Discours de réception de Jean-Pierre de Bougainville

Le 30 mai 1754

Jean-Pierre de BOUGAINVILLE

M. DE BOUGAINVILLE ayant été élu par Messieurs de l’Académie Françoise, à la place de feu M. NIVELLE DE LA CHAUSSÉE, y vint prendre séance le Jeudi trente Mai 1743 & prononça le Discours qui suit.

 

Messieurs,

Je chercherois en vain des expressions qui répondissent aux sentimens qu’excitent en moi ce jour, ce lieu & la place que j’y viens occuper. Il me suffira de vous avouer que dans ce moment-même, où je touche au terme glorieux auquel j’aspirois, je me trouve malgré moi plus disposé à me reprocher l’indiscrétion de mes désirs, qu’à jouir du succès qui les. a comblés. Je reconnois aujourd’hui que les graces justement méritées, sont les seules qui puissent répandre dans l’ame une joie pure & sans mélange ; parce qu’au plaisir de les avoir obtenues, se joint la satisfaction délicate, ou d’avoir eu des titres pour y prétendre, ou de sentir en soi des ressources pour les justifier.

Quels étoient donc mes titres pour oser concevoir l’espérance d’être un jour admis dans cet auguste Sanctuaire, où le Petit-Fils du grand Condé, vient confondre ses lauriers avec ceux du Neveu du grand Corneille ; où l’Homme de Lettres & l’Homme d’État sont unis entre eux par les liens de l’estime & de l’égalité ; où le Héros, que sa valeur rend cher à la Patrie, marche à côté de l’Écrivain dont la plume peut immortaliser ses exploits ; où je vois le Goût joint au Génie, l’Esprit au Savoir, les Talens aux Dignités ? Quels talens, du moins, au défaut de tout ce qui me manque d’ailleurs, aurai-je à vous offrir, pour attribuer à réparer la perte que vous venez de faire, & que le Public partage avec vous ?

La mort, en vous enlevant M. de la Chaussée, a privé l’Académie, le Théâtre François, la Société, d’un auteur ingénieux & sage d’un poëte citoyen dont les Drames intéressans ont annobli la Scène Comique, & fait rentrer Thalie dans des droits qu’elle avoit laissé prescrire depuis long-temps. Admirateur de l’inimitable Molière, il tendit au même but que lui par une route différente. Il étudia, dans l’école de ce grand Maître, les régles de l’art ; mais il n’en copia ni le ton ni la manière. Il voulut comme lui que ses ouvrages fussent des leçons utiles & de fidèles tableaux : mais au lieu de peindre ces travers passagers, qui seroient aujourd’hui des défauts trop peu séduisans ; pour être contagieux, il réserva son pinceau pour ceux dont la source est dans des abus accrédités par le préjugé, ou dans des vices consacrés par la mode. Les hommes de son siècle lui parurent assez éclairés, pour n’avoir plus besoin d’être avertis des ridicules grossiers que la malignité saisit d’elle-même, et que l’amour propre évite : mais, en souhaitant qu’ils devinssent meilleurs, il pensa qu’un des plus sûrs moyens de leur faire aimer la vertu, étoit de la leur montrer sous des images touchantes, & dans des situations à peu près semblables à celles qui se répètent tous les jours sur la scène ordinaire de la Société.

Vous reconnoissez, Messieurs, le fonds sur lequel travailla constamment M. de la Chaussée. Son cœur l’avoit guidé dans son choix ; & les ressources de son esprit firent valoir le mérite du genre qu’il avoit choisi.

