M. Gresset ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Antoine Danchet, y est venu prendre séance le jeudi 4 avril 1748, et a prononcé le discours qui suit :
Messieurs,
Le sentiment est trop au-dessus des couleurs qu’on lui prête, et de l’art même qui veut le peindre, pour que je puisse me flatter de vous bien exprimer ma reconnaissance ; tous les agréments, toute la nouveauté, toute la richesse du discours ne sont que l’éloquence de l’esprit ; il en est une plus persuasive, plus chère à ma sensibilité, et plus digne de vous ; justifier ici vos bienfaits par leur usage, effacer des essais passagers par des travaux durables ; voilà, Messieurs, le véritable hommage qui vous est dû, l’éloquence du cœur, vos droits et mes engagements.
Pourrois-je former d’autres projets et d’autres vœux en entrant dans ce temple de l’éloquence, de la poésie, de l’histoire, de la science, des mœurs, et de tous les arts consacrés à l’instruction et au plaisir de l’esprit humain ; temple immortel, où les talents sont encouragés et récompensés, où la grandeur elle-même, non contente d’être associée aux talents, les partage et les embellit ; où enfin la critique, toujours aussi utile que sage, les éclaire et les perfectionne ? À la vue de ce lieu respectable et des noms célèbres que présentent vos fastes, rapprochés des modèles et des secours, mes premiers sentiments, après la reconnoissance, ne doivent-ils pas être ceux de la plus noble émulation ; et tous mes regards ne s’arrêtent-ils pas nécessairement sur les exemples illustres qui m’apprennent l’emploi du temps, sur la nécessité de se rendre utile à son siècle, et sur la gloire d’apprendre à la postérité qu’on a vécu ?
Tels furent, Messieurs, et les principes et les exemples de l’homme estimable que vous venez de perdre ; toute sa vie fut appliquée, remplie, et digne de ses modèles. Né avec un esprit facile et fécond, un talent heureux pour la poésie, une âme faite pour saisir et peindre les idées élevées et les sentiments nobles, un jugement toujours maître du talent, M. Danchet avoit joint à ces dons de la nature tous les secours de l’art, toute la culture de l’étude et de la réflexion, les richesses des muses d’Athènes et de Rome, et de tous les nouveaux trésors dont le Parnasse de l’Europe est enrichi depuis la fin des siècles barbares et la naissance des lettres ; instruit, formé par les oracles de la poésie, rempli de leurs beautés, animé de leur esprit, il mérita de parler leur langue, et de partager leurs lauriers.
Je ne m’arrêterai point à caractériser ses différents écrits, ni à rappeler le succès des Tyndarides, de Cyrus, de Nitétis, couronnés plusieurs fois sur la scène tragique, et le rang distingué qu’Hésione, Tancrède et les Fêtes Vénitiennes tiendront toujours sur la scène lyrique ; c’est aux ouvrages à parler de leur auteur, tout autre témoignage est suspect ou superflu. Mais il est un tribut plus cher que je puis payer à la mémoire de M. Danchet, avec toute l’autorité du témoignage public, et avec cette satisfaction du cœur qui accompagne la vérité ; un tribut dont je ne dois rien omettre pour sa gloire et celle des talents même ; un titre plus honorable que les succès et que le frivole mérite de n’avoir que de l’esprit ; un éloge fait pour intéresser également et celui qui le donne, et ceux qui l’écoutent : avantage bien rare pour la louange.
Ce n’est pas seulement, Messieurs, à l’idée générale d’une franchise respectable, d’une probité sans nuages, et d’une conduite sans variations, que je viens rappeler votre souvenir, pour peindre tout le mérite de son âme ; je n’ai nommé là que les vertus et les devoirs qu’il partageoit avec tous les véritables honnêtes gens; il n’avoit d’amis qu’eux, il ne pouvoit ressembler à d’autres ; mais, pour y joindre des traits plus personnels, un mérite dont il faut lui tenir compte, un avantage qu’il emporte dans le tombeau, c’est de n’avoir jamais déshonoré l’usage de son esprit par aucun abus de la poésie ; caractère si rare dans l’art dangereux qu’il cultivoit, et où le talent ne doit pas être plus estimable par les choses mêmes qu’il produit, que par celles qu’il a le courage de se refuser. Instruit dès sa jeunesse, et convaincu toute sa vie que la poésie ne doit être que l’interprète de la vérité et de l’honneur, la langue de la sagesse et de l’amitié, et le charme de la société, il ne partagea ni le délire ni l’ignominie de ceux qui la profanent : au-dessus de cette lâche envie qui est toujours une preuve humiliante d’infériorité ; ennemi du genre satirique, dont l’art est si facile et si bas ; ennemi de l’obscénité, dont le succès même est si honteux ; inaccessible à cette aveugle licence qui ose attaquer le respect dû aux lois, au trône, à la religion, audace dont tout le mérite est en même temps si coupable et si digne de mépris ; incapable enfin de tout ce que doivent interdire l’esprit sociable, la façon noble de penser, l’ordre, la décence et le devoir, ses écrits porteront toujours l’empreinte de son cœur.
