M. l'évesque de Rennes, Vauréal, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. le Cardinal de Rohan, y est venu prendre séance le jeudi 29 septembre 1749, et a prononcé le discours qui suit :
Messieurs,
Si tous ceux qui sont admis à l’honneur que vous me déférez, craignent de ne pas justifier votre choix, combien plus vif doit être en moi ce sentiment ? À peine sorti des routes sombres & épineuses de la politique, je me trouve tout-à-coup transporté dans le Temple des Graces & des Muses ; mes yeux ont peine à en soutenir l’éclat ! Assis au milieu de vous, je me vois environné de tous les talens, sans avoir même celui de vous exprimer mon admiration. Jouissez de mon trouble, Messieurs, il est votre ouvrage, qu’il soit l’interprète de ma reconnoissance. Je sens le prix de vos bontés d’autant plus vivement, qu’elles vous ont fait oublier la distance qu’il y a entre l’illustre Académicien que vous avez perdu, & le successeur que vous lui donnez.
M. le Cardinal de Rohan, pendant sa vie l’objet de votre vénération & de votre amour, aujourd’hui le sujet de vos regrets, fut un homme unique par la multitude des talens, & par toutes les vertus aimables qui devoient assurer à ses talens les plus grands succès. Orné de tout les dons de la nature, enrichi du trésor de toutes les Sciences, & sur-tout de celles qui étoient plus propres à son état, il parut, & d’abord il enleva tous les suffrages. On reconnut aussi-tôt en lui un génie facile & élevé, une érudition solide & choisie, un goût sûr, & cette noble simplicité de discours qui caractérise la haute naissance, au-dessus de toute l’éloquence que peut donner l’étude, & que l’étude la plus laborieuse ne donne pas toujours.
Je ne parlerai point de ses dignités & de ses titres, suites naturelles de la plus illustre origine, soutenue d’un mérite éclatant. Je ne les regarde que comme des moyens que la Providence avoit préparés pour le faire paroître avec avantage sur toutes les scènes du monde, & le rendre plus cher & plus utile à la Société, à l’État, & la Religion.
À la Société ; il en fit les délices : combien de fois cette louange a-t-elle été répétée par tous ceux qui ont joui de son commerce ? Personne n’eut plus que lui le talent de la conversation, ne sut mieux proportionner les égards aux circonstances & aux personnes, &, pour ainsi dire, parler à chacun sa Langue, & toujours d’une façon qui plaisoit en intéressant. Mais la Société a des devoirs, plus sérieux qu’on ne remplit pas par les seuls agrémens ; le Cardinal éclairé, discret, fidelle, bienfaisant, sut satisfaire à tout. On étoit sûr de trouver en lui, ou des secours, ou des conseils, & toutes les ressources, ou de la raison, ou de l’amitié.
Considérons ce grand Homme dans des fonctions plus importantes, & voyons ses talens dans les négociations, dans l’exercice du saint Ministère.
Je l’ai vu dans la Capitale du Monde Chrétien, dans ces Assemblées où il s’agit, en donnant un Chef à l’Église, d’accorder les intérêts de la Religion & ceux de toutes les Couronnes. Quelle pénétration pour démêler les vues des différens partis ! Quelle habileté pour ne découvrir les siennes qu’à propos ! Quelle fertilité d’expédiens pour les obstacles ! Quelle abondance de ressources dans les contre-temps ! Toutes ces armes, si puissantes par elles-mêmes, étoient maniées par la douceur, dont le charme & les tours heureux, quelquefois aussi forts que la raison même, achevoient la persuasion. Ainsi digne Ministre du Fils aîné de l’Église, il servit tout à la fois, & l’Église & l’État ; & en exécutant les ordres du Roi, il a toujours fait réussir les choix les plus avantageux à la Religion.
