie que j’ai cessé depuis long-temps de cultiver, pour m’occuper uniquement à défricher un sol aride qui produit à peine quelques fruits sauvages

Tandis que M. de Boissy formoit son talent pour le genre comique, sur les grands modèles qu’Athènes & Rome nous ont laissés ; qu’il s’approprioit, le sel d’Aristophane, mais en le corrigeant ; la plaisanterie de Plaute ; mais en la purgeant de ce qu’elle a de licencieux & de bas ; l’élégante simplicité de Terence, mais en l’égayant ; tandis qu’il éclairoit son goût par la lecture des bons ouvrages écrits en notre langue & qu’il puisoit dans les vôtres, Messieurs, cette pureté de style qui fait un des principaux caractères des siens ; tandis que chaque année son génie aussi varié que fécond enrichissoit la Scène de quelques productions nouvelles, toujours applaudies pour la facilité du dialogue, la vérité des portraits, la convenance des sentimens & la décence des mœurs : je me consacrois à un travail obscur, dont les progrès ne deviennent sensibles, qu’après plusieurs années d’une profonde retraite & d’une application continue ; peu brillant dans ses effets, parce que les avantages qu’il procure ne paroissent liés ni avec les besoins, ni avec les amusemens de la Société ; enfin peu séduisant, puisqu’il semble ne promettre d’autre récompense que la réputation d’Ecrivain laborieux.

Telle étoit, Messieurs, l’idée que je me faisois moi-même de mes études, lorsque je commençai à m’y livrer : je ne prévoyois pas qu’elles dussent jamais attirer sur moi vos regards. Mais pour l’encouragement des Lettres, vous aimez à rappeller de temps en temps à ceux qui les cultivent, qu’aucun genre de mérite littéraire n’est exclus de votre Sanctuaire ; que le Parnasse François étant l’image de celui de l’Antiquité, où les neuf Sœurs, malgré la diversité de leurs talens, se réunissoient sans distinction, toutes les places n’y sont pas réservées aux dons sublimes de l’Orateur & du Poëte ; & qu’ici, Clio conserve toujours le droit de s’asseoir entre Melpomene & Polymnie.

En nommant la Muse de l’Histoire, j’ai nommé celle qui depuis ma première jeunesse a seule été l’objet de mon culte ; celle qui daigna couronner mes premiers essais, en m’associant à une Compagnie célèbre, où depuis trente-cinq ans je vois des Savans modestes, rivaux sans jalousie, se communiquer sans ostentation, dans des Conférences que l’union des Membres rend toujours pacifiques, les fruits de leurs études qui embrassent tous les pays & tous les temps. Que ne leur dois-je pas ? Entraîné par un zèle ardent pour tout ce qui peut intéresser notre Nation, je m’appliquois alors à l’Histoire de France : dès que l’Académie des Belles-Lettres m’eut adopté, le désir de justifier son choix enhardit mon courage, & m’inspira le dessein d’étudier nos Monumens historiques sur un plan beaucoup plus étendu que n’avoient fait encore ceux qui ont couru la même carrière. Je me proposai, non de lire simplement des faits, mais de recueillir en les lisant tous les traits relatifs aux usages, aux mœurs, aux loix, au gouvernement, aux droits de la Couronne, & d’en composer un corps d’antiquités Françoises. L’histoire d’un Peuple consiste moins dans le récit de ce qu’il a fait, que dans la peinture de ce qu’il a été.

Pour remplir un dessein si vaste, ce n’étoit pas assez de dépouiller les volumes immenses des Pithou, des Duchêne, des Sirmond, des Lecointe, des Mabillon & de plusieurs autres que l’Impression a mis entre nos mains ; je jugeai que je devois y joindre les Manuscrits François du XI, du XII & du XIII Siècle. Ce sont des Romans pour la plupart, & des Poésies de différentes espèces ; ouvrages à peine connus de nos jours, où l’Italie moderne a néanmoins puisé une partie des richesses de sa langue, où ses plus grands Ecrivains ont pris des leçons pour devenir nos modèles ; ouvrages auxquels l’Europe ne doit pas moins la renaissance des Lettres, qu’au retour des Arts de la Grèce dans nos Contrées ; ouvrages enfin dont la lecture est nécessaire à quiconque veut suivre les progrès de l’esprit en France, & connoître notre Histoire comme Varron connut celle des Romains.

Ces Auteurs de Romans & de Poésies n’eurent point, il est vrai, le talent d’embellir ni d’aggrandir la nature ; leur génie borné ne se porta jamais au-delà des objets qui leur étoient familiers Tout frappoit leurs yeux, rien n’échauffoit leur imagination. Mais cette exactitude froide & servile garantit la vérité des faits & des détails qu’ils mous ont conservés ; & ces faits, ces détails suppléent plus abondamment qu’on ne pense à la sécheresse des Chroniqueurs.