Les gens du monde, juges nés des ouvrages de cette espèce, ont donné de justes applaudissemens à des pièces bien écrites, dont l’objet est d’inspirer aux hommes le goût d’une morale bienfaisante, & de les convaincre par le sentiment, que le Devoir est fondement du bonheur. Des caractères aimables & vertueux y jettent un intérêt noble, soutenu par l’élégante facilité du style, & par la régularité de l’ordonnance. L’action simple est conduite avec art, amène un dénouement presque toujours heureux. Le spectateur, tantôt saisi d’admiration, tantôt ému de tendresse, sort en mesurant le degré d’estime qu’il se doit à lui-même, sur le degré du plaisir qu’il a ressenti : plaisir, dont l’impression douce & pure s’étend à ses mœurs ; parce qu’elle lui est communiquée par des personnages, qu’après le spectacle il retrouve dans le monde, sous les noms de ses amis, de ses pareils, de ses rivaux, Comme leur sphère est sa sienne, il se sent capable d’atteindre à leurs vertus : comme il ne leur arrive rien qu’il ne puisse éprouver, il s’approprie leur expérience, il apprend d’eux à se garantir des mêmes écueils. Convaincu par leur exemple que la dignité des ames est indépendante de celle des rangs, il reconnoît qu’il n’est point d’état, d’où l’on ne puisse aspirer à l’héroïsme ; parce que ce n’est ni l’éclat des titres, ni la pompe de l’appareil, mais la grandeur de l’effort & la noblesse du motif, qui constituent le mérite d’une action.

Si l’imitation des mœurs fait l’essence de la Comédie, l’objet en est rempli dès qu’on a tiré de nos mœurs imitées fidèlement, des modèles capables de les épurer ; & c’est ce que M. de la Chaussée a fait avec succès. Les suffrages du Public ont défendu ses Pièces contre l’intolérance de quelques censeurs exclusifs, qui prétendoient en proscrire le genre, les uns comme irrégulier, les autres comme nouveau. On a pû répondre aux premiers, que ce genre ne s’écarte point des règles, puisqu’il est dans la nature ; aux seconds, qu’il est ancien, que l’auteur de l’Andrienne l’a connu, & que peut-être le devons-nous au réformateur de la Comédie Grecque. En le faisant revivre de nos jours, M. de la Chaussée a l’honneur de l’avoir introduit & fixé pour jamais sur la Scène Françoise, à laquelle on peut dire qu’il appartient plus qu’à toute autre, par le rapport qu’il semble avoir avec le caractère de la Nation.

Ainsi s’est vérifié le présage du grand Corneille, qui ne doutoit pas que ce genre, selon lui, plus utile aux mœurs que la Tragédie même, ne dût réussir entre des mains habiles. Heureuse en effet la Société, où les Mélanides & les Constances, où les Aristes & les Cénies seroient le grand nombre ! Plus heureuse encore celle dont chaque membre trouveroit au fonds de son cœur l’éloge de pareils ouvrages ! Socrate les eût estimés : Platon, l’ennemi des Poëtes, en eût admis l’auteur dans sa République.

Cet auteur estimable, qu’un Philosophe législateur auroit jugé digne des plus flatteuses distinctions, est l’académicien que vous avez perdu ; & pour tout dédommagement, Messieurs, je n’ai que de foibles essais à vous présenter.

Cependant, lorsque je me fais justice, je dois vous la rendre. Si les suffrages de tant de Juges éclairés se sont réunis en ma faveur ; ce n’est pas à moi, c’est à la savante Compagnie dont j’ai l’honneur d’être l’historien, qu’ils ont prétendu donner ce témoignage éclatant d’estime. L’Académie des Belles-Lettres tient de vous son origine : elle a part à votre gloire ; la sienne rejaillit sur vous ; & l’interêt que vous lui devez ne vous permettoit pas de voir long-temps avec indifférence sa réputation & ses travaux confiés à la plume d’un écrivain, étonné lui-même d’être, auprès du Public, l’organe d’un des premiers Corps littéraires de l’Europe. Pour me mettre en état de mieux remplir des fonctions supérieures à mes forces, vous avez cru devoir prendre sur vous le soin de me former. Déja plusieurs d’entre vous, Messieurs, ont illustré la carrière que je parcours. J’apprendrai d’eux ce que je dois faire, pour suivre d’aussi près leurs pas, qu’ils ont eux-mêmes suivi ceux de M. de Fontenelle, à qui son histoire de l’Académie des Sciences assure, plus encore que ses autres écrits, l’admiration de la Postérité,