Malgré l’opinion presque générale, il n’est pas toujours vrai qu’on se peigne dans ses ouvrages. Il est aisé d’être le panégyriste de l’honneur, l’organe des sentiments vertueux, et l’orateur des mœurs ; mais quand on parcourt l’histoire de la poésie, on a quelquefois le regret de trouver les plus belles maximes en contradiction avec la vie de leurs déclamateurs, et l’élévation des préceptes dégradée par la bassesse des exemples. Telle a été la malheureuse destinée de quelques écrivains qui ne prétendoient qu’à la célébrité, et qui n’ont ni connu ni mérité l’estime.
La mémoire de M. Danchet n’a rien à craindre d’un semblable reproche. La candeur, la raison et la noblesse que respirent tous ses ouvrages, sont l’histoire de sa vie. Heureux en la perdant, d’obtenir les regrets sincères de tous ceux qui l’ont bien connu ! Heureux d’avoir uni à ses talents tous les titres de l’honnête homme et du sage, et d’avoir toujours mis avant le vain bruit de la renommée, le soin de s’immortaliser dans l’estime publique !
C’est votre ouvrage, Messieurs, ce sont vos biens que je viens d’exposer à vos yeux, en parlant de son cœur et de ses vertus. C’est par les principes invariables de cette illustre Compagnie, qu’il avoit cultivé, enrichi, perfectionné un naturel si heureux, et surtout l’esprit d’union, de déférence et de société ; ce caractère si essentiel à la république littéraire, et dont vous donnerez toujours le modèle ; caractère de noblesse et de vérité, de force et de lumière, qui ne connoissant ni les honteuses inquiétudes de la jalousie, ni les intrigues de la vanité, ni le tourment de la haine, ni la bassesse de nuire, reçoit et donne avec droiture tous les secours de la confiance, tous les conseils du goût, tous les jugements de l’impartialité, ne voit point un ennemi dans un concurrent, applaudit tout haut aux vrais succès, sans se réserver à les déprimer tout bas, et ne cherche que le bien, le progrès, et l’embellissement des arts.
Voilà, Messieurs, l’esprit respectable qui vous anime ; voilà les lois et l’appui, ainsi que les premiers fondements de l’Académie française. En ouvrant ses annales, monuments de la vertu ainsi que de la gloire littéraire, on voit avec un sentiment de plaisir qui n’échappe point aux âmes généreuses ; on voit, dis-je, que l’amitié éclaira la naissance de l’Académie. C’est sur une société choisie de sages qui s’aimoient et s’instruisoient réciproquement, que le cardinal de Richelieu, ce vaste et profond génie à qui rien n’échappoit de tous les moyens d’illustrer un empire, conçut le plan de cet établissement si honorable à sa mémoire, et si utile aux lettres et à la France.
À ce spectacle, Messieurs, au souvenir de votre origine, frappé de tout l’éclat de ce moment illustre, le premier d’une carrière immortelle, je me plaindrois de l’insuffisance de l’art à rendre en ce jour d’aussi brillantes images, et surtout à peindre dignement les traits des deux premiers protecteurs de l’Académie, si leur juste éloge ne venoit de vous être tracé en ce moment par un homme né pour parler des hommes d’État, pour leur ressembler, pour leur appartenir par les talents comme par la naissance, et né également pour appartenir aux lettres et aux arts, par un goût héréditaire.
Assez d’autres, en rendant hommage à l’Académie dans un jour semblable, ont vanté plus heureusement que je ne pourrois faire sa fondation, ses accroissements, ses ouvrages immortels, et ses autres attributs. Pour moi, Messieurs, si l’honneur de vous appartenir me donne quelque droit de vous rendre compte de moi-même, j’avouerai que toujours indigné des inimitiés basses et des divisions indécentes dont l’empire des lettres est quelquefois agité ; pénétré de vénération pour les exemples contraires que présente l’Académie, j’ai cru ne pouvoir mieux satisfaire au tribut public que je lui dois, qu’en m’attachant à faire remarquer et respecter cette heureuse amitié, partie sans doute de vos fastes, puisqu’elle est l’histoire de la vertu, et que la vertu, dans l’ordre du bonheur public, marche avant les talents.
Cette union qui, en assurant vos progrès, présageoit toute votre gloire, attira plus particulièrement sur vous l’attention du souverain. Louis XIV, aux noms sublimes de conquérant et de monarque, voulut joindre le titre de votre protecteur. Et qui peut douter que le sentiment généreux de la confiance, et ce concours de forces et de clartés toujours réunies par l’amour de l’intérêt commun, n’aient heureusement contribué aux progrès particuliers de tant de grands hommes, qui ont illustré le dernier règne et la nation, et porté à un si haut degré de splendeur l’éloquence et la poésie, ainsi que la pureté, l’énergie et l’élégance de la langue française, devenue par eux la langue de l’Europe ? Différents dans leurs genres, mais placés dans la même carrière, rivaux sans division, concurrents dignes de s’estimer, simples et modestes, parce qu’ils étoient vraiment grands, les Corneille, les Bossuet, les Racine, les Fénelon, les La Fontaine, les Despréaux, les Fléchier, les la Bruyère, furent toujours les exemples de ce caractère d’égalité et d’union qu’ils vous ont transmise. Pourrois-je ne point leur associer dans cet éloge leur contemporain, leur ami, leur rival, que nous avons la douceur de voir ici ; cet homme adoré de leur siècle et du nôtre, modèle comme eux d’une vie constamment heureuse par la raison, les grâces, et la vertu ; d’une vie qui ne peut être trop longue au gré de nos désirs et pour notre gloire ?
