M. d’Alembert, ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. de Surian, évêque de Vence, y est venu prendre séance le jeudi 19 décembre 1754, et a prononcé le discours qui suit :
Réflexions sur l'éloquence
Messieurs,
Livré dès mon enfance à des études abstraites, obligé depuis de m’y consacrer, par l’adoption qu’a daigné faire de moi une Compagnie savante et célèbre, je me contentois d’aimer et d’admirer vos travaux. C’est donc moins à mes écrits que vous avez accordé vos suffrages qu’à mes sentimens pour vous, à mon zèle pour la gloire des lettres, à mon attachement pour tous ceux qui à votre exemple les font respecter par leurs talens et par leurs mœurs. Tels sont les titres que j’apporte ici ; ils m’honorent et ne me coûteront point à conserver.
Mais c’est trop vous parler de moi, Messieurs ; le premier devoir que la reconnoissance m’impose, est de m’oublier moi-même, pour m’occuper de ce qui vous intéresse, et pour partager vos justes regrets sur la perte que vous venez de faire. M. l’évêque de Vence ne fut redevable qu’à lui-même de la réputation et des honneurs dont il a joui ; il ignora la souplesse du manége, la bassesse de l’intrigue, et tous ces moyens méprisables qui mènent aux dignités par l’avilissement ; il fut éloquent et vertueux, et ces deux qualités lui méritèrent l’épiscopat et vos suffrages. Permettez-moi, Messieurs, de commencer l’hommage que je dois à sa mémoire par quelques réflexions sur le genre dans lequel il s’est distingué ; j’ai puisé ces réflexions dans vos ouvrages, et je les soumets à vos lumières.
L’éloquence est le talent de faire passer avec rapidité et d’imprimer avec force dans l’ame des autres le sentiment profond dont on est pénétré. Ce talent sublime a son germe dans une sensibilité rare pour le grand et pour le vrai ; la même disposition de l’ame qui nous rend susceptibles d’une émotion vive et peu commune, suffit pour en faire sortir l’image au dehors ; il n’y a donc point d’art pour l’éloquence, puisqu’il n’y en a point pour sentir. Ce n’est point à produire des beautés, c’est à faire éviter les fautes que les grands maîtres ont destiné les règles. La nature forme les hommes de génie, comme elle forme au sein de la terre les métaux précieux, bruts, informes, pleins d’alliage et de matières étrangères. L’art ne fait pour le génie que ce qu’il fait pour ces métaux, il n’ajoute rien à leur substance, il les dégage de ce qu’ils ont d’étranger, et découvre l’ouvrage de la nature.
Suivant ces principes qui sont les vôtres, Messieurs, il n’y a de vraiment éloquent que ce qui conserve ce caractère en passant d’une langue dans une autre ; le sublime se traduit toujours, presque jamais le style. Pourquoi les Cicérons et les Démosthènes intéressent-ils celui même qui les lit dans une autre langue que la leur, quoique très souvent dénaturés et travestis ? Le génie de ces grands hommes y respire encore, et, si on peut parler ainsi, l’empreinte de leur ame y reste attachée. Pour être éloquent, même sans aspirer à cette gloire, il ne faut à un génie élevé que de grands objets. Descartes et Newton, (pardonnez, Messieurs, cet exemple à un géomètre qui ose parler de l’éloquence devant vous), Descartes et Newton, ces deux législateurs dans l’art de penser, que je ne prétends pas mettre au rang des orateurs, sont éloquens lorsqu’ils parlent de Dieu, du temps et de l’espace. En effet, ce qui nous élève l’esprit ou l’ame est la matière propre de l’éloquence, par le plaisir que nous ressentons à nous voir grands. Mais ce qui nous anéantit à nos yeux n’y est pas moins propre, et peut-être par la même raison. Car quoi de plus capable de nous élever en nous humiliant, que le contraste entre le peu d’espace que nous occupons dans l’univers, et l’étendue immense que nos idées osent parcourir en s’élançant, pour ainsi dire, du centre étroit où nous sommes placés.