S’il m’étoit permis de l’interroger, cet homme rare, que le siècle de Louis XIV & le nôtre se disputeront un jour, sur l’idée qu’il se forme de l’Académie Françoise ; il me répondroit, comme fit autrefois le sage Nestor, à qui la voix publique se plaît à le comparer, que vos ancêtres, ses premiers contemporains, ont été de grands hommes : mais il ajouteroit que ces grands hommes revivent dans leurs Successeurs.

Oui, sans doute, l’Académie contient en elle-même le principe d’une immortalité qui perpétue dans son sein le talent & le goût. Les différentes espèces de mérite peuvent y varier ; le mérite de tout est presque toujours égal. S’il s’agissoit de faire entre deux siècles un parallèle raisonné ; le nôtre, sans entrer dans un détail où la plûpart de ceux que je vois ici pourroient se reconnoître ; le nôtre a des Chefs-d’œuvres qu’il peut opposer avec confiance à ceux de tous les âges.

Mais j’ose présumer que désormais on s’attachera moins à ces comparaisons, tant de fois rebattues, entre des temps que nos neveux confondront sous la même époque. Le siècle de Louis XIV est immortel, comme sa Postérité : ainsi qu’Elle, il se reproduira d’âge en âge, pour le bonheur de la France. Eh ! comment le flambeau du Génie, ce feu que les anciens dérobèrent à la Nature, & qui, long-temps caché sous les cendres précieuses de l’Antiquité, s’est rallumé pour nos Pères, auroit-il pu s’éteindre ; tandis qu’au fonds de ce temple, le Goût veille pour l’entretenir ?

Le dépôt vous en fut confié, Messieurs, dès le temps où Richelieu profitant de la révolution que deux hommes à jamais mémorables, causoient dans les esprits, forma le projet de votre établissement. Descartes apprenoit alors aux hommes à penser avec justesse, en leur apprenant à mettre dans leurs idées un ordre qu’ils ne connoissoient plus ; & pendant qu’il les éclairoit, Corneille, par la sublimité du vol qu’il avoit pris, leur enseignoit à s’élever. Tel est le privilège des Génies supérieurs : espèce de Souverains dans l’ordre des Intelligences, ils partagent avec les Maîtres du monde, cette influence active que le pouvoir suprême exerce sur la destinée des siècles. Descartes & Corneille imprimèrent aux esprits un mouvement rapide qui les ébranla, les rendre féconds, y répandit la chaleur & la vie, leur fraya les sentiers jusqu’alors inconnus du Vrai, du Beau, les porta vers ces deux objets par un effort commun ; & ce fut pour accélérer ce mouvement, pour en prolonger l’action, pour la diriger selon les loix invariables du Goût, que Richelieu fonda l’Académie Françoise.

Richelieu, plus grand que sa fortune & digne de sa renommée, aima les Lettres, parce qu’il aimoit la gloire & sa patrie. La splendeur de la Littérature Françoise entra, comme un moyen essentiel à ses vues, dans le plan que sa politique conçut pour l’honneur du royaume, & que son courage exécuta. Il voulut que tranquille au dedans, formidable au dehors, soumise & chère à ses rois, supérieure à ses rivaux, respectée de l’Europe, la France à la fois savante & guerrière devint le séjour de la politesse & des arts. Il voulut qu’un peuple que ses soins avoient déjà mis en état de tout entreprendre, sut écrire & parler, comme il sauroit agir. En étouffant les factions, en faisant expirer la Discorde aux pieds du Thrône raffermi par sa main puissante, Armand pressentit que le calme durable qu’il rendoit à l’État, hâteroit le progrès des Lettres devenues une occupation nécessaire à l’activité Françoise. Il vit toutes les routes de l’esprit ouvertes à la fois, toutes les sciences cultivées avec ardeur ; & malgré la diversité, malgré l’opposition même des objets d’étude, il comprit que les Savans, dans quelque genre qu’ils le fussent, pouvoient & dévoient se rapprocher sous le titre commun de bons écrivains, parce que l’art d’écrire s’étend à tous les genres. Mais il prévit ainsi que l’instant où notre Langue toucheroit à la perfection, seroit celui de sa décadence, si l’on ne saisissoit pour la fixer cet instant même ; point difficile à saisir, & que César avoit manqué pour celle des Romains. Enfin, il connut que bientôt digne de recevoir ce caractère de stabilité, elle ne pourroit ni l’acquérir, ni le conserver que par les travaux assidus d’un Corps tel que le vôtre, .qui, tout ensemble interprète de l’Usage & dépositaire de l’Analogie, pût en prévenir l’altération par ses arrêts, en maintenir la pureté par ses écrits.