Zèle de la Religion, défenses de la vérité, vous étiez le premier de ses devoirs ; aussi futes-vous sa principale & presque continuelle occupation. Destiné par la Providence à gouverner un de ces Diocèses où l’hérésie du seizième siècle éleva Autel contre Autel, & établit dans le même Temple une Chaire de vérité, & une Chaire de mensonge ; quelle situation pour un Prélat zélé & animé du désir de rassembler les dispersions d’Israël, & de ramener le troupeau à l’unité ! Monsieur le Cardinal de Rohan y a fait tout ce qui n’étoit pas absolument impossible. Par la sagesse de son gouvernement, par ses soins, ses libéralités, son autorité, sa vigilance, il a arraché à l’erreur un nombre infini de familles, il a rétabli dans plusieurs Églises le culte légitime ; & tel étoit l’empire qu’il avoit acquis sur les cœurs, qu’aujourd’hui dans les larmes que sa mort fait répandre, on ne distingue pas le Luthérien du Catholique.
Son zèle ne se borna pas à son Diocèse ; sa mémoire vivra éternellement dans l’Église de France. Avec quelle ardeur, quelle persévérance l’a-t-il servie dans ces malheureuses divisions auxquelles nous ne pouvons penser qu’avec douleur ? C’est à ce sujet qu’ont paru dans tout leur jour sa profonde doctrine & son éloquence ; on admiroit en lui la solidité, la justesse, la précision pour discuter les matières les plus difficiles, fixer le vrai point des contestations, en écarter ce que l’ignorance & l’artifice y mêloient d’étranger, détruire ce que les objections avoient de spécieux ; & comme l’opposition dans les esprits augmente souvent les difficultés réelles, c’est où le Cardinal se passoit lui-même ; employant sans relâche la douceur inaltérable, & le talent de conciliation qui lui étoient propres ; calmant les inquiétudes des uns, contenant quand il le falloit la vivacité des autres ; toujours lui-même, toujours plein de candeur, de déférence, de patience ; se faisant tout à tous, pour rétablir la paix en conservant la vérité. Il est mort plein de jours & de mérite ; & le Roi, qui l’avoit pendant sa vie honoré de sa confiance, l’a honoré de ses regrets. Ce trait seul suffisoit pour son éloge.
Jouissez long-temps, Messieurs, de la consolation qu’il vous a lui-même préparée, en vous donnant le successeur de son nom, de ses dignités, de ses talens. Quel témoignage plus touchant de son attachement & de son estime pour une Compagnie digne d’avoir été fondée par le plus grand des Ministres, & d’être protégée par les plus grands des Rois !
Ici, Messieurs, s’offre à moi l’image des succès d’un établissement si noblement projeté si glorieusement soutenu. Votre premier objet étoit de polir, de perfectionner la Langue ; mais une plus noble carrière étoit dûe à des hommes tels que vous. Arbitres du langage, la pensée & le sentiment qui sont comme l’ame de la parole, sont devenus nécessairement de votre ressort, & ont également reconnu vos loix. Ainsi, en même temps que dans vos Écrits vous mettez en pratique vos propres décisions sur la Langue, vous donnez des règles à l’esprit ; vous élevez, vous ennoblissez les sentimens ; & c’est le fruit le plus précieux de ces chef-d’œuvres en tout genre de littérature, qui ont porté votre gloire au plus haut de degré. L’Académie s’applaudit avec raison de voir la Langue Françoise devenue la Langue dominante dans presque toutes les Cours de l’Europe ; c’est un triomphe qui n’est dû qu’à elle. Aujourd’hui, Messieurs, je vous apporte un hommage différent, & peut-être plus flatteur. En Espagne on ne parle presque point notre Langue, mais on y lit avec avidité les Livres François : c’est qu’on aime mieux apprendre de vous à penser qu’à parler. La Langue Françoise y est traitée comme les Langues savantes qu’on étudie, qu’on approfondit non pour en faire un usage ordinaire, mais pour y trouver de parfaits modelles. Avec quelle complaisance (étoit-ce un pressentiment de l’honneur que j’aurois de vous appartenir ?) avec quelle complaisance ai-je vu vos Ouvrages entre les mains des Sciences, qui y cherchent, comme dans leurs sources, les leçons du beau, du vrai, du simple, du naïf, du pathétique, du sublime ! Ainsi, Messieurs, dans cette Nation qui, en étendue d’esprit & en noblesse de sentimens, ne cède à nulle autre, qui même a produit des génies du premier ordre, vous avez des élèves dont vous formez le goût, & qui sont la gloire de vous avoir pour maîtres ; & les noms de plusieurs d’entre vous sont aussi connus & aussi célébrés dans Madrid que dans Paris même.