Au premier regard que je jettai sur cette foule de Manuscrits, je fus effrayé de la barbarie du langage. Arrêté à chaque pas dans ce labyrinthe ténébreux, combien de fois j’ai regretté que quelque homme de Lettres, plus digne d’être le rival de Ducange, n’en eût pas applani les routes ! J’osai le tenter : cette entreprise me parut un préliminaire essentiel ; je l’envisageai d’ailleurs comme un moyen de multiplier, ou plutôt de faire revivre parmi nous les amateurs des antiquités Françoises. Dès-lors renonçant pour moi-même à l’honneur des découvertes, je me bornai à celui de les faciliter à nos neveux, par la rédaction d’un Glossaire que je ne crains pas d’annoncer comme un des plus amples qu’ait eu jusqu’à présent aucune langue de l’Europe. Si j’ai eu le bonheur de réussir, ils me sauront gré d’avoir arraché les épines qui couvroient tant de matériaux de notre Histoire. C’étoit le seul obstacle qui restât à vaincre, aujourd’hui que nous voyons ces précieux matériaux, amassés par des mains savantes, former de magnifiques collections, suivant le projet qu’en avoit conçu l’immortel Rosny, & cet illustre Magistrat qui partage avec votre Fondateur la reconnoissance des Muses Françoises.

Vous entrez, Messieurs, dans les vues de Seguier, en accueillant un ouvrage entrepris pour éclaircir des monumens qu’il vouloir rassembler, & dont une partie enrichissoit déja sa Bibliothèque ; un ouvrage qui par son objet, par sa forme & par les combinaisons qu’il exige, a tant de rapport avec vos exercice, & qui peut-être ne sera pas inutile à votre gloire. La comparaison que l’on fera bientôt d’un Glossaire barbare qui représente la langue telle que la parloient nos Pères au temps où elle a été formée, avec ce Dictionnaire dans lequel vous avez consigné toutes les richesses qu’elle a depuis acquises, ne servira qu’à mettre en évidence ce qu’on doit aux grands Hommes qui l’ont amenée par degrés au point où elle est parvenue, & à ceux qui savent l’y maintenir.

Qu’étoit-elle en effet à sa naissance, & qu’a-t-elle été dans ses premiers accroissemens, cette Langue aujourd’hui soumise sans contrainte aux loix d’un Grammaire qui règle la marche de l’esprit, & n’en gêne pas l’essor ; cette Langue élégante & nombreuse qui joint la précision à la clarté, les grâces à l’énergie, qui se plie à tous les styles, à tous les tons, qui fait tout exprimer & tout peindre, qui suffit aux besoins de la Raison du Génie et du Sentirnent ? C’étoit un alliage confus d’idiomes mal assortis, un amas de mots brutes & rustiques, dont l’ortographe, la prononciation, le sens même ne furent jamais fixes ; un jargon informe, sans règles & sans principes, portant l’empreinte de cette Anarchie féodale qui méconnoissoit les Loix, ou tendoit à les détruire ; enfin un assemblage monstrueux d’allusions froides, de métaphores absurdes, d’allégories outrées, de figures de toute espèce entassées sans ordre & sans intelligence. Cette Langue, s’il est permis de l’appeler de ce nom, je l’ai prise au berceau, je l’ai suivie dans son développement ; & le Glossaire que je me propose de donner au Public est le résultat de mes recherches : vous l’avez considérée, Messieurs, dans son âge mûr, & votre Dictionnaire la montre dans son état florissant.

Quelle sera donc la surprise des siècles futurs à la vue du contraste que leur offriront les deux Tableaux rapprochés l’un de l’autre ! Ils demanderont comment a pu s’opérer dans une Langue essentiellement la même, un changement qui la dénature. La révolution, pouvons-nous répondre par avance, est arrivée depuis que l’Etat n’a plus qu’un centre, les Grands qu’un intérêt, la Nation qu’un esprit ; depuis que l’autorité légitime a repris ses anciens droits, & que les Sujets plus heureux à l’ombre du Trône ont pu cultiver les Arts, & cueillir ces fruits de la Paix que les discordes intestines étouffoient jadis dans leur naissance. Ainsi, pendant que Louis XIV affermissoit le pouvoir suprême relevé par Louis XI, Pelisson, Racine & Flechier faisoient voir dans sa perfection une Langue qui, sous la plume de Commines, sortoit à peine du chaos.