Rien n’est donc, Messieurs, plus favorable à l’éloquence que les vérités de la religion : elles nous offrent le néant et la dignité de l’homme. Mais plus un sujet est grand, plus on exige de ceux qui le traitent ; et les lois de l’éloquence de la chaire compensent par leurs rigueurs les avantages de l’objet. Presque tout est écueil en ce genre ; la difficulté d’annoncer d’une manière frappante, et cependant naturelle, des vérités que leur importance a rendues communes ; la forme sèche et didactique, si ennemies des grands mouvemens et des grandes idées ; l’air de prétention et d’apprêt qui décèle un orateur plus occupé de lui-même que du Dieu qu’il représente ; enfin le goût des ornemens frivoles qui outragent la majesté du sujet. Des différens styles qu’admet l’éloquence profane, il n’y a proprement que le style simple qui convienne à celle de la chaire ; le sublime doit toujours être dans le sentiment ou dans la pensée, et la simplicité dans l’expression.
Telle fut, Messieurs, l’éloquence de l’orateur qui est aujourd’hui l’objet de vos regrets ; elle fut touchante et sans art comme la religion et la vérité ; il sembloit l’avoir formée sur le modèle de ces discours nobles et simples par lesquels un de vos illustres confrères1 inspiroit au cœur tendre et sensible de notre Monarque encore enfant, les vertus dont nous goûtons aujourd’hui les fruits.
Qu’il seroit à souhaiter que l’église et la nation, après avoir joui si long-temps de l’éloquence de mon prédécesseur, pussent en recueillir les restes après sa mort ! La lecture de ses ouvrages en eût sans doute assuré le succès. Mais M. l’évêque de Vence, par un sentiment que nous oserions blâmer, si nous n’en respections le principe, se défia comme il le disoit lui-même, de sa jeunesse et de ses partisans. Il fut trop éclairé pour n’être pas modeste ; son ame ressembloit à son éloquence, elle étoit simple et élevée. La simplicité est la suite ordinaire de l’élévation des sentimens, parce que la simplicité consiste à se montrer tel que l’on est, et que les ames nobles gagnent toujours à être connues.
Enfin, ce qui honore le plus, Messieurs, la mémoire de M. l’évêque de Vence, c’est son attachement éclairé pour la religion. Il la respectoit assez pour vouloir la faire aimer aux autres ; il savoit que les opinions des hommes leur sont du moins aussi chères que leurs passions, mais sont encore moins durables quand on les abandonne à elles-mêmes ; que l’erreur ne résiste que trop à l’épreuve des remèdes violens ; que la modération, la douceur et le temps détruisent tout, excepté la vérité. Il fut sur-tout bien éloigné de ce zèle aveugle et barbare, qui cherche l’impiété où elle n’est pas, et qui moins ami de la religion qu’ennemi des sciences et des lettres, outrage et noircit des hommes irréprochables dans leur conduite et dans leurs écrits. Où pourrois-je, Messieurs, réclamer avec plus de force et de succès contre cette injustice cruelle, qu’au milieu d’une compagnie qui renferme ce que la religion a de plus respectable, l’état de plus grand, les lettres de plus célèbre ? La religion doit aux lettres et à la philosophie l’affermissement de ses principes ; les souverains l’affermissement de leurs droits combattus et violés dans des siècles d’ignorance ; les peuples cette lumière générale qui rend l’autorité plus douce et l’obéissance plus fidèle.