L’avoit-il prévu ce Ministre qui a changé la face de l’Europe ; qui a dompté l’hérésie ; qui a étouffé la révolte ; qui, pour venger du même coup le Trône & les Autels, a dit à la mer, vous viendrez jusqu’ici, & vous ne passerez pas ces bornes jusqu’à ce que j’aye achevé mon entreprise ; qui a appris aux Sujets à obéir, & au Souverain à régner ; qui a rétabli l’ordre dans toutes les parties de l’État ; qui a porté chez tous nos ennemis la terreur du nom François ; toujours grand, toujours impénétrable, toujours intrépide, toujours prudent, toujours admirable, souvent inimitable : en un mot, le Cardinal de Richelieu avoit-il prévu, lorsqu’il vous établit, qu’il préparoit entre les Peuples une alliance littéraire que les révolutions politiques n’altéreroient point ; un commerce que les guerres mêmes ne pourvoient interrompre, & que par là il seroit un jour le bienfaiteur des Nations qu’il a le plus combattues ? Enfin avoit-il prévu qu’après l’illustre Seguier l’Académie mériterait d’avoir pour Protecteur LOUIS XIV ?
LOUIS XIV ! quel nom ! quelle foule de nobles & sublimes idées présente-t-il à l’esprit ! Un Roi dont le règne sera regardé dans la postérité comme le règne des arts, des sciences, des talens, des grands Guerriers, des grands Ministres, des grands événemens ; un Roi, le plus Roi qui fut jamais, dont l’ame toute entière, l’esprit, le cœur, les projets, les entreprises portoient le caractère & l’empreinte de la Majesté ; qui sut protéger & pratiquer la Religion, gouverner l’État & sa famille, faire la guerre & donner la paix, soutenir les prospérités & les disgraces, agir & parler, vivre & enfin mourir en Roi. Les siècles couleront, & le temps qui consume tout, ne diminuera rien de sa gloire. Sa place est marquée dans les fastes des Nations, dans le souvenir & l’admiration des hommes. Son nom seul dit plus que tous les efforts de l’éloquence ; & si vous ordonnez qu’on lui paye ici un tribut de louanges, c’est moins pour honorer sa mémoire, que pour publier votre reconnoissance.
Graces immortelles soient rendues à Dieu, qui veille d’une façon singulière sur cet Empire ! Quoique ce grand Roi ne soit plus, son règne n’est pas fini ; sous LOUIS XV, comme sous LOUIS XIV, à son exemple & toujours sur ses traces, nous voyons la Religion protégée, les Arts perfectionnés, les Sciences encouragées ; même sagesse dans les conseils, même protection des Alliés de la Couronne, même intrépidité dans la guerre, même rapidité dans les conquêtes.
Si LOUIS XV a marché avec tant de gloire sur les pas de LOUIS XIV ; si dans les siéges & les batailles il a toujours soutenu par sa présence la valeur & la confiance de ses Troupes ; s’il a cueilli de ses propres mains ces lauriers si flatteurs pour les Souverains ; s’il a associé à ses périls & à ses triomphes ce jeune Héros, l’espérance & les délices de la France, la dernière leçon de son auguste Bisaïeul mourant seroit-elle effacée de son cœur ? Peuple François, ne craignez pas le goût de la victoire & des conquêtes dans votre Roi ; un penchant plus noble encore domine dans son ame ; il aime toujours la paix, il aime la justice, l’honneur, la probité ; il vous aime, il sait que vous l’aimez. Quels garants de votre tranquillité & de votre bonheur !
Et vous, Nations autrefois ennemies de la France, rassurez-vous ; connoissez que cette Puissance qui vous a allarmées, LOUIS XV ne veut que la rendre bienfaisante. L’usage qu’il a fait de ses conquêtes, usage plus admirable que ses conquêtes mêmes, a prouvé à l’Europe étonnée, que par ses victoires il n’a voulu qu’assurer le règne de la paix, & montrer à l’univers dans LOUIS XV, LOUIS XIV pacifique.