Les pressentimens du Génie sont des oracles. Richelieu obéit au sien : Vous naquîtes ; & les Lettres ont vu renaître l’âge d’or. L’établissement de l’Académie Françoise a préparé les merveilles littéraires du règne de Louis XIV ; de ce règne éclatant, que l’Éloquence & la Poësie célébrèrent tant de fois, & qu’ont illustré tant d’hommes supérieurs, animés par l’estime d’un Souverain qui les connut & les employa.

Grand Prince, qui possédâtes le plus noble & le plus difficile de tous les arts, l’art de régner ; Roi, digne d’avoir pour généraux Condé, Turenne & Luxembourg, Colbert & Louvois pour ministres, Racine & Boileau pour historiens, je ne prétends pas à l’honneur de vous louer : mais j’ai droit de vous rendre hommage ; c’est le droit, c’est le devoir de tous ceux qui cultivent les Lettres. Elles ont fleuri vos bienfaits : Vous avez regardé les soins que vous leur donniez, comme un appanage du rang suprême : Vous avez adopté l’Académie Françoise ; & le titre de son Protecteur, revendiqué par Vous à la mort d’un de vos Sujets, appartiendra désormais à la Souveraineté. Vous l’avez transmis à votre auguste Successeur, avec les noms glorieux de Père de la Patrie, d’Arbitre & de Bienfaiteur du monde, qu’il s’est rendu personnels, en les méritant comme vous.

Que n’a pas fait pour les Lettres le digne Héritier du Sceptre & des vertus de Louis le Grand ? Toutes les années de son règne seront un jour des époques dans les fastes de la Littérature. On l’y verra soutenir les établissemens de son Bisaïeul ; achever les uns ; donner aux autres une forme plus solide, & qui les rend plus utiles ; en former de nouveaux dans les mêmes vues ; fonder des Écoles pour le Génie, la Marine, l’art militaire ; protéger tous les arts, encourager tous les talens ; récompenser en roi toutes les découvertes qui intéressent la Société. Et pour continuer le parallèle, ou plutôt pour marquer le point où il cesse peut-être (l’oserai-je dire ici ?) où il cesse d’être parfaitement exact, que n’a-t-il pas fait pour donner la paix à l’Europe ?

Vous vous en souvenez, Messieurs, & nos Neveux l’apprendront avec étonnement, cette paix fut l’ouvrage de la modération d’un Prince jeune, heureux & vainqueur, qui sut borner ses propres succès, résister à sa fortune, se défendre contre l’abus du pouvoir, qui fait dégénérer les rois en conquérans. Rare exemple de ce que l’humanité peut sur une ame héroïque ! C’est cette vertu modeste & sublime qui sert en lui de base aux autres vertus. Elle anime ses actions ; elle préside à ses Conseils, & fait du plus grand des Monarques, le meilleur & le plus heureux des Pères. Puissent ses jours, remplis comme ceux de Titus, surpasser en nombre les jours réunis d’Auguste & de Louis le Grand ! C’est le vœu de toute la France ; c’est le vœu de toute l’Europe.