Quel est notre bonheur, Messieurs, de vivre sous un prince humain et sage qui sait combien les lettres sont propres à faire aimer à la nation ce que lui-même chérit le plus, la justice, la vérité, l’ordre et la paix ? Des dispositions si respectables dans notre auguste Monarque, doivent nous être du moins aussi chères que tant d’actions éclatantes, dont une seule suffiroit pour immortaliser son règne : la grandeur de sa maison augmentée, deux provinces conquises et deux victoires remportées en personne, la paix rendue à l’Europe par sa modération, la noblesse accordée aux défenseurs de la patrie, l’école des héros élevée à côté de leur azile, la terre mesurée de l’extrémité de l’Afrique à la mer Glaciale, le goût pour l’agriculture et pour les arts utiles encouragé par les opérations le plus sagement combinées, le commerce le plus nécessaire rendu libre entre nos provinces, la subsistance accordée par ce moyen à vingt millions d’hommes qui vont l’appeler leur père. C’est donc à nous, Messieurs, (le zèle pour la patrie m’autorise à me mettre du nombre), c’est à nous à répondre aux intentions si droites et si pures du Prince équitable qui nous gouverne, en inspirant à tous les citoyens, dans nos écrits, l’amour paisible de la religion et des lois. Ce fut aussi principalement dans cette vue, ce fut pour fixer dans la nation par vos écrits la manière de penser bien plus que la langue, que votre illustre fondateur vous établit. Il connoissoit toute la considération et par conséquent toute l’autorité qu’un homme de lettres peut tirer de son état. Richelieu, vainqueur de l’Espagne, de l’hérésie et des Grands, sentoit au milieu des hommages qu’il recevoit de toutes parts, que si le sage honoroit en lui le grand homme, la multitude n’honoroit que la place, et que les applaudissements arrachés par Corneille à la multitude et aux sages, n’étoient donnés qu’à la personne. La forme et les lois que votre fondateur vous prescrivit, Messieurs, étoient une suite de l’idée qu’il avoit de la dignité de vos travaux ; il vous fit le présent le plus précieux et le plus juste que puisse faire un grand ministre à une société d’hommes qui pensent et qui s’assemblent pour s’éclairer mutuellement, l’égalité et la liberté ; par là il écarta de vous cet esprit de fermentation et d’intrigue qui est le poison lent des Sociétés Littéraires ; par-là il prépara l’honneur que vous ont fait, et celui que se sont fait à eux-mêmes les premiers hommes de l’état, en venant parmi vous sacrifier aux lettres un rang qu’elles respectent toujours dans les Grands même qui s’en souviennent, et à plus forte raison dans ceux qui l’oublient. Ainsi autrefois Pompée2 vainqueur de Mithridate, de l’Afrique et de l’Asie, prêt à disputer à César l’empire du monde, déposoit ses faisceaux, son ambition et ses lauriers à la porte d’un philosophe avec lequel il alloit s’entretenir, et donnoit lieu de douter aux sages même quel étoit le plus grand en cette occasion, du philosophe ou du conquérant.
Mais l’honneur le plus distingué que vous ayez jamais reçu, Messieurs, est la protection immédiate de vos souverains ; ce titre est devenu trop grand pour tout autre que pour eux : les lettres ne peuvent être dignement protégées que par les Rois, ou par elles-mêmes. L’Académie françoise verra à la tête de ses protecteurs ce Prince si célèbre dans les fastes de la France, de l’Europe et de l’Univers, à la gloire duquel l’adversité même a concouru ; plus grand, lorsque pour le soulagement de ses peuples, il engageoit à la paix les nations liguées contre lui, que lorsqu’il les forçoit à la recevoir ; enfin qui mérita de ses sujets, des étrangers et de ses ennemis, l’honneur de donner son nom à son siècle.
Tel sont, Messieurs, les objets immortels que vous devez célébrer ; tels sont les engagemens de tous ceux que le talent appelle parmi vous. Pour moi je me bornerai à vous entendre et à vous lire ; je sentirai croître par votre exemple mon attachement pour ma patrie, déjà éprouvé par un Prince, l’allié et sur-tout l’ami de notre nation, et que l’Europe et ses actions me dispensent de louer ; j’apprendrai enfin de vous ce que les jeunes Lacédémoniens apprenoient de leurs maîtres, le respect pour les lois, l’amour de la vertu, l’horreur de toute action lâche et odieuse. Je finis, Messieurs, pénétré à la vue de vos bontés et de mes devoirs ; les sentimens dont mon ame est remplie, impatiens de se montrer, se nuisent les uns aux autres ; et je ferai une exception à la règle, qu’il suffit de sentir pour être éloquent.
Notes
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M. Massillon, évêque de Clermont, dans son Petit Carême, prêché devant le Roi durant sa minorité.
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Pompeius, dit Pline, intraturus Possidonii sapientiae professione claridomum, fores percuti de more a lictore vetuit ; et fasces litterarum januœ submisitis, cui se oriens occidensque submiserat (Hist. natur., VII, 30).