Que ces hommes divins, qui ont éclairé le siècle que je viens de louer en les nommant, servent plutôt à l’émulation qu’au découragement du nôtre ; et que tous ceux qui cultivent les lettres apprennent, Messieurs, par les exemples qu’ils ont reçus de vous, et qu’ils en recevront toujours, qu’il est dans tous les temps de nouveaux lauriers.
Pour nous élever au grand, dans quelque genre que ce soit, ne partons point de l’humiliant préjugé, que nous sommes désormais réduits au seul partage d’imiter, et au faible mérite de ressembler. Les progrès de la raison, des talents et du goût, loin de marquer les bornes de l’art aux yeux des âmes supérieures, ne sont pour elles que de nouveaux degrés d’où elles osent s’élancer. Des astres ignorés, un nouveau monde inconnu à l’Antiquité, n’auroient point été découverts dans les deux siècles qui précèdent le nôtre, si cette courageuse émulation n’avoit tracé la route. Par quel asservissement désespérerions-nous de voir éclore de nouveaux prodiges de l’esprit humain, de nouveaux genres de beautés et de plaisirs, de nouvelles créations ? Le génie connoît-il des bornes ? Attendrions-nous moins de son empire illimité que des combinaisons de la matière, qui, toute bornée qu’elle est par son essence, est si riche, si inépuisable dans les formes qui la varient successivement ? D’autres hommes ont vécu ; nous qui les remplaçons, qui ne marchons que sur des ruines, ne voyons-nous pas le spectacle de l’univers toujours nouveau au milieu même des ruines qui le couvrent ? Les découvertes inespérées, les événements les plus imprévus, les objets les plus frappants, sont-ils refusés à nos regards ? De nos jours une ville entière du nouveau monde vient de disparaître dans la profondeur des mers ; nulle trace ne laisse soupçonner qu’elle ait existé ; une autre ville de notre hémisphère, cachée aux regards du soleil depuis dix-sept siècles, sort de son tombeau, revient à la lumière, nous offre ses monuments ; et, pour rappeler des traits plus intéressants, nos jours n’ont-ils pas vu l’heureuse expérience aller aux extrémités de la terre, interroger la nature, et dévoiler des mystères ignorés des autres siècles ? Si après une aussi longue durée de ce globe que nous habitons, la nouveauté peut encore régner sur les êtres matériels malgré leurs limites, quelle étendue, quelle supériorité de puissance n’a-t-elle pas encore sur les productions, l’essor et les succès de la raison et de l’esprit, surtout dans la carrière immense de cet art créateur qui sait franchir les barrières du monde ?
Les esprits frivoles et superficiels désavoueront mon espérance ; les esprits faibles et timides ne s’élèveront pas jusqu’à elle ; c’est au génie qu’appartient le droit d’accepter l’augure et l’honneur de le justifier.
Quelle époque plus favorable pour former cet heureux présage, qui m’est bien moins suggéré par le téméraire espoir de le remplir, que par mon amour pour les arts, et par ceux qui m’écoutent, et le temps où je parle ! Quelle plus vaste et plus brillante carrière pour l’histoire, l’éloquence, et la poésie, qu’un règne qui leur offre tant de gloire et de grandeur à immortaliser ?
Que pourrois-je ajouter, Messieurs, à la force et à la vérité des traits sous lesquels on vient de vous offrir l’image de votre auguste protecteur ? Vous y avez admiré la valeur et la victoire unies à la modération et à l’amour de la paix ; la royauté parée de tous les caractères qui font le père de la patrie ; l’humanité enfin avec tous les titres du sage et de l’homme adoré. Après ce tableau si ressemblant, où ma faiblesse n’auroit pu s’élever, qu’il me soit seulement permis, pour l’honneur des beaux arts, de rappeler et d’éterniser ici les bienfaits dont le Sophocle de notre âge vient d’être honoré.
Puissent nos travaux immortaliser les sentiments d’admiration, de respect et d’amour dont nous sommes pénétrés pour notre monarque auguste ! La postérité célébrera comme nous ses vertus ; et, dans les siècles suivants, tous ceux qui, dans un jour semblable, rendront ici comme moi leur premier hommage à l’Académie, en nommant ses protecteurs, s’arrêteront avec complaisance sur l’éloge d’un souverain qui n’aura jamais été loué que par la vérité.