Dans ce renouvellement qui tient du prodige, on reconnoît, Messieurs, l’influence qu’eut à la fois sur le monde politique, & sur le monde littéraire, le systême de gouvernement enfanté par le génie du Cardinal de Richelieu. Ce systême a rehaussé la Nation entière ; il a réconcilié les Etats sans les confondre ; il a rendu les routes de l’honneur également accessibles à tout François. Si la Société a des douceurs & des avantages ignorés de nos pères ; si les plaisirs se sont épurés en se multipliant ; si les Arts ont fixé parmi nous leur séjour ; si les Muses auxquelles François Ier ne donna qu’un azyle ont maintenant des Temples ; si les talens, le sçavoir, & plus encore les vertus sont aujourd’hui des titres ; si ces titres ont mis entre les Citoyens une proportion, un équilibre inconnus à des siècles barbares, tant de biens que nous ne sentons pas assez sont des conséquences de ce systême. Richelieu qui les avoit prévus, pressentit en même temps que la Langue d’un Peuple tranquille, savant & poli, seroit bientôt digne, seroit bientôt capable d’âtre fixée ; & c’est à vous, Messieurs, qu’il a confié ce soin en vous établissant.

Nous le savons trop ; lorsque par des progrès insensibles les choses humaines ont atteint le terme prescrit à leur accroissement, l’activité qui les y conduisoit les pousse au-delà du but : il avoit fallu de la force pour les y porter; il en faut pour les y retenir. Et si les Langues vivantes sont assujeties comme tout le reste à ce principe général d’altération, elles ont de plus à se défendre contre les entreprises du mauvais goût, & contre l’abus que l’on fait soudent des droits réels de l’usage ; elles ont à combattre jusqu’au Luxe, dont la contagion s’étend des mœurs aux idées & des idées au style. Ainsi dégénéra cette Langue à peine inférieure à celle d’Athènes, que Rome avoit se former : Seneque trouvoit l’éloquence de Cicéron trop simple, pendant que son Elève faisoit dorer les Statues de Lysippe ; & peu d’années après, les Auteurs du siècle d’Auguste furent seulement connus de ceux qui se piquoient d’érudition. Nos grands Ecrivains auroient-ils donc à redouter le même sort ? Et faudra-t-il un jour que des François étudient Bossuet & Fenelon pour les entendre ?

Cet exemple peut allarmer ; mais outre que l’expérience nous instruira sans doute, la destinée de notre Langue est entre vos mains ; & les efforts que vous ferez, Messieurs, pour la conserver, ne trouveront point en nous l’indifférence que sentoit pour la Langue Latine cette multitude d’étrangers, qui portoient le nom de Romains sans avoir l’ame Romaine. Si le zèle pour la gloire nationale peut jamais se perpétuer sans s’affoiblir, c’est dans une Nation véritablement une, telle qu’est devenue la nôtre depuis que le règne de Louis le Grand a justifié la politique du Cardinal de Richelieu.

Sous cette époque glorieuse tout prit une face nouvelle : il partit du Trône un rayon de grandeur qui devint l’ame universelle de cet Empire. Le mouvement imprimé par la puissante main de Louis XIV dirigea vers l’utilité générale tous les courages, tous les talens, tous les Arts. Le caractère de la Nation fut terminé : la France connut ses forces ; & Louis le Grand fit le destin de son siècle. Pour célébrer les merveilles de son règne, tous les trésors de l’Eloquence & de la Poésie se sont épuisés, mais son éloge ne l’est pas encore. La récompense des Souverains nés pour la gloire, ou pour le bonheur de leurs Peuples, est cette immortalité qui les rend à jamais présens sur la terre : leurs noms attachés à leurs actions, dont la mémoire se transmet d’âge en âge, sont consacrés par la reconnoissance, ou par l’admiration des hommes qui recueillent les fruits de leurs bienfaits, ou qui ressentent les effets de leur puissance.

Ce furent là les titres de Louis XIV. Le digne héritier de ses vertus et de son sceptre aura les mêmes droits sur l’hommage de nos Successeurs. Comme nous, ils aimeront à représenter cette majesté tempérée par la douceur, qui attire également & l’amour, & le respect : ils s’empresseront à rappeller son équité, sa modération, sa tendresse pour ses Peuples, ce noble désintéressement qui caractérise l’ame vraiment héroïque, & dont les vues bienfaisantes embrassent l’Univers. Disons tout en un mot ; ceux qui dans la suite essaieront de peindre Louis & son auguste Bisayeul, se plaindront ainsi que nous, de ne pouvoir s’acquitter à leur gré du tribut d’éloge qui, dans les siècles les plus reculés, sera dû à ces deux Monarques ; tous se réduiront à féliciter l’Académie Françoise, d’avoir à la tête de ses Protecteurs un Auguste & un